Rien n’interdit de relire ce livre de Zehra Doğan dont on a contribué à établir la présente traduction. Et rien surtout ne nous interdit d’inciter à le lire, celles et ceux qui, au détour d’un confinement qui vous a poussé à réfléchir sur l’enfermement, chercheraient à comprendre ce que pourraient être “les beaux jours”.
Ces écrits de prison de Zehra Doğan datent déjà de plus d’une année, pour les derniers, et de trois ans pour les premiers. Ils couvrent une correspondance suivie de 30 mois, entrecoupée seulement par des interdictions de courrier ou un transfert forcé de la geôle d’Amed vers la prison de Tarsus.
Et, pas un instant, Zehra ne gémit sur son sort. Tout juste cherche-t-elle le moyen de faire disparaître les murs… ceux de la prison comme ceux qu’elle porte en elle.
“Dans ce lieu, où tout est continuellement limité, où même un crayon est difficile à trouver, j’apprendrai peut être à créer à partir du néant”, écrit Zehra en septembre 2017. Voilà déjà deux mois qu’elle apprivoise les murs, en déchiffre le sens, et qu’elle fait partie du “quartier”.
De la première à la dernière page des lettres de Zehra, ce quartier est présent, avec ses gardiens en arrière fond, les co-détenues si vivantes et solidaires, les histoires de vie et les échanges du matin, ce qu’on lit, ce qu’on remet en question, ce qu’on sait du dehors. Toutes sont détenues politiques, longues et courtes peines, toutes opposantes et le plus souvent kurdes. Personne n’a besoin d’échanger sur les chefs d’accusation qui les ont amenées là, tous plus grotesques les uns que les autres, pour cacher la réalité plus crue de ce qu’est la nature des régimes nationalistes qui se succèdent en Turquie depuis des décennies, et qui ont rempli les prisons des libertés qui se dressaient devant eux. Femmes de surcroît, dans le patriarcat dominant et bigot de la Turquie, c’est la double peine. Triple, si on lui ajoute la naissance kurde.
Que font des libertés ainsi contraintes ? Qui peut les soumettre ?
Ces murs eux-mêmes parlent des tortures qu’ils ont étouffées, il y a trente, quarante ans. Ces murs qui suintent les oppressions enferment aussi le meilleur des envies d’un autre monde. Et c’est cela qui crée la vie, crée la solidarité, et suscite chez Zehra le désir de créer encore, d’écrire, de comprendre. Ces cheminements échappent à la censure, éclatent entre les lignes. Zehra prépare des livres, des nouvelles, entame une bande dessinée, puis crée avec rien tout ce qu’elle peut. Mais elle ne sait pas que cette correspondance se trouvera un jour sous vos yeux de lecteurs/trices.
Le texte est souvent flamboyant, et incite à une traduction exigeante. Les lettres sont des toiles, des dessins, des images, où instants, corps, rêves, enfance et analyses du monde s’entremêlent. Du quotidien trivial à l’évocation d’Hanna Arendt, on circule entre les lignes.
A la relecture, passé la stupeur du constat de l’emprisonnement, surgit le va-et-vient de la vie, des chants, des rires, des larmes aussi, puis le dépassement des interdits, la fronde de la création. Et Zehra créera compulsivement, avec les autres, avec tout ce qu’elle trouve, avec son sang, avec leur sang. Carton, tissus, javel, fruits et décoctions, stylo, journaux, dos de lettres et d’enveloppes, fientes et plumes d’oiseaux, tout y passera, dans cet “atelier sous escalier”. Et comme Zehra ne peut s’évader qu’en songe, ce sont ces créations qui s’évadent, avec des complicités de circonstances.
Ainsi avions nous les images avec les textes, qui parvenaient jusqu’à nous.
Ces œuvres, vous pouvez les voir aujourd’hui. Il y en a des centaines. Elles ont été exposées et le seront encore. Pour les textes avec images, il faudra encore attendre un peu. Les planches originales seront visibles dans l’année qui vient, et la BD est lancée pour sa préparation aux Editions Delcourt.
Mais vous avez la possibilité d’une mise en perspective de tout cela en dévorant le livre “Nous aurons aussi de beaux jours”, dès maintenant.
Il est depuis novembre 2019 dans toutes les librairies, et vous pouvez même le commander directement chez l’éditeur, en version papier, et numérique, depuis peu.
Sachant que toutes les maisons d’édition ont terriblement souffert, tout comme les librairies, par pitié, boycottez Amazon.
Mais, peut être voulez-vous des nouvelles de Zehra Doğan ?
Eh bien, encore aujourd’hui elle allait très bien. Ce Covid-19 l’a contrainte à se confiner elle aussi, dans un pays où le chocolat est réputé. Quelle chance dans la malchance ! Elle y a des amiEs comme elle en a maintenant en Italie, où l’exposition de plus de 60 œuvres s’est tenue à Brescia, dans cette Italie du Nord si durement touchée par la pandémie, de novembre 2019 à mars 2020. L’Allemagne qui se réveille l’attend pour des projets en 2020, après l’avoir exposée au Musée de Wiesbaden au début de cette année, juste avant la circulation du virus. Zehra, la créatrice aujourd’hui nomade, n’a pu circuler autant que lui, et attend donc que les frontières se ré-ouvrent. Vous avez-vu comme nous qu’elle ne perdait pourtant pas de temps, et qu’elle soutenait aujourd’hui toujours ses ex-co-détenues.
Alors, comme il se doit, “augmentez donc votre réalité” et rejoignez-là virtuellement en ouvrant un livre.
Très bonne lecture, ou re-lecture.
Image à la Une :
Fresque murale de Zehra Doğan, réalisée le 1er mai 2020 à Bâle. Publié sur Instagram
“Nous déplaçons les pierres une par une… Ainsi, nous déplaçons une montagne…”