L’artiste, autrice et journaliste Zehra Doğan aura passé ces cinq dernières années avec, au bout du nez, cette odeur de sang qui inonde les terres où elle est née.
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Kedistan fit sa connaissance début 2016, par l’entremise d’un de ses auteurs, qui avait lié amitié avec elle, durant les événements de Gezi à Istanbul. Zehra avait répondu à nos questions depuis Nusaybin. Le siège, puis les destructions de cette ville, lui valurent d’être dénoncée, arrêtée et emprisonnée à Mardin.
Elle avait auparavant été une des rares journalistes à documenter les enlèvements, viols et meurtres des femmes yézidies par les djihadistes de Daech. Le projet naissant du Rojava n’avait pas de secret pour elle, et elle enrage aujourd’hui de ne pouvoir retourner à Kobanê.
Durant sa première période d’emprisonnement à la prison de Mardin, sur ses terres, elle s’autorisa à créer avec ses co-détenues un journal de prison, puisque “tous les journalistes sont en prison”. Forte de son talent d’artiste, elle documenta aussi ces 141 jours de geôle, qui devinrent une première exposition. Les autorités pénitenciaires, lors de son deuxième emprisonnement, ne l’autorisèrent plus à utiliser du matériel pour pratiquer son art. Elle entra donc en résistance et produisit en abondance, avec la rareté.
Elle avait entre temps migré vers Istanbul, pour une période clandestine, en attente de condamnation définitive. Là aussi, elle créa en abondance, archivant les années précédentes, pleines d’exactions, de crimes et de massacres commis par les forces turques, dans les villes et villages du Kurdistan de Turquie. Elle appelle ces œuvres “la période clandestine”. Nous les avions intitulées “œuvres évadées”, près de 50, qu’avec son accord l’Association Kedistan avait fait sortir d’Istanbul, profitant d’un voyage d’une éditrice d’Art. Un livre les compila, ainsi que son journal de bord, livre aujourd’hui épuisé.
Mais Zehra, de par la force de son art, de ses mots et de son crayon, était la victime consentante pour faire connaître largement la souffrance continuelle et les persécutions du Peuple kurde. Ainsi naquit le projet d’exposer ses œuvres en Europe, le plus possible, sous formes de reproductions ou d’originaux que Kedistan contribuait à faire évader, avec le concours de ses proches et amiEs, et de personnes voyageuses… Cette itinérance des œuvres et de la parole qu’elles portent débuta réellement en 2017, en même temps que la sortie du livre, dont l’édition rencontra le public en majeure partie lors des expositions ou “soirées pour Zehra”. Car, une correspondance suivie permettait déjà de lire ses écrits de prison, largement. Une impression de cartes en nombre permit aussi, lors de ces initiatives, de lui faire envoyer des centaines de mots de soutien, mois après mois.
Bien sûr, ce travail de fourmi de Kedistan, s’il n’avait pas été relayé par tant de personnes solidaires, et encouragé par des Associations internationales, comme en premier le PEN club et la myriade de comités de soutien, se serait perdu dans le désert. Bien que Kedistan ait auparavant participé aussi, à sa modeste place, au soutien de l’écrivaine Aslı Erdoğan, et ainsi appris à créer logistique de campagne, matériel de soutien et réseau, nous avions tout à apprendre dans le domaine de l’Art, tout en nous rapprochant au possible des représentations kurdes ici, nombreuses, pour des initiatives.
Nous nous souvenons encore de la première apparition d’un portrait grande taille de Zehra, avec d’autres, devant l’ambassade de Turquie aux Pays-Bas, brandi par une défenseure des droits. La force des réseaux sociaux et du Web venait en aide à tous les soutiens épars, nombreux, se nourrissant l’un l’autre. Et nous aimons l’image du battement d’ailes du papillon, et de celle de l’oiseau porteur de pensées de liberté. Zehra Doğan elle même, du fond de sa prison, l’avait dessinée. Et que dire de la fresque géante de Banksy, des lettres de Ai Weiwei ?
Pourquoi donc résumer ces années passées, où une forte solidarité s’est développée petit à petit autour de Zehra Doğan ?
Une solidarité qui fut fondamentalement politique puisque, comme elle le dit elle-même, “je ne coderai jamais et je ne sais pas le faire”, à propos de son art, faisant là référence à “l’art comptant pour rien” de l’autocensure permanente, auquel elle ne veut pas être mêlée.
C’est justement parce qu’aujourd’hui Zehra est enfin libre, du moins physiquement, qu’est venu le jour où les ailes du papillon se posent. Et l’explosion d’expositions, les sollicitations multiples et nombreuses qui lui sont faites, ouvrent des voies pour sa voix et son art qui nous dépassent.
Il n’est pas simple pour Zehra Doğan de se sentir libre.
Il n’est pas simple pour Kedistan de penser et de dire qu’une page se tourne, et que ces œuvres, hier exposées comme une archive des exactions du régime turc, sont convoitées par le marché de l’Art. Ce paradoxe ne convient pas vraiment à ce pourquoi Kedistan fut créé. Notre tâche d’apprentis-galleristes s’arrêtera là. Quinze de ces créations ont déjà rejoint le fond des musées nationaux français, via le Mucem de Marseille, dont celle représentant Kemal Kurkut, et nous pensons que c’est là une place de choix.
L’exposition qui prend fin à Paris à l’Espace Femmes, tout comme celle, magnifique, de 60 œuvres inédites au musée Santa Guilia à Brescia en Italie, ainsi que celle du Drawing Center à New York, ont en commun un cri contre l’emprisonnement et la persécution du Peuple kurde, tout comme un élan de soutien au Rojava. Zehra devra lutter avec les démons du marché de l’art pour que la suite respecte son récit, sa parole et son cri, et sa défense opiniâtre du Peuple kurde. Les soutiens plus professionnels ne manqueront sans doute pas. Là, Kedistan n’est plus guère compétent.
Zehra, désormais, a devant elle, un avenir
Et personne ne peut douter qu’elle le vivra en grand. Et si ce n’est “les beaux jours”, qui titrent ses écrits de prison parus aux Editions des Femmes, ce seront sans conteste “de grands jours”.
Nous voulions ainsi clore un dossier spécial sur Kedistan. Suivez en les liens. Le reste sera une amitié vigilante désormais indéfectible. Le battement s’est posé, celui du cœur demeure.
Et tant de grands mercis à toutes celles et ceux qui nous ont soutenus, accompagnés, relayés et encouragés, aidés et prolongés, tout comme à celles et ceux que nous avons croisés sur la route. Merci aussi aux plus grands que nous qui ont contribué à la solidarité. Et tant pis pour celles et ceux qui depuis le début n’ont rien compris et aujourd’hui spéculent encore. Ils se reconnaîtront.
Enfin, un grand remerciement à tous les médias qui aujourd’hui se précipitent, à ceux à gauche, en France, qui ignorent encore ou qui regardaient hier leur nombril et leur nécessaire audience… Ils ne nous auront pas dérangé, et c’est tant mieux. Là aussi, celles, journalistes, qui ont aidé à la solidarité, peuvent avoir l’honneur d’avoir exercé leur métier.
Image à la une : Les pinceaux de Zehra Doğan. Photo Claude Cantat.