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Depuis la réussite électorale du Parti démocratique des Peuples (HDP), lors des consultations de juin 2015, le régime, par tous moyens, tente de briser un soutien populaire, et le parti lui-même.
Ce mouvement kurde a choisi de proposer une politique pour l’ensemble des Peuples de Turquie. Et c’est sur celle-ci que se sont rejoints les différents mouvements issus des luttes anti régime des années précédentes. (Voir l’article complet Le HDP “parti pro-kurde”, refrain médiatique insupportable)
L’arrêt unilatéral des négociations avec le mouvement kurde (dit “processus de résolution”) intervient en 2015. C’est la fin brutale d’une période d’ouverture, où quelques droits fondamentaux s’exerçaient. Elle annonce les exactions, discriminations, répressions qui vont suivre.
Le conflit fut ouvert au Kurdistan, dans l’est de la Turquie, quand le régime massa des troupes et des milices pour intervenir contre les villes et districts qui s’étaient déclarés en “autonomie”, devançant dans les faits les revendications exprimées dans les discussions du processus. Ces déclarations furent le prétexte pour instaurer des états de siège et des couvre-feux, bombarder, détruire des quartiers entiers qui résistaient. Ces résistances de 2015 sont connues aussi sous le nom de “guerre des fossés”, avec l’exemple des villes et quartiers martyrs que l’état turc détruisit. Ces épisodes sanglants et meurtriers s’ajoutent comme une strate supplémentaire dans la longue histoire de l’oppression du peuple kurde, après les décennies noires de 1980 et 1990. Cette fois, ce n’est plus le militarisme kémaliste qui a tué, mais le régime Erdoğan, aidé par les officiers de la confrérie Gülen, alors toujours complices des crimes contre les populations kurdes.
Lire entre autres à ce sujet les articles “archive” de la deuxième moitié de l’année 2015 sur Kedistan.
A l’offensive policière et militaire, allait s’ajouter une volonté d’anéantissement politique du HDP qui résistait tant bien que mal.
En mars 2016, la levée d’immunité a été demandée pour certainEs éluEs du Parti HDP, dont Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ, alors co-présidentEs. Le 4 novembre 2016, les éluEs furent arretéEs, puis incarcéréEs. Ils, elles sont toujours en prison.
Tout cela n’a rien à voir bien sûr avec le “coup d’état manqué” de juillet 2016. Mais l’effet d’aubaine pour Erdoğan fut exploité pleinement. Et confondre les chefs d’accusation derrière les vocables “terroristes”, “séparatistes”, “gulénistes” devint pratique courante pour les tribunaux d’injustice du régime, et le reste aujourd’hui.
En 2016, de nombreux locaux du HDP ont reçu des attaques des ultranationalistes. Ces attaques se poursuivent épisodiquement encore aujourd’hui.
En cette année 2020, après que le HDP ait maintenu son soutien populaire dans les élections des cinq dernières années, malgré les “saignées” qu’il subit, le régime a accentué encore ces offensives politiques et répressives.
Nombreux membres et responsables du HDP sont en prison ou y font régulièrement des aller-retours. A ce jour, 73 mairies HDP se sont retrouvées avec des administrateurs affectés par le gouvernement, après le retrait des co-maires de leurs fonctions, et leur arrestation.
Pas plus tard qu’hier, le Ministre de l’Intérieur turc, Süleyman Soylu, lors d’un discours fleuve à l’Assemblée Nationale, parlait des “développements” dans différentes villes kurdes, et se félicitait avec le geste “oh ! oh ! bien fait” à la manière d’un écolier, “Oh ! Oooh! L’argent ne va pas au PKK, il va à la Nation, Oh, oh ! Nous avons repris 73 mairies, et affecté des administrateurs. Prenez donc des notes !” criait-il avec une rage non contenue, “694 ans de prison sont demandés pour ces maires !” … Applaudissements…
Ce discours de 40 minutes devant l’Assemblée de Turquie mériterait un article et une traduction à lui-seul. On y trouve pêle-mêle tous les amalgames déclinant le “terrorisme” du HDP, avec mise à égalité avec la Mafia italienne, les indépendantistes basques et Aube dorée en Grèce… Cherchez l’erreur. Le trait d’égalité HDP/PKK, le grand classique, est également de mise, rendant responsable le HDP de “crimes”, avec force photographies, et traitant de jeunes victimes de la répression “d’enfants terroristes”. Selahattin Demirtaş dont, rappelons-le, la libération est demandée par la Cour Européenne des droits humains, y est qualifié lui aussi de chef terroriste. Le discours vise également à justifier toute la répression qui s’engage, en mettant face à face “paix et unité de la Nation” et “lutte sans faiblir contre les terroristes”.
Déjà, en juin 2020, Kedistan parlait dans une chronique, d’une espèce d’embargo médiatique, des efforts des uns et des autres pour rendre ce parti progressiste et démocratique invisible et inaudible, et des relents fumeux d’un désir de son anéantissement…
Selahattin Demirtaş, en personne, dénonçait le 20 octobre dernier, dans une tribune rédigée en prison ; un “complot contre le HDP sur le dos de Kobanê”.
Rien de surprenant dans ce qui n’est plus un état de Droit. Vous savez déjà ce que l’on pense des Etats, mais lorsque celui-ci, en Turquie, devient un régime de Cartel, aucune justice ne règne plus.
Depuis quelques jours, il est encore question de levée d’immunité, du peu de députéEs du HDP qui restent libres… Les 29 nouvelles requêtes de levée d’immunité parlementaire soumises dernièrement au bureau de l’assemblée nationale turque concernent des députés de l’opposition, essentiellement des élus du Parti démocratique des Peuples (HDP). En effet, 23 des demandes tendent à supprimer l’immunité parlementaire de 17 députés de ce parti, dont son Coprésident Mithat Sancar.
* * *
Nous avons voulu ici traduire et présenter un résumé d’un rapport qui date de 2015. Ce rapport anticipe la répression en cours, et en énonce les raisons, en plus du racisme nationaliste anti-kurde qui sous-tend la politique du régime et ses coalitions d’intérêts.
Ce “Rapport Kurde”, fut établi en septembre 2015, par la fondation SETA, un groupe de réflexion étroitement lié à l’AKP.
Avant d’y jeter un coup d’oeil, quelques informations :
Qu’est-ce que SETA ?
La fondation SETA, en turc, “Siyaset, Ekonomi ve Toplum Araştırmaları Vakfı”, et en français “Fondation pour la recherche politique, économique et sociale” est un “groupe de réflexion” politique basé à Ankara. En un simple clic, rien que sur Wikipédia on apprend que le groupe fut crée en 2006, dans le but de produire “des connaissances et des analyses à jour et précises dans les domaines de la politique, de l’économie et de la société” et “d’informer les décideurs et le public sur l’évolution des conditions politiques, économiques, sociales et culturelles”. Son coordinateur général est Burhanettin Duran, depuis 2014. Sur la page “à propos” disparue de leur site, (dont vous pouvez trouver la copie archive ici), le groupe se décrit comme “indépendant, à but non lucratif et non partisan”, mais est décrit par Deutsche Welle comme étant contrôlé par le président Recep Tayyip Erdoğan. La fondation a des bureaux à Istanbul, Washington DC, et au Caire, et produit un journal universitaire sur la Turquie ; Insight Turkey.
Certains des membres actuels et anciens de la SETA sont également des hauts fonctionnaires du système présidentiel d’Erdoğan, chroniqueurs pour des médias pro-AKP. İbrahim Kalın, le directeur fondateur de la SETA, est désormais conseiller principal d’Erdoğan et son porte-parole depuis 2014 . Il fut chroniqueur pour le principal journal pro-AKP Sabah. Un autre nom qui peut vous paraitre familier, est Fahrettin Altun. Il figurait dans un des derniers articles de Kedistan, relayant les révélations inouïes, sorties tout droit de la boite courriel de Berat Albayrak, gendre d’Erdoğan et Ministre des Finances, fraichement ex… Fahrettin Altun est l’ancien coordinateur général d’Istanbul de la SETA, et coordinateur général adjoint de la SETA, maintenant le chef de la communication présidentielle. Lui aussi fut chroniqueur de Sabah. Burhanettin Duran, coordinateur général de la SETA est également membre du Conseil présidentiel de la sécurité et de la politique étrangère et est chroniqueur pour Sabah. Muhammet Mücahit Küçükyılmaz, ancien coordinateur de la communication de la SETA est désormais conseiller principal de Recep Tayyip Erdoğan et chroniqueur pour Sabah. Hatice Karahan, qui a fait des recherches en économie pour SETA, est maintenant conseiller économique du Reis et chroniqueuse pour le torchon aux services du régime, Yeni Şafak.
Début juillet 2019, la SETA a publié un rapport de 202 pages intitulé “Extensions des médias internationaux en Turquie”, qui a provoqué une grande controverse en Turquie et à l’étranger. Le rapport a fourni les noms individuels et les antécédents professionnels de journalistes turcs travaillant dans les succursales turques des institutions telles que Euronews, BBC, Deutsche Welle, Voice of America, Sputnik, CRI et Indépendant... SETA a également fourni dans son rapport, des exemples de partages des journalistes sur leurs comptes personnel sur les réseaux sociaux, en affichant et accusant ces membres de la presse, d’avoir un parti pris anti-gouvernemental. Les associations et les syndicats de journalistes ont condamné le rapport.
Si vous avez à peu près situé la SETA, on va remonter le temps encore un peu plus. Car notre sujet est le “Rapport Kurde” de 2015…
Que dit le “Rapport Kurde” ?
Ce rapport de 64 pages, constate et conseille : “il doit être mis fin au processus de résolution”, “une intervention est nécessaire, sur la prise de conscience nationale kurde”, “les politiques du Président de la République éloigne les Kurdes”, “Au sein de l’AKP des seigneurs de la politique sont présents”… Tout y est…
L’intégrale de ce rapport se trouve en fichier joint d’un mail reçu dans la boite courriel de Berat Albayrak, piraté et mis à disposition de l’opinion publique sur Wikileaks. Vous pouvez également visionner le document en turc, en format pdf ICI.
SETA | RAPPORT DE TERRAIN
SUR LA DYNAMIQUE POSSIBLE DU VOTE KURDE
AUX ÉLECTIONS DU 1ER NOVEMBRE 2015
(Diyarbakır, Urfa, Adıyaman, Antep, Mersin, Muş, Bitlis, Van, Bingöl, Ağrı, Erzurum, İstanbul, Ankara, Kocaeli, Bursa, İzmir) 7–15 septembre 2015
■ Lors des élections de juin 2015, la baisses des voix des Kurdes, et des jeunes, reçues par le parti AKP, a atteint des niveaux qui attirent l’attention. (Page 2)
■ Il est constaté que, du fait de l’identité kurde qui est en hausse, la politique de service de l’AKP, et son discours d’unité basé sur la religion, ont perdu leur influence dans la région. (Page 6)
■ Il a été constaté que les représentants locaux de l’AKP dessinent un aperçu de “parti des riches, d’élites”. (Page 6)
■ Les personnes avec lesquelles des entretiens ont été menées, ont affirmé la domination d’un groupe défini comme “seigneurs de la politique” dans les structures locales de l’AKP. Selon ces affirmations, des personnes influentes dans l’organisation des villes, essayent de contrôler les domaines politiques et économiques de la ville, et en retirent des intérêts politiques. (Page 7)
■ Le fait que la possibilité de retenir les Kurdes aux côté de l’AKP ou du gouvernement avec la façon de “faire la politique” adoptée par le Président de la République est devenu difficile, est exprimé avec un accent unanime. (Page 8)
■ Comme les Kurdes ont une structure de société et des valeurs traditionnelles, il serait nécéssaire de constituer une délégation formée au sein de l’AKP, liée directement au Président de la République, et par son intermédiaire, d’établir un contact étroit avec des cheikhs, leaders d’opinion influents sur les électeurs, de bâtir un dialogue constant, et mener des consultations. (Page 19)
■ Les jeunes pensent que seul le HDP peut offrir plus, encore plus important ; qu’il peut offrir le plus. Au sein des jeunes kurdes, la confiance en soi plafonne. (Page 25)
■ Lors de la période de résolution, le HDP et le PKK furent maîtres du terrain, et ont très bien développé les structures urbaines. Des organisations corporatives aux organisations universitaires ou lycéennes, une structure hiérarchique fut instaurée ; celle-ci rend possible qu’un message donné par le haut, puisse atteindre les sympathisants du HDP en une heure. (Page 25)
■ Les jeunes qui se groupent sur les réseaux sociaux, autour des comptes appartenant au HDP, obtiennent ces informations très rapidement. Dans la région, il n’existe pas de contre-organisation à travers les médias sociaux qui peut faire face à cela. (Page 25)
■ Les jeunes qui ne sont pas sympathisants du HDP, sont perdus. Ils sont conscients du fait qu’il y a, dans les discours des membres du HDP, quelques chose qui les dérange émotionnellement, mais ils ne sont pas munis d’outils pour donner du sens ou du courage pour l’exprimer. (Page 26)
■ Lorsqu’on approfondit, il s’avère que la réelle raison de la perte de voix de l’AKP dans la région, est le processus de résolution. Toutes les allégations mènent au fait que le terrain est perdu. La perte du terrain, aussi bien dans les domaines discursif, politique, que sécuritaire, apparait comme la source de perte des voix de l’AKP, et de la réussite obtenue par le HDP. (Page 26)
■ Un sentiment de liberté, né de la structuration que le HDP a intensifiée, et son savoir faire pour maitriser la région, rejoint l’idée d’un flux de l’Histoire, et devient efficace pour que l’électorat s’oriente vers le HDP. (Page 26)
■ La ville de Urfa est structurée d’une façon très réussie. Le HDP a très bien pu diffuser l’avis qu’il réussira et cette situation nouvelle est prise en considération par les autres acteurs [locaux]. (Page 27)
■ La diffusion de l’idée que la région ne se portera pas mieux sans l’AKP est nécessaire. Et pour ce faire, il sera nécessaire d’obtenir la supériorité sécuritaire, politique et discursive. L’avis est que, sans que l’électorat kurde ne questionne ce qu’est le HDP, l’AKP ne peut obtenir des conquêtes conséquentes. (Page 27).
■ Le PKK-HDP ont enrôlé une sérieuse force, à partir des mairies qu’ils ont obtenues lors des dernières élections. Il est observé que même les Kurdes qui sont du point de vue socio-culturel, traditionnels, et qui ont une identité religieuse, ont un penchant vers le HDP. (Page 35)
■ En observant ces glissements de voix, de l’AKP vers le HDP, en comparant les proportions et les bulletins valides, on constatera clairement qu’il ne s’agit pas de glissements ponctuels mais plutôt réguliers et stables. (Page 53)
■ Quant aux acteurs sur lesquels l’AKP essaye de s’élever dans la région, il s’agit majoritairement des acteurs qui obtiennent des parts économiques de l’Etat, qui ont des relations d’affaires, ou qui sont identifiés à travers l’Etat, qui, par conséquent, ont besoin de soutien de l’Etat. Par ailleurs, il y a besoin de questionner le fait que ces acteurs aient ou non, des liens avec la société, et une culture pour être présents dans le travail politique à mener destiné à la société. (Page 54)
■ Pour les Kurdes, Kobanê s’est transformé quasiment en un mythe fondateur dont la valeur symbolique est très haute. Il ne faut pas oublier que même avant le début des affrontements, des dépouilles de jeunes kurdes venaient sans cesse de Kobanê, et cette situation est vue comme un élément de la politique anti-kurde de la Turquie. (Page 53).
■ Kobanê qui fut un déclic pour la mémoire historique des Kurdes, a développé une conscience nationale, et les Kurdes se trouvent dans un processus constituant de nation. Ils se comparent avec d’autres nations. Par ailleurs, dans l’Occident, ils montrent des réactions ‘nationales’ envers les attaques qui ciblent les Kurdes” (Page 54).
■ Plutôt que de répondre à chaque allégation que le HDP et l’organisation [sous entendu le PKK] utilisent pour des fins de propagande, il serait mieux de faire des contre attaques, autrement dit, de passer de la position de défense à la position d’attaque. (Page 55)
■ Dans la région, les dynamiques locales influencent les taux de votes. Des coups [de contre-attaque] peuvent être faits particulièrement dans des villes ou l’organisation [PKK] n’est pas directement influente. Cependant, la question essentielle est d’intervenir sur le processus de prise de conscience nationale, qui n’est encore qu’en phase de développement. (Page 55)
Pour finir le résumé, le mot de la fin du rapport :
■ Au point où nous sommes arrivés, le fait d’entrer, avec le recommencement des affrontements, dans un environnement de violences, influencera le comportement électoral. La classe moyenne et les commerçants particulièrement, se montrent gênés de la situation. Une bonne stratégie conçue sur la paix et la fraternité, un discours tempéré envers les Kurdes, peuvent retourner les voix d’une partie des électeurs qui ne veulent pas d’affrontements, qui ont des soucis économiques, vers l’AKP. Ce sont également des résultats obtenus des entretiens : le fait d’établir un équilibre entre la violence et les opérations, et des tableaux comme à Cizre, influencent négativement les glissements de voix.
Tel était donc l’état de la réflexion des conseillers politiques occultes du régime en 2015…
En 2015, la décision d’interrompre le “processus de résolution”, qui fut présentée comme “sécuritaire” et réponse aux “attentats” était déjà bel et bien dans les tuyaux. La volonté de conservation du pouvoir, alliée aux projets expansionnistes déjà d’Erdoğan, l’emporta sur la question kurde. Exit la tentative de se concilier (sur conseil de Gülen) la partie kurde. Pour deux raisons : Kobanê et le HDP.
La contre attaque contre le mouvement kurde est déjà annoncée dans ce rapport. Elle a alors commencé militairement, le rapport donne des pistes pour la poursuivre politiquement, sans savoir que la “tentative de coup d’état” réprimée dans le sang, qui viendra en juillet 2016, permettra de passer du politique à la répression ouverte contre les éluEs et le parti, rendue “acceptable” par amalgame. Le rôle d’acceptation joué alors par le CHP, principal parti d’opposition fut fondamental, rappelons-le. La boucle nationaliste anti-kurde était bouclée.
Alors oui, la “nouvelle” de ces jours derniers, c’est la nième vague de la contre-attaque contre le HDP. Une vague qui n’a pas plus d’effet sur l’Union Européenne que celles qui engloutissent des migrants.
Et s’il fallait en parler, autant vous permettre d’en éclairer un peu le contexte, au delà des indignations et solidarité nécessaires.