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Erdoğan esquisse l’idée d’une nouvelle réforme constitutionnelle pour la Turquie, depuis quelques semaines…
En dehors du besoin constant de saturer l’espace politique et médiatique, Erdoğan prend aujourd’hui la mesure des difficultés qu’il pourrait rencontrer avec l’attelage MHP/AKP, si celui-ci ne restait qu’un cartel de gouvernement, alors qu’une base électorale pourrait se déliter avec la crise économique, les réponses approximatives à la pandémie de COVID-19 et la pauvreté qu’elles engendrent.
Le Président Erdoğan a aussi besoin de tester la politique intérieure, et d’influencer le calendrier en sa faveur, tout en maintenant l’étau de la police et de la justice, voire d’accentuer la répression contre le Parti Démocratique des Peuples (HDP), et celleux qui le soutiennent. Chercher une “alliance nationale” pour une nouvelle constitution, c’est ouvrir un espace. Et plus sûrement que le nouveau programme spatial lui-même.
Jusqu’ici, le principal parti d’opposition de Turquie, le Parti républicain (CHP), tout comme le Bon Parti (İYİ) n’ont formulés qu’une opposition purement verbale et politicienne.
Sur le plan extérieur, les diatribes d’Erdoğan en direction de l’Union Européenne, et de la France en particulier, se font plus espacées. Il a même, au nom de la Turquie, membre de l’OTAN, rassuré en personne sur l’utilisation des S‑400 acquis auprès de la Russie, en formulant une “offre de paix” sur le sujet, tout autant valable pour la nouvelle administration américaine. Il a reculé sur le “gaz” en Méditerranée et accepté des “négociations”. Sur le plan financier, il a rappelé également “l’ouverture” pour de nouveaux investissements européens, la crise passée, s’appuyant en cela sur la volonté allemande de maintenir et développer les relations économiques.
S’il maintient sa volonté de “combattre jusqu’au bout le terrorisme”, entendez combattre l’influence du mouvement kurde, à l’intérieur comme à l’extérieur, l’offensive qu’il proclamait contre les différentes parties du Kurdistan en Syrie et en Irak est pour le moment suspendue aux futures relations avec le nouveau Président américain. Ce qui n’empêche pas les bombardements eux, tout comme les tractations en coulisses, pour préparer le terrain. Et lorsque ces bombardements font des victimes “turques”, il va jusqu’à mettre en scène “l’exécution d’otages par les terroristes kurdes”, pour obtenir une nouvelle condamnation internationale du PKK, propice à un pas en avant en Irak. Cet affichage du militarisme nationaliste agressif est également, à l’intérieur, une garantie politique indispensable pour l’alliance au pouvoir, étendue à ce qu’on nomme toujours “l’état profond”. Cela a aussi l’avantage de caresser dans le sens du poil une grande partie de l’opposition CHP, toujours prompt à réagir “en défense des militaires turcs”.
Début février, Erdoğan a donc déclaré qu’il pourrait envisager de lancer un projet de “nouvelle constitution”. Il a lancé un appel en direction de toutes les parties politiques, leur demandant de s’unir nationalement pour travailler à la réécriture de la Nouvelle Charte de la Turquie.
Il sait pertinemment pourtant que sans une bonne partie de l’opposition, un tel projet, par la voie parlementaire, même dans le simulacre du Parlement actuel, serait voué à l’échec. Et la voie référendaire est tout autant risquée en l’état.
Une journaliste de Duvar, Sezin Öney, notait fort à propos :
“Actuellement, seuls 584 des 600 sièges de la Grande Assemblée nationale sont occupés, parce que certains parlementaires pro-kurdes du Parti démocratique du peuple (HDP) ont été déchus de leur immunité et emprisonnéEs. L’AKP et son allié de coalition, le Parti d’action nationaliste (MHP), ont 337 sièges au total, et 360 sièges sont nécessaires pour déclencher un référendum constitutionnel. Pour légiférer sur une nouvelle constitution sans référendum, l’approbation de 400 parlementaires est nécessaire”.
Aussi doit-on s’interroger, comme le fait cette journaliste, sur la façon dont Erdoğan “habillera” un projet qu’il se destine à lui-même. “Simple”, répond Sezin Öney : “en s’appuyant encore et toujours sur les bonnes vieilles méthodes qui marchent”, (en Turquie comme ailleurs), “le nationalisme et le conservatisme”, qu’elle qualifie de “faiseurs de miracles idéologiques”. Traduisons par “turcité et reculs sociétaux réactionnaires”, et nous saurons à quels publics électoraux Erdoğan s’adresse, et donc quels appareils politiques devront emboîter le pas.
Si, pour Erdoğan, la “modernité européenne” est à l’exemple de la Hongrie ou de celle de la Pologne, on devine aisément les ressorts du futur enrobage autour du “projet constitutionnel”.
S’articulent avec cette vision, le refus de voir la Turquie continuer à s’aligner sur des décisions “extérieures” de justice. S’affranchir de la Cour Européenne dont la Turquie est pourtant garante. La Pologne et la Hongrie ne montrent-elles pas le chemin ? Et ces “conventions carcan”, comme la “Convention d’Istanbul”, pourtant signée en Turquie ? Cette Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique a été violemment prise récemment pour cible.
La journaliste de Duvar continue :
“(..) Tout comme en Pologne, le gouvernement AKP a commencé à utiliser la communauté LGBTI+ comme bouc émissaire de façon exponentielle depuis l’été dernier. L’AKP a plaidé pour le retrait de la Convention d’Istanbul au motif qu’elle dénigre les ‘valeurs familiales’ en encourageant les droits LGBTI+ (..) Aujourd’hui, le bouc émissaire LGBTI+ a fait son retour en Turquie avec les récentes manifestations de l’université de Boğaziçi. La communauté est qualifiée de ‘groupes terroristes’…”
“(..) La Turquie ira-t-elle aussi loin que la Pologne en déclarant des zones sans LGBT ? Cette question est en suspens, mais il est fort probable que l’AKP choisisse de remettre à neuf la ‘nouvelle constitution’ dans l’optique de protéger la famille et les valeurs religieuses, ainsi que de défendre le nationalisme turc. La Hongrie l’a fait avec succès en 2010. Sa nouvelle constitution conservatrice étincelante est entrée en vigueur au début de 2011…”
Quand on observe la façon dont tant les profondeurs de l’Etat mafieux que les dirigeants de la coalition au pouvoir répondent sur ces sujets, et la mollesse des réactions de l’opposition officielle, souvent plus préoccupée à propulser son nouveau poulain, maire d’Istanbul, moraliste sous tous rapports, on peut craindre effectivement que ce sucre d’enrobage attirera des fourmis.
Une constitution fondée sur les “valeurs familiales et religieuses”, bourrée en sous-main par un cadre juridique fondé sur la turcité, et confirmant le statut présidentiel, serait difficilement contestable tel quel par une opposition kemaliste.
Il serait également tout autant difficile au “partenaire européen” de contester ce qui deviendrait l’approfondissement de la théocratie et du despotisme, alors qu’il n’y parvient pas en son sein.
Les “évolutions politiques” au sein des Etats européens sont tout autant marquées par ces critères de replis nationalistes, le fameux “souverainisme national”, que par “les droites sociétales”, réactionnaires à souhait, fonctionnant en contre et pourtant en alliées du libéralisme, qualifié de “mondialiste”.
On ne saura bientôt plus qui, de la Turquie ou des extrêmes droites européennes qui montent, ont les premiers initié ces oeufs du “fascisme qui revient”. Mais on connaît par coeur les mécanismes qui les couvent.