Un article de presse titrait récemment : “Zehra Doğan, d’une prison turque au Tate Modern”. Ce titre semblait introduire le récit d’un conte de fées, bien que cet excellent article par ailleurs, paru à Londres, ne faisait qu’annoncer une installation artistique de Zehra concernant la période des années noires de 2015/2016.
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Qu’en est-il exactement de la présence artistique et militante de Zehra Doğan, en mai, dans un des musées d’art contemporain les plus prestigieux en Europe ?
“Le gouvernement turc voit mon art comme une menace parce que je dessine ce qu’ils ont fait. Je peins leur disgrâce. En conséquence, ils détestent mon art mais je n’ai pas d’autre choix, le gouvernement turc m’a donné tellement de matériel avec lequel travailler. Ce gouvernement n’aime pas mon art parce que je le documente et qu’il constitue une preuve de leurs destructions — il en va de même pour mon écriture.”
Zehra Doğan s’exprime ainsi dans des entrevues récentes.
Elle y annonce aussi : “Je présenterai une exposition à la Tate Exchange de Londres, du 21 au 25 mai, aux côtés d’ autres artistes”.
L’événement, nommé ‘Qui sommes nous?’ est conçu par Counterpoints Arts et The Open University, avec des artistes et des activistes.
“En tant que journaliste ayant couvert les destructions et affrontements dans les villes kurdes de Turquie, entre 2015 et 2016, je présenterai des objets que j’ai rassemblés et qui avaient été laissés sous les décombres des bâtiments détruits. À travers ces objets d’un quotidien meurtri, je raconterai les histoires des gens. Cette installation mettra en valeur mon travail d’artiste et de journaliste. L’une des pièces les plus marquantes parmi celles qui seront exposées est un tapis coloré brûlé.
Ce tapis représente tous les habitants du pays: Turcs, Kurdes, Arabes, etc. Les gens sont tous beaux quand ils sont ensemble mais pas quand ils sont divisés. Cependant, ce tapis est brûlé en partie, ce qui montre que sur le sol, nous avons été divisés et brûlés. Il y aura aussi des vêtements qui font partie de l’identité des gens — comment ils les valorisent et les définissent. Ces vêtements qu’ils ont laissé derrière eux ont été brûlés et prélevés sous les décombres, ce qui montre qu’ils y sont morts…”
Un seul rappel, Zehra vient de passer plus de deux années dans les geôles turques. Venue à Londres pour y recevoir un prix pour son art, le PEN anglais l’accueille en résidence. Quoi d’étonnant, pour celleux qui connaissent la force de sa parole, de son écriture et de ses œuvres, à ce que ce qui constitue le musée d’Art Contemporain à Londres, à savoir le Tate Modern, lui ait donné avec d’autres artistes activistes une sorte de “carte blanche”. Elle a voulu, avec insistance, y présenter le cri et la mémoire des suppliciés des villes kurdes en état de siège, en 2015 et 2016.
Condamnée et incarcérée pour “propagande”, du fait d’un dessin numérique représentant la ville de Nusaybin détruite, réalisé dans cette nième période noire pour les Kurdes, elle récidive dans la dénonciation avec cette installation, qu’elle accompagnera de textes lus ou à consulter, sortes de chroniques des états de siège.
Cette installation, Zehra la décrit elle-même ainsi :
“Mon travail est une installation. C’est un travail que j’appelle ‘Ê Lı Dû Man — Ce qu’il en reste’. Une couverture brûlée sera suspendue à l’entrée. Cette couverture est de celles qui barraient les rues comme des barricades, à Nusaybin. Les gens avaient accroché des rideaux et des couvertures dans leurs rues pour se protéger des snipers. Ces barricades suspendues et ces rideaux n’étaient pas que des rideaux. C’était aussi des armures. Quelqu’un se souvient du drapeau blanc dans une main? Nous savons tous encore ce que cela signifie.
Il y aura un tapis fait main, brûlé, sur le sol. Ce tapis représente les habitants de ces terres. Pour être ensemble, nous avions travaillé les nœuds et étions tisséEs telle un beau tapis. Mais il est brûlé et cet état calciné nous représente. Arménien, Syriaque, Chaldéen, Masjid, Kurdes. Nous avons été tous brûlés. Nous sommes comme le tapis, nous sommes brûlés comme ce tapis, nous sommes brisés, déchirés…
Avec l’installation, les vidéos et les photos que j’ai prises pendant la période de couvre-feu seront affichées sur écran. Et les histoires de ceux/celles qui vivaient derrière les barricades seront lues. 18 histoires. Que s’est-il passé pendant la période du couvre-feu, que s’est-il passé auparavant et comment cela s’est-il terminé ? ChacunE des arrivantEs sera informéE des événements de 2015–2016 et recevra un texte écrit. Il/elle va lire, savoir et comprendre. Et quand ils partiront, ils prendront le journal ‘Ê Lı Dû Man’, du même nom, préparé avec le journaliste Ege Dündar. Dans ce journal, on racontera les expériences des Kurdes, des journalistes en prison, des grèves de la faim, des écrivains, des poètes, des artistes et des enfants. Peut être qu’après tout cela, chacunE pourra rentrer et agir et peut-être écrire une lettre aux prisonnierEs par exemple…”
Vous pouvez parcourir les archives des années 2015/2016 sur Kedistan, et y retrouver ce contexte.
Bien sûr, le mieux serait de vous rendre à cette exposition qui se déroulera donc entre le 21 et le 25 mai.
Installation: Ê Li Dû Man (Left behind, Ce qu’il en reste)
par Zehra Doğan
As part of Who Are We?
21 — 25 Mai 2019 • Tate Exchange
12.00 — 18.00 Entrée libre
Tate Modern, Bankside, London SE1 9TG
Et pour rappel également :
Vous pourrez retrouver et lire Zehra Doğan, fin 2019, aux Editions des Femmes à Paris, qui éditeront cette année sa correspondance de prison et une rétrospective de ses œuvres picturales des années 2016 à 2019.
Sources : Zehra Doğan, Yeni Yaşam gazetesi, Run Riot