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Et c’est ain­si qu’on devient une “ter­ror­iste à enfer­mer”. Un juge, s’érigeant de lui-même en cri­tique d’art, déci­da donc, en 2016, de ce que seraient près de trois années de la vie de Zehra Doğan : une incar­céra­tion… pour un dessin.

Au suiv­ant !

Cette “injus­tice”, sous les apparences d’une cen­sure, fut en réal­ité le résul­tat poli­tique de ce qui se présen­tait comme une “dénon­ci­a­tion” de crimes de l’ar­mée turque, sous forme d’un détourne­ment de pho­togra­phie. Le dessin fut virtuel, réal­isé sur tablette, et n’ex­is­tera désor­mais que comme fichi­er numérique.

La con­damna­tion elle, on le sait, ouvrit pour Zehra Doğan, la jour­nal­iste et l’artiste, une péri­ode de sa vie qu’elle aura du mal à laiss­er der­rière elle, comme on lais­serait ses vingt ans. Et ces années, bien réelles, nous pou­vons les retrou­ver, dans ses témoignages, mais aus­si tant dans les cen­taines d’ ”oeu­vres de prison” que dans les let­tres désor­mais pub­liées. S’y ajoutent aujour­d’hui une bande dess­inée, cray­on­née égale­ment clan­des­tine­ment, évadée feuille à feuille, aux côtés d’oeu­vres réal­isées sur tis­sus et autres matéri­aux passés sous sa main.

Jour après jour, Zehra tien­dra à pour­suiv­re ce qui est à la fois un jour­nal et un hom­mage à celles et ceux qui avant elle, ont passé des heures noires, et pire que cela, dans cette geôle d’Amed, la prison N°5. Celles et ceux qui liront à la fois les écrits de prison, parus sous le titre “Nous aurons aus­si de beaux jours” et cette bande dess­inée qui paraît chez Del­court en mars, com­pren­dront ce que les mots “résis­tance” et “com­mune” veu­lent dire. Car, dans cette geôle, ce ne sont pas “les lim­ites de l’art” qui furent franchies, mais celles de l’hu­man­ité. Et que face à cela, une artiste nous livre ce qui ne peut être, elle le sait, qu’un “reflet” de cette vio­lence, ne peut nous laiss­er indifférent.

Mais est-ce bien le rôle d’une artiste, même si elle est impliquée au pre­mier chef, que de nous “trou­bler” dans notre quo­ti­di­en ? N’au­rait-elle pas d’autres choses à faire que de nous présen­ter une vio­lence dérangeante ? Ce juge, cri­tique impro­visé, aurait-il donc eu rai­son en 2016 ? Franchir les “lim­ites” serait con­traire à toutes les convenances.

Et je ne pose pas ces ques­tions dans le vide. Car Zehra, libre aujour­d’hui, voit fleurir autour d’elle, dans les per­for­mances publiques qui met­tent en jeu l’ex­pres­sion de cette vio­lence qui déchire le Moyen-Ori­ent, récente ou passée, des reproches, qui  nous ramè­nent presque au juge­ment de 2016.

Alors qu’elle venait d’être libérée en 2018, en refuge à Lon­dres, le pres­tigieux “Tate Mod­ern” lui a pro­posé une instal­la­tion. Sai­sis­sant la balle au bond, elle exposa ce qui était un pro­jet artis­tique déjà mûri, puisqu’il s’agis­sait, avec des objets du quo­ti­di­en recueil­lis préal­able­ment dans les quartiers détru­its du Kur­dis­tan, où elle a séjourné comme jour­nal­iste kurde, de faire ressur­gir la vio­lence et l’op­pres­sion qui s’é­tait exer­cées sur les pop­u­la­tions. Elle inti­t­u­la cela “Ê Li Dû Man”,(“Ce qui en reste”). Que des objets, et des textes, con­vo­quent la souf­france, comme des piles de chaus­sures dans un camp de con­cen­tra­tion nous étran­gleraient la gorge, mais que ces objets nous invi­tent à com­pren­dre, tel était le pro­pos de Zehra. Elle l’ac­com­pa­gna d’un son et d’une vidéo, témoignage d’un vécu de rue et de bar­ri­cade, sous le feu de l’ar­mée turque, et d’une “brochure”.

Alors qu’il aurait été facile, pour cette instal­la­tion très rapi­de­ment mise en place, de porter l’ac­cent sur la forme, la cri­tique du “fran­chisse­ment d’une lim­ite” arri­va vite. On l’ac­cusa alors de met­tre en scène une “pornogra­phie” de la vio­lence. Rien que ça ! Quelques uns mon­tèrent en ligne, sur les réseaux soci­aux, pour argu­menter cette accu­sa­tion, et sous-enten­dre bien sûr que cela ser­vait aus­si “une notoriété”. La polémique s’est éteinte à l’époque, à la suite de pub­li­ca­tions “cri­tiques” de sou­tien, venues de la part de per­son­nes recon­nues dans le mou­ve­ment kurde. Bon, n’ex­agérons rien, les médias soci­aux ne sont pas des juges.

Cette accu­sa­tion de “pornogra­phie” résonne curieuse­ment avec celle qui fut portée con­tre elle en prison, lorsqu’elle util­isa son sang men­stru­el et celui de ses co-détenues. Le “dégoû­tant” fran­chis­sait là aus­si, une lim­ite de l’art, et une ligne rouge. Mais, alors qu’en prison Zehra répon­dit à ses geôliers accusa­teurs, en tant que femme, avec force, à Lon­dres, libérée de prison et encore son­née par ces trois années antérieures, cette accu­sa­tion la toucha comme une épine venimeuse.

Etait-elle légitime comme artiste, même kurde, pour dénon­cer ces atroc­ités ? Fal­lait-il libér­er les démons et la vio­lence qui habitaient ces usten­siles du quo­ti­di­en ? Le poli­tique et l’art font-ils bon ménage ? Et de quelle façon ?

Cette expéri­ence au Tate Mod­ern fut impor­tante à plus d’un titre. Tout d’abord, bien sûr, le fait d’at­tein­dre un lieu de l’Art Con­tem­po­rain “réputé”, après les sou­tiens qui lui furent apportés par Banksy et Ai Wei­wei, ouvrait à Zehra Doğan, comme artiste, des portes réservées générale­ment à des “valeurs sûres”. Le milieu de l’Art Con­tem­po­rain est ain­si fait, et y ouvrir une brèche, en tant que femme, de sur­croît, fut pri­mor­dial pour la suite de son nomadisme artis­tique en Europe. Les expo­si­tions antérieures mul­ti­ples ne sont pas à nég­liger non plus, parce qu’elles ont à la fois porté la sol­i­dar­ité et son art, parce que des lieux artis­tiques plus con­ven­tion­nels ont recon­nu et exposé Zehra par la suite, en lui lais­sant une totale libre parole.

Cette libre parole, ou plutôt cette lib­erté de créa­tion, elle con­tin­ue plus que jamais à la dire, l’ex­pos­er, la pub­li­er, la met­tre en scène, dans le même esprit col­lec­tif qui fut celui de la prison.

Zehra

2019 Angers. Pho­to ©Jef Rabillon

Je suis une artiste qui est poli­tique” dit-elle. Car, bien sûr, la ques­tion se pose tou­jours. Et elle ajoute “parce que femme, et née Kurde”.

Et elle l’a prou­vé lors de l’ex­po­si­tion de 2020 à Istan­bul. Une expo­si­tion qu’elle espérait pos­si­ble, mais qu’elle ne voy­ait que dans ses rêves. Des organisateurs/trices courageux ont bravé un cour­roux tou­jours pos­si­ble du régime. Et, mal­gré la pandémie, l’im­pos­si­bil­ité d’ou­vrir “en grand”, ce fut un suc­cès. Et, à cette occa­sion, enfin, celles et ceux qui voy­aient en elle au mieux une “artiste pro­pa­gan­diste”, au pire “une artiste util­isant le filon kurde”, ont pu de leurs yeux décou­vrir l’artiste à part entière, la femme, la Kurde libre de parole, forgée en poli­tique par la répres­sion de son peu­ple, au tra­vers des oeu­vres exposées. Les réseaux soci­aux n’ont pas bruis­sé con­tre elle, et même côté régime, ce fut le silence.

Le par­cours de ces presque trois dernières années, du Tate à Istan­bul, l’amène à être classée par­mi les “100 artistes con­tem­po­rains qui comptent” par les milieux de l’Art Con­tem­po­rain, sans que jamais elle n’ait renié quoi que ce soit, “codé” quoi que ce soit, et en ayant dépassé à tant de repris­es “les lim­ites de l’art”. “A quoi cela sert qu’on nous mette en prison. Nous en ressor­tons plus fortes”.

Mais dire que Zehra Doğan ne se ques­tionne pas en per­ma­nence sur sa pra­tique artis­tique et la façon dont les con­tenus poli­tiques y débor­dent serait pass­er à côté sans rien voir.

Pour Guer­ni­ca, Picas­so n’avait pas peint avions et bombes. Et pour­tant, un juge, un cri­tique ou un pro­cureur aurait pu lui con­sign­er qu’il avait “dépassé les lim­ites de l’art”.

Dis donc Picas­so, que vien­nent faire ces mem­bres épars, ces femmes implo­rant le ciel, ce bétail affolé, dans une évo­ca­tion de la révo­lu­tion espag­nole ? Pourquoi n’as-tu pas cro­qué “les brigades inter­na­tionales” ? Pourquoi à la place, cette douleur dans les naseaux d’un cheval ?

C’est là une autre façon d’en­vis­ager l’art et le poli­tique. : la réal­ité, rien que la réal­ité, au ser­vice de la cause. Elle eut son apogée récente en Chine, après avoir longtemps fleuri sous Staline. Mais cet art code lui aus­si à sa manière, puisqu’il “représente” le mar­tyr plutôt que le corps, l’héroïsme plutôt que la vic­time. Et c’est prob­a­ble­ment sur ce tour­nant là que l’at­tendaient quelques “cri­tiques” à Istanbul.

Zehra s’est affranchie tout autant de ces codes “mil­i­tants” que de ceux des artistes “engagés mais pas téméraires”, qui sym­bol­isent l’op­pres­sion par un mur de briques en con­struc­tion au beau milieu d’une salle vide, dans une bien­nale de hasard.

Zehra

2021 Souley­maniyeh

A cet égard, je voudrais revenir sur une per­for­mance artis­tique que Zehra Doğan vient d’ef­fectuer à Souley­manieh et mon­tr­er que, décidé­ment, j’au­rais sans doute fait un bon “juge”.

Sur un grand tis­su blanc, Zehra fait pro­jeter un film noir et blanc. 

Ce n’est pas une fic­tion, mais un doc­u­men­taire où on la voit au milieu de petites pier­res tombales, anonymes et dis­per­sées, sur un ter­rain décharné. Sous un ciel lourd et menaçant, elle par­court cet espace et dis­pose, comme un hom­mage, des tress­es de cheveux de femmes, sur les pier­res blanch­es. Ce doc­u­ment filmé racon­te l’his­toire de femmes tuées dont les dépouilles anonymes furent ensevelies là, comme jetées à l’ou­bli, à une date incertaine.

En réal­ité, ce doc­u­men­taire est lui aus­si mis en scène, bien que reflet d’une réal­ité que cha­cun pour­rait fouler aus­si, à deux pas. Cette réal­ité est pro­jetée, en noir et blanc. Est-ce vrai­ment une réal­ité ? Pour avoir adap­té pour le français la paru­tion des let­tres de prison de Zehra, je ne con­nais que trop ce thème du reflet, qu’elle utilise si bien. Elle l’a inté­gré dans sa pra­tique plas­tique, pour exprimer le décalage entre art et réal­ité, une sorte d’al­lé­gorie de la cav­erne de Pla­ton, bien à elle. Et quoi de plus créa­teur, pour une artiste, que de recon­stru­ire ce réel à par­tir de son reflet.

Et dans cette per­for­mance artis­tique, elle fait ressur­gir la douleur, par la couleur, la pro­jec­tion de vie faite du sang des mortes et des vivants. Elle peint son corps, peint sur l’écran, rap­pelle la vio­lence qui fut vécue par ces femmes dont on a oublié jusqu’au nom. Mais elle ne fait aucun éloge de cette douleur, ne s’y com­plait pas. 

Aucune par­tie de cette per­for­mance artis­tique n’est sépara­ble, pas même ces moments où Zehra s’im­merge dans la couleur des grenades écrasées, alors que l’écran de ciné­ma s’anime. Le texte très lap­idaire, qui lie le film et la créa­tion est lui aus­si indispensable.

Elle en par­le égale­ment ICI.

Cette “terre en deuil”, ces fémini­cides, sont vio­lem­ment recon­stru­its dans la lumière, en public.

Ni sym­bol­ique pesante, ni dénon­ci­a­tion où les mots poli­tiques s’épuis­eraient. C’est là tout l’art de Zehra, et son cri de femme con­tre l’ou­bli, qui incite tant à chercher le pourquoi, main­tenant et dans l’his­toire des lieux.

zehra dogan delcourt bd prison no 5 diyatrbakir amed graphic book

Paru­tion : Mars 2021 — Edi­tions Delcourt

Zehra Doğan exposera bien­tôt à Berlin, au théâtre Maxime Gor­ki : des oeu­vres nom­breuses, de son empris­on­nement, et à nou­veau, les planch­es orig­i­nales de son réc­it graphique. Cette pandémie qui s’étire l’au­ra freinée dans son nomadisme, mais pas dans sa créa­tion. Là où la prison n’a pas réus­si, un con­fine­ment paraît dérisoire.

Elle ren­tr­era du Kur­dis­tan avec la farouche volon­té de tou­jours dépass­er les lim­ites de l’art, puisqu’elle ne les a pas trou­vées, et de le faire savoir.

zehradogan.net | Instagram 


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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…