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D’expositions en expositions, les œuvres de Zehra éveillent, bouleversent, parfois re-mobilisent. “Cette partie libre de moi-même qui voyage”, comme l’appelle Zehra. Ses oeuvres clandestines.
Une partie de chair et de sang, de la femme de 28 ans, de l’auteure, de l’artiste, enracinée dans la culture et les couleurs du Kurdistan, actuellement condamnée et emprisonnée dans la prison de Diyarbakır (Amed). (libérée depuis le 24 février 2019 ndlr.)
Un dessin de trop, fait à la hâte, sur tablette numérique, en réaction contre une photographie de “victoire”, représentant “sa” Nusaybin détruite, diffusée par l’armée du vainqueur, l’a menée en geôle pour plusieurs années.
Le papillon est encagé.
Ses battements d’ailes, sa résistance à l’hiver turc, montrent pourtant à l’envie qu’elle reste vivante, et toujours prête à l’envol.
Ces mêmes battements, de bruissements de toiles, en chuchotements de visiteurEs, au fil des expositions qui se poursuivent, parlent au delà des mots, et maintenant de proche en proche.
L’effet papillon propulse ce que fut d’être Kurde, sous le feu des milices et de la soldatesque turque, ces années écoulées.
Ils donnent à voir l’inhumanité soigneusement cachée, pour de sombres raisons géostratégiques, qui dévasta le Kurdistan de Turquie, encore et encore, depuis 2015. Aslı Erdoğan, l’écrivaine, elle, toujours menacée de prison à perpétuité, en parle aussi comme “des fosses communes sans cesse creusées en Turquie, et sans cesse recouvertes par une couche de terre d’oubli “.
Les œuvres de Zehra sont autant de cris contre cet oubli. Et celle qui témoigne de l’assassinat de Kemal Kurkut lors de la célébration du Newroz 2017, qui fut le déclencheur de l’utilisation du papier journal et de ses titres comme support pictural, est de ceux-là.
Zehra n’est pas une besogneuse de “l’art engagé”. Elle n’utilise pas le trait ou la couleur pour diffuser un message idéologique univoque, ni ne pratique un réalisme pictural aux figures de poings dressés, si possible de profil… Elle projette dans ses œuvres, non sa souffrance personnelle, mais celles vécues autour d’elle, qu’elle côtoie et a documentées et faites connaître, comme journaliste de l’agence JINHA, interdite depuis. “Cette odeur de sang qui ne quitte pas le bout de mon nez”, celle de bébés, de mères, de corps laissés dans les rues ou traînés derrière un blindé, mêlée à l’acide de la chair brûlée de civils dans des caves. Elle la superpose sur des toiles ou du papier, comme traces des massacres, qu’elle n’a même pas pu écrire et décrire.
“Les yeux grands ouverts”… Comme ces yeux de couleur qui ornent les ailes du papillon vulgaire, nommé Vulcain*.
Et c’est à ce moment que s’entrelacent des bribes de légende et de réalité.
Il était 19h00. La nuit était tombée, et la tour dite de St Aubin, écrin magnifique du XIIe siècle, créait une tache de lumière au beau milieu de ce plateau pavé d’un quartier rénové d’Angers, à deux pas du Musée des Beaux-Arts. Les toiles et oeuvres composées de Zehra y étaient exposées depuis le 11 janvier, au nombre d’une trentaine. Et bien sûr, ce dernier cri de Kemal, sacrifié au printemps kurde.
Un papillon, sorti d’un improbable cocon niché sous la voûte de pierres, en plein hiver, a pris son premier envol libre ce jour là et s’est très vite posé sur le rebord d’une toile… Celle du sacre meurtrier du Printemps.
Comment ne pas donner sens à cet enchaînement de coïncidences ? La technologie permettant à quiconque possédant un téléphone de produire des images, le papillon fut dans la boîte, à la vitesse d’un double clic. La presque dernière visiteuse du soir nous le fit parvenir.
L’histoire pourrait s’arrêter là.
Je racontais le lendemain cette anecdote, comme une respiration entre deux chocs visuels, à un visiteur ami du matin. “C’est un Vulcain”, me dit-il… Un papillon commun*.
Vulcain, Vulcanus en latin, est le dieu romain du feu, des volcans, et le patron des forgerons. Il incarne non seulement le feu bienfaisant, source des industries humaines, mais aussi le feu destructeur dont il peut précipiter ou suspendre le cours… Je vous épargne la suite du Wikipédia.
Kemal Kurkut fut abattu un jour de célébration du Newroz, à Diyarbakır, en mars 2017. Le journal qu’utilisa Zehra, pour y dessiner un cri avec une rage mêlée de profonde tendresse décrit le martyre du jeune violoniste, publie les photographies des assassins commettant leur crime. Un Newroz où coula le sang kurde, une fois de plus.
Un Newroz de feu et de sang.
Le Newroz célèbre le feu, la délivrance de l’hiver, le nouvel an kurde. Le Newroz s’appuie sur la légende de Kawa le Forgeron (en kurde Kawayê Hesinkar) qui s’opposa, selon la tradition, au roi Dihak (ou Dehak), un tyran qui faisait régner la terreur sur tout le pays…
Quiconque m’aurait présenté un scénario pareil pour un court métrage aurait mérité une inculpation. J’aurais demandé à faire comparaître le papillon comme témoin.
Pour la prochaine exposition, je vous y attendrai, ce n’est pas loin, à deux ailes de papillon d’ici…
(*) En réalité il s’agit d’un papillon qui appartient aussi à la famille des Nymphalidae et non spécifiquement un Vulcain. Mais vous savez bien que le nationalisme identitaire n’est pas notre credo, ni celui de Zehra.