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Conversation publiée en anglais sur Art Breath
Elettra Stamboulis sur Zehra Doğan. Leur connexion, l’activisme, l’art et l’emprisonnement de Zehra, ses pensées et son parcours actuel…
L’art de Zehra est émouvant et puissant, ses impressionnants talents de dessinatrice, les coups de pinceau, le mouvement, la douleur des personnages captent l’attention du spectateur avec une émotion qui se ressent avant même d’apprendre comment les tableaux sont nés.
L’art qui documente la douleur et l’emprisonnement de l’artiste intensifie cette émotion et nous informe sur la guerre ainsi que sur le pouvoir de l’art de transmettre des perspectives qui pourraient autrement être ignorées.
L’artiste kurde Zehra Doğan est née à Diyarbakır, en Turquie, et est devenue l’une des fondatrices de la première agence de presse féminine de Turquie, JINHA.
En 2016, Zehra faisait un reportage depuis Nusaybin, une ville à la frontière avec la Syrie, principalement habitée par des Kurdes. Après l’attaque militaire de la ville de Nusaybin, Zehra a “dessiné” ce dont elle avait été témoin.
L’un de ses dessins était basé sur une photographie qu’elle avait vue sur les médias sociaux et qui représentait une “victoire militaire turque” à Nusaybin. Ses propres œuvres ont été peintes pour réfléchir sur l’agression militaire et les vies perdues. Après que ses propres œuvres aient été diffusées, elle a été arrêtée, inculpée pour des allégations de propagande et emprisonnée par les autorités en juillet 2016, libérée en décembre de la même année, renvoyée en prison en juin 2017, et finalement libérée à nouveau en 2019.
Pendant son incarcération, dans plusieurs prisons, Zehra a dessiné ce qu’elle ressentait et expérimentait, avec des matériaux très limités qu’elle pouvait obtenir ou les substances trouvées. À certains moments, elle a pu enseigner l’art aux autres femmes détenues, utilisant son art pour établir des liens et parler avec les femmes, et même expérimenter des manières collectives de créer de l’art.
Sentant de l’empathie pour Zehra Doğan et sa situation, la professeure Elettra Stamboulis, commissaire d’exposition et écrivaine de renom, a ensuite organisé la première exposition d’art personnelle de Zehra en Italie.
Nous avons parlé avec Elettra de l’art de Zehra, de ses pensées, de son emprisonnement et de ce sur quoi elle travaille actuellement.
Qu’est-ce qui vous a d’abord attiré vers l’art de Zehra ?
Je fais partie d’un réseau d’activistes qui ont soutenu la libération de Zehra et celles d’autres détenuEs des prisons turques. Les prisons en Turquie sont remplies, non seulement de militantEs politiques dont le seul délit est de s’élever contre la politique actuelle, mais aussi de journalistes, d’intellectuels, d’artistes, comme la jeune musicienne Nûdem Durak, ou l’écrivaine Aslı Erdoğan.
En 2018, mon mari Gianluca Costantini, artiste et activiste en ligne, a fait un dessin de Zehra qui m’a profondément touchée parce qu’elle semblait si jeune, ce qu’elle est bien sûr, mais j’avais la sensation qu’elle pouvait être ma fille.
Il a d’abord été question d’humanité, puis d’art.
Quand j’ai été invitée en France par l’association Kedistan, pour une des premières expositions d’art de Zehra en Europe, j’ai vu à quel point elle était vraiment une artiste et suis tombée amoureuse de son art.
Elle était encore emprisonnée à l’époque, mais j’ai lu certaines de ses lettres adressées à Naz Oke, qui fait partie de l’association Kedistan. J’ai décidé que ma petite contribution serait d’organiser la première exposition personnelle de Zehra et de la cataloguer.
Je voulais qu’elle soit reconnue comme une artiste et non comme une victime, un risque permanent. Nous avons pu organiser l’exposition “Nous aurons aussi des jours meilleurs- Oeuvres de prison de Zehra Doğan” à Brescia, en Italie.
• Avez-vous pu échanger des lettres avec Zehra pendant qu’elle était en prison ?
Zehra ne parle que le turc et le kurde, il ne m’était donc pas possible de communiquer directement avec elle. Il était également très difficile pour Naz Oke de s’assurer que ses lettres étaient toutes bien délivrées. Naz était notre fenêtre et notre aperçu de ce qui se passait. Les lettres qui lui furent envoyées par Zehra ont ensuite été publiées en français et elles le seront désormais en italien.
J’ai rencontré Zehra en personne pour la première fois lorsqu’elle est venue à Brescia, le 23 novembre 2019, pour une représentation en l’honneur de Hevrin Khalaf.
C’était passionnant, mais en même temps, c’était comme retrouver une vieille amie ou une sœur.
Performance artistique de Zehra Doğan au Musée de Santa Giulia, Brescia, à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes.
• Pouvez-vous nous parler de la mobilisation et du soutien pour la libération de Zehra ?
La mobilisation a été énorme et a impliqué de nombreuses personnes, mais aussi des artistes tels que Ai Weiwei, Gianluca Costantini et Banksy.
Le soutien a été grand et important ; lorsque l’accent est mis sur une personne, cela peut garantir que son séjour en prison est plus sûr.
Malheureusement, cela n’a pas suffi à la faire libérer et elle est restée en prison pendant toute la durée de sa condamnation.
Notre crainte s’est intensifiée vers la fin de sa peine, car elle a été transférée à la prison de Tarse, qui est une prison de haute sécurité, avec des difficultés supplémentaires pour accéder aux prisonniers. Son transfert a été ressenti comme un signal qu’il n’y avait aucune chance de la libérer.
• Qu’est-il arrivé à l’art qu’elle a créé pendant son séjour en prison ? Combien a‑t-elle pu en sortir ?
Beaucoup, au regard des conditions qui étaient la sienne… ce qu’elle pouvait cacher sous ses vêtements lorsque sa mère allait lui rendre visite.
A cette époque, les parents de Zehra ont réalisé la puissance de l’art de leur fille. Ils avaient l’habitude de placer ses œuvres d’art au milieu d’une pièce, entourée de sa grande famille élargie, et d’agir comme ses premiers “critiques d’art”, en interprétant les œuvres d’art sorties. À la prochaine occasion où la mère de Zehra pouvait lui rendre visite en prison, elle lui transmettait tous les commentaires de la famille, et lui demandait si l’une des interprétations était correcte ou non.
En particulier, nous (et je dis bien nous, car c’est une perte pour nous tous) avons perdu une grande partie du journal de Zehra, détruite par l’administration pénitentiaire.
Les militants qui soutenaient Zehra ont joué un rôle essentiel en aidant à transférer une partie de son travail en France. C’était comme un relais, et l’objectif était de préserver le travail de Zehra et l’héritage des femmes détenues.
C’est un point important qui souligne l’art de Zehra fait en prison, c’est une mémoire collective et un héritage.
• Comment a‑t-elle pu dessiner en prison ?
Elle utilisait ce qu’elle pouvait, du café, du thé, des restes de nourriture (safran, grenade), de la cendre de cigarette, et même du sang menstruel.
Une tache accidentelle devenait l’occasion d’engager une discussion avec d’autres prisonniers sur ce que sa forme leur rappelait. A partir de là, Zehra créait une image.
Des dessins ont été réalisés au dos des lettres de Naz, sur des serviettes, sur les draps de la prison et sur les feuilles d’aluminium de paquets de cigarettes.
Au fil des ans, elle a été transférée dans différentes prisons. La situation était un peu meilleure dans la première, avant son procès, où il était davantage possible de dessiner ou de peindre.
• Quelle a été la première incursion de Zehra dans l’art, et quand a‑t-elle commencé à fusionner la politique dans son art ?
Pour Zehra, il n’y a pas de frontières entre les deux. Comme elle l’a écrit dans son journal : “Quand je travaillais comme journaliste, je ne savais pas dessiner, mais, le dessin est une partie de moi, et une partie de moi est la lutte du peuple kurde. Dans mes peintures, la lumière, les couleurs, les images sont là pour représenter l’histoire des Kurdes et leurs expériences. La colère créatrice ne pouvait pas être apprivoisée”.
Pour Zehra, l’art c’est la politique, et la politique fait des gestes à l’art, il est donc impossible de trouver un ante quem. “Si vous venez de cette terre, alors vous êtes imprégné de politique depuis votre naissance”. Pour Zehra, le dessin était un moyen d’exprimer ce qu’elle vivait.
Lorsqu’elle a fondé avec d’autres femmes journalistes JINHA, une agence de presse féministe et entièrement dirigée par des femmes, elles ont pensé “nous écrirons sans penser à ce que penseront les hommes, parce que lorsque les femmes écrivent, et que nous tendons un miroir à la société, alors l’image des hommes dans le miroir commence à s’effacer”.
Ce miroir qui s’efface est la clé de la pratique de Zehra.
Elle avait et a deux armes, l’écriture et le dessin, et elle a décidé de ne pas les quitter, même dans des conditions d’isolement.
• Zehra a‑t-elle le sentiment que son art a changé par rapport à avant son incarcération ?
Oui, la prison vous change. Avant son incarcération, son travail journalistique était prioritaire. Dans une certaine mesure, elle l’a fait en prison aussi, car ce qui l’a aidée à commencer à enseigner l’art en prison, c’est la publication d’Özgür Gündem, un journal de prison clandestin qui fut entièrement fait à la main. Ainsi, le journalisme et l’art sont vraiment devenus l’un au service de l’autre. Les relations avec les autres prisonniers, et pas seulement avec les prisonniers politiques, étaient profondes et l’ont aidée à comprendre la puissance de son pinceau. Elle se sent aussi parfois déprimée, ou se dit qu’elle est paresseuse, alors la discipline du travail avec les prisonnières l’a aidée à faire face à sa dépression (qui est toujours présente en prison…).
• Quel est le tableau qui lui est le plus resté ?
Elle est très liée à son œuvre “Muğdat Ay, tué à l’âge de 12 ans”. Elle était là quand le garçon a été tué par balle à Nusaybin. Ils ont essayé de le sauver et l’ont porté à l’hôpital d’urgence, mais il est mort en tenant ses billes dans ses mains.
Sa peinture n’est pas seulement la représentation d’une victime de guerre, c’est une véritable tragédie et un document sur ce qui s’est passé.
• Comment se sent-elle maintenant loin de son pays ?
Elle se sent malheureuse et ressent une forte nostalgie pour son pays. Elle est loin de sa famille, de ses amis, et sans domicile ni résidence permanente. Bien sûr, elle est fière et heureuse de son travail et de ses recherches en Europe, où elle a eu l’occasion de montrer son art à un public international et de donner la parole aux autres femmes qui sont encore en prison. Mais, d’un autre côté, elle est obligée de rester loin de sa maison et ce n’est pas ce qu’elle aurait voulu pour sa vie.
Elle tire son pouvoir de la lutte quotidienne au Kurdistan, et c’est l’endroit où elle se sent à sa place. Son véritable désir est d’avoir une exposition à Diyarbakır, ce qui est impossible pour le moment, mais qui sait… Des conservateurs très courageux d’Istanbul ont organisé une exposition privée dans la ville. Alors peut-être que le moment viendra bientôt.
• Sur quoi Zehra travaille-t-elle actuellement et quels sont ses espoirs pour l’avenir ?
Elle travaille actuellement sur un nouveau projet commandé par le Théâtre Gorki de Berlin. Elle a un agenda très chargé de conférences et de travaux de commande. Ses lettres à Naz Oke seront publiées en italien, tout comme le journal graphique qu’elle a commencé à écrire en prison, et nous travaillons à une nouvelle exposition en Grèce.
Actuellement, une exposition se tient au PAC à Milan, mais les musées sont fermés, de sorte que les circonstances pour montrer son travail à un public plus large ne sont pas faciles, même en Europe. Nous connaissons tous une forme de réclusion douce.
J’espère que cette expérience collective nous donnera plus d’empathie. Foucault décrit La société punitive, la notion de pouvoir disciplinaire qui sous-tend tout, qui dans la Turquie moderne semble déjà largement mise en œuvre.
Zehra me rappelle une citation très connue de Gramsci : “pessimisme de l’intellect, optimisme de la volonté”. Notre espoir est de détruire le patriarcat, n’est-ce pas ? Donc, je suppose qu’elle sait que nous ne pourrons peut-être pas voir cela se produire, mais nous nous battons quand même pour cela…