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Un secteur du musée d’Arts et d’Histoire de Bonn est consacré à l’Homme de Neandertal. A l’entrée du musée se dresse une maison dont le style, plus récent, remonte à 7000 ans avant notre ère. Il y en avait encore de semblables dans le village de Zeynep, avant que l’armée turque ne le brûle, une première fois à l’automne 93 ; une seconde en juin 94. La première fois, ils n’avaient brûlé que les maisons des familles de combattant.e.s de l’altitude : celles de Zeynep, de sa tante, de son grand-père… La seconde, ils ont tout brûlé.
Au premier étage, l’escalier débouche au milieu des trésors échappés au Rhin, pour justifier son mythe.
Le temps s’inverse, et nous voici de retour à l’époque où les Celtes avaient peuplé cette partie du monde qui n’avait pas encore de nom, depuis la Gaule en gestation, jusqu’à l’Anatolie future.
La collection de crânes, au-delà du mur, orne le labyrinthe où nous avons pris forme à l’issu d’un hasard.
- C’est le dernier soir… Il faudrait réussir à finir l’interview, si l’on veut profiter de la journée de demain ! Tu es d’attaque ?
- Je suis d’attaque !
- Alors, revenons au camp.Tu ne nous a toujours pas dit quand et comment tu l’as quitté…
- Je n’en pouvais plus, j’ai décidé de partir, la Montagne m’a donné son accord. En septembre 1996, j’ai rejoint le camp militaire de la Montagne de Garé. Jusqu’à fin 1999, je me suis déplacée entre Garé, Zap, Ava Shin, Miros et Metinas. J’étais missionnée par les YAJK pour « émanciper la conscience des femmes de l’idéologie patriarcale ».
Je n’étais pas seulement éducatrice. Je recevais aussi beaucoup. L’éducation et l’émancipation étaient réciproques.
Les formations avaient lieu pendant l’hiver. La session s’achevait en avril. On affectait alors les camarades à leurs postes. Ils étaient répartis en takım, des équipes non mixtes de quinze à vingt et une personnes. Trois takım, deux féminins et un masculin ou l’inverse, formaient un bölük (bataillon) de quarante-cinq camarades. Chaque takım était constitué de trois manga de cinq à sept camarades.
Pour le printemps et l’été, chacun.e était donc affecté.e à un bölük. Il s’agissait de faire face aux opérations de la Turquie dans la vallée de Zap. Les forces turques opéraient à pieds, en avion et en hélicoptère. Nous recevions des tirs d’obus.
- Suiviez-vous une tactique particulière face à l’armée turque ?
- Je t’explique notre stratégie générale : Nous savons que l’ennemi va arriver. Nous tenons les collines. Les hélicos veulent justement atterrir sur les collines afin d’y débarquer leurs forces terrestres, qui devront ensuite prendre progressivement le contrôle de l’ensemble de la colline, du haut vers le bas.
Il y a d’abord des tirs d’obus. Puis les jets bombardent les collines. Les Hélicoptères bombardent à leur tour. Les tanks arrivent par en bas pendant que les hélicos font débarquer leurs troupes.
Nous devions être les plus rapides. S’ils étaient trop nombreux, on abandonnait les lieux. L’objectif était d’épuiser l’ennemi, plutôt que d’occuper des territoires à tout prix. La force des montagnards, c’est leur mobilité. Mais en un jour, nous ne pouvons parcourir que trente kilomètres. Les hélicoptères survolent la même distance en une minute. C’est une lutte de David contre Goliath. Tout repose sur notre discrétion, notre rapidité, notre mobilité et notre volonté.
- Que faisiez-vous lorsque des camarades tombaient ?
- On ne laissait jamais les camarades aux ennemis. On les portait toujours, même dans les conditions les plus impossibles. Si le danger était trop grand, on prenait leurs armes et on les cachait pour venir les reprendre ultérieurement et les enterrer. On enterrait les camarades là où ils étaient tombés, ou pas loin. Plus tard, dans les années 2000, à l’époque du cessez-le feu, la Montagne a mis en place des cimetières de martyres, à Kandil.
- Et lorsque survenait l’hiver, les combats cessaient ?
- Non, pas totalement. L’hiver 1997, je me suis de nouveau occupée de l’académie des femmes, mais nous avons aussi dû faire face à des opérations turques sous la neige.
En avril 1998, nous avons reçu nos nouvelles affectations.
En été, les combats ont repris de plus belle. Beaucoup de camarades tombaient, car il était difficile de se mouvoir sous les bombardements qui n’en finissaient pas. Il s’agissait de bombes marmites Kazan, très lourdes. Elles faisaient d’énormes trous dans le sol. A proximité, même si tu n’es pas touchée, la pression te tue par implosion du cerveau.
Berevan était une fille iranienne, jeune, jolie, innocente. Elle avait seize ans. Un tout petit shrapnell est entré dans son front.
Un autre ami a reçu un shrapnell au cœur.
Avec la pression, il arrivait que des camarades aient la tête ou les membres arrachés.
Il fallait s’adapter. On développait des techniques pour se cacher. On anticipait les bombardements.
Les forces turques utilisaient les satellites des États-Unis, d’Israël et de l’OTAN. Ils captaient la fréquence des téléphones. Depuis quelques temps, ils utilisent des drones sensibles à la température des corps.
En nous déplaçant dans la vallée, nous parvenions à éviter les Kazan en nous cachant dans les grottes. La vallée de Zap est un canyon.
Le plus souvent, on se cachait pendant que l’ennemi était à l’initiative, souvent le jour, et on l’attaquait lorsqu’il était installé, souvent la nuit. Nous perdions beaucoup de camarades pendant l’attaque.
Une fois, en plein jour, avec une fusée, nous avons descendu l’hélicoptère du général turc ! L’armée a alors mis fin à l’opération.
Il nous arrivait aussi d’attaquer des casernes et des gendarmeries de l’autre côté de la frontière turque. Il y avait peu de risque de faire des victimes civiles, car c’était une zone militaire.
L’hiver 1998, les cours ont repris à l’académie des femmes. Au printemps, nous avons reçu nos nouvelles affectations. A l’été, les combats ont repris. Je maigrissais. Je me sentais faible.
En novembre, nous avons retrouvé notre vie hivernale habituelle. Je ne pesais plus qu’une quarantaine de kilos pour une taille d’un mètre soixante, ou un peu moins, car je m’étais tassée à force de porter un sac qui ne faisait jamais moins de 15–20 kilos, en plus de mon fusil.
- A propos, que transportais-tu dans ton sac ?
- Il y avait cinquante kilos de farine divisés en trois portions. Il fallait faire plusieurs voyages. On enterrait nos affaires quelque part et on revenait chercher le reste de la farine que nous avions enterrée plus loin.
Chaque montagnarde avait son journal. On le rédigeait pendant les gardes, dans les collines. J’avais du pain, des vêtements, un livre à lire, du matériel de couture.
En plus des affaires personnelles, il fallait transporter les affaires communes : roquettes, cartouches, eau…
- Revenons à l’hiver 1998, et à ta santé. Tu as dû commencer à t’inquiéter…
- Non, je ne me rendais compte de rien. Les camarades me demandaient : « Pourquoi es-tu si mince ? » Je leur répondais : « Je ne sais pas… »
Beaucoup de camarades avaient des poux. A cette époque là, j’ai commencé à ressentir des démangeaisons, mais je ne voyais sur moi aucun poux. Et cela continuait de me gratter.
J’ai alors remarqué la présence de quelque chose d’étrange sur mon sein. Quelque chose de très dur. Cela me faisait comme un double sein, comme une grosse noix de cinq centimètres sur six.
Je me suis dit qu’il y en avait peut-être d’autres. J’ai tâté. Ça se déplaçait quand je le touchais. J’en ai trouvé une deuxième de la même taille. J’ai fait mon auto-diagnostic : si c’était des tumeurs, elles étaient déjà très développées !
Je suis allé voir le responsable de la Montagne. Celui-ci m’a orientée vers le médecin du camp de Zap, qui, après m’avoir auscultée, a conclu : « On va voir si ça se développe ou pas. » Le médecin a demandé aux camarades de m’envoyer ailleurs.
Il a été décidé que je devrais rejoindre, à pieds bien entendu, car nous n’avions pas d’autre possibilité de nous déplacer sans nous faire repérer, le camp de Maxmur, situé à trois-cents kilomètres de Zap, entre Mossoul et Erbil. De Maxmur, je me rendrais à Mossoul, dans la région tenue par Sadam Hussein, pour m’y faire opérer et soigner.
La route était dangereuse, car nous pouvions croiser à tout moment les Peshmergas du PDK. Jusqu’à Maxmur, j’ai été escortée par des camarades que j’avais connus à Etrush. Il y avait d’autres amis blessés ou malades avec nous.
Au moment de nous mettre en marche, notre escorte nous a expliqué à quel point notre expédition était dangereuse. Les check-points du PDK devaient être évités avec la plus grande discrétion. Si l’un de nous n’était pas assez rapide dans ses mouvements, c’était la mort pour tous.
J’ai décidé de relever le défi.
Mais les camarades se rendaient bien compte que c’était très dur pour moi. Je me sentais méprisée. Un « camarade » m’a arraché des mains le bâton de marche que je lui avais emprunté. Au fond, il aurait voulu que j’accepte de mourir sur place. Je puisais toutes mes forces dans ma volonté pour ne pas risquer la vie des autres.
Nous étions sur une hauteur. Le trajet à parcourir était visible à nos pieds : il fallait descendre, traverser l’asphalte au plus vite, remonter la vallée, atteindre le plateau, puis les montagnes. C’était très risqué. Pour les combattant.e.s de l’altitude, l’asphalte, c’est la mort. Nous avons dévalé la pente : « Lève toi, cours!…A terre !… Lève toi, cours !…A terre !… ». Puis, passée l’asphalte, nous l’avons remontée. J’étais au bord de l’évanouissement. Nous avons atteint les montagnes, au complet.
Passée la crête, le camarade qui avait été si méchant avec moi m’a dit : « merci ! » L’autre camarade, Ramazan, était très drôle.
Nous sommes en décembre 1998. Il y a un peu de neige. Il fait froid. Il y avait un âne avec nous, à ce moment là. Ramazan me propose de m’asseoir dessus. Je fais ma fière : « un cheval, je veux bien, mais pas un âne ! » Finalement, j’ai quand-même accepté de m’asseoir sur l’âne. Comme lorsque les Kurdes transportent une mariée à cheval d’un village à l’autre en lui jetant des confettis, Ramazan me lançait du blé en faisant des « you-you ».
Le même jour, nous sommes arrivés au camp de Garé. Ekrem, le commandant du camp, avait accueilli mes élèves dans le maquis de Dersim, en 1992. Comprenant que les camarades n’ont pas été toujours gentils avec moi, il me trouva une autre escorte.
Je suis restée deux semaines à Garé. Ekrem craignait que je me suicide, comme le font souvent les camarades malades, pour ne pas être un poids. Il a donc exigé que je lui donne toutes mes munitions. J’ai laissé ma kalachnikov à Raperin, une camarade de Diyarbakır avec qui je venais de sympathiser.
Avec ma nouvelle escorte, nous sommes repartis en direction de Maxmur.
Nous parvenons à çiyayê Beêxer (« Les montagnes arides »). Jusqu’ici, il y avait des arbres. Il n’y en a plus, désormais. Passées les montagnes, c’est un désert quasiment plat, tout ce qu’il y a de plus dangereux.
- Tu as beaucoup parlé du risque de rencontrer des Peshmergas du PDK, mais que se serait-il passé si vous aviez croisé les troupes de Saddam Hussein ?
- Ils nous auraient tués ! L’ennemi de notre ennemi n’était pas notre ami ! Il fallait se cacher derrière de petits rochers, de petites collines… Nous avons marché pendant une nuit et un jour, sans nous arrêter.
Nous avons atteint un village, près de Mossoul. Là, un camarade arabe nous a hébergés moyennant rémunération. Il m’a donné des vêtements de femme Arabe, pour que je les mette par dessus mes habits de montagnarde.
Nous avons rejoint Maxmur en voiture. Après, je ne me souviens plus bien.
A Maxmur, il y avait plein de gens blessés ou malades. Tout le camp d’Etrush s’y était déplacé.
- Comment donc ? Peux-tu nous expliquer cela ?
- Après mon départ, le PDK a démoli Etrush en expulsant tous les réfugiés. En 1997, les évacués ont rejoint Ninova, l’ancienne Mossoul au nord de la Mossoul moderne, dans le territoire de Saddam. Ils y sont restés presque un an.
Il y avait là de graves problèmes de sécurité. Les réfugiés ont donc demandé à Saddam qu’il leur accorde un nouveau terrain.
C’est ainsi que Saddam les a envoyé à Maxmur, un lieu désertique, infesté de serpents et de scorpions. Sans doute espérait-il que tout le monde y meure. Pourtant, les réfugiés sont parvenus à le rendre habitable, et même paradisiaque, notamment en y plantant des arbres.
A mon arrivée à Maxmur, on m’a présenté Sinan, le chef du camp. Il était irascible : « Non, elle n’ira pas à Mossoul immédiatement, d’autres blessés attendent depuis plus longtemps qu’elle… ». En fait, nous nous connaissions d’Etrush, mais il ne m’avait pas reconnue, à cause de ma minceur. Après m’avoir enfin remise, il m’a placée sur le premier rang pour le départ.
- Tu n’avais pas vu la ville depuis des années…
- Oui, c’était effrayant… La peur de l’asphalte était si ancrée en moi que je voulais toujours courir en traversant la rue !
A l’hôpital, les villageois de Maxmur, qui m’accompagnaient, m’ont traduit le diagnostic des médecins : « Les médecins ont dit que tu dois te jeter dans le Tigre ! » J’ai insisté : « Sérieusement, c’est un cancer ou pas ? » « Bien-sûr, m’ont-ils répondu, jette-toi dans le Tigre ! »
L’humour m’a aidé à accepter.
Les camarades ont convaincu Ahmed, le chirurgien, de m’opérer, moyennant rémunération. Ahmed a promis de faire au mieux. Il avait pitié de ma jeunesse. La plupart des médecins étaient, comme lui, des Kurdes arabisés.
L’opération s’est très bien passée. Plus tard, en Allemagne, les médecins allemands ont félicité Ahmed en son absence : « Il t’a sauvé la vie ! » Il m’avait complètement enlevé le sein gauche.
Par la suite, malgré la chimiothérapie, la tumeur s’est propagée. J’en avais une nouvelle sous le bras. Ahmed m’a dit d’aller en Europe.
Il n’y avait pas d’avion direct depuis l’Irak. Il fallait passer par Damas. De Damas, j’ai volé jusqu’à Rome. De Rome à Paris. De Paris à Bonn.
J’ai subi une nouvelle opération en 2000, puis une autre en 2002, en raison d’une métastase au poumon. En 2004, nouvelle métastase au poumon. En 2005, on m’a retiré un morceau de poumon. La métastase a atteint les os.
Depuis, la chimiothérapie a contenu le développement de la métastase. On peut dire que ça va.
Demain, comme toutes les trois semaines, je vais recevoir une « infusion » à l’hôpital (en Allemand, « infusion » veut dire injection. La première fois qu’elle m’avait parlé de son « infusion », j’avais compris qu’il s’agissait d’une tisane. On avait beaucoup ri…).
Lionel C.
Kurdistan allemand, Toussaint 2016