L’unité nationale par millions s’est rassemblée derrière son chef, le désormais nommé « généralissime » par ses proches.
Il a préféré mettre en avant, comme dans les anciens triomphes romains, ses « opposants » comme ceux du CHP, qui déposèrent leurs armes à ses pieds en ce dimanche 7 août, pour l’unité de la Nation turque et la « démocrature » qui s’ouvre.
La république est sauvée. Elle aura son Président. Et elle aura son « opposition » institutionnelle.
N’est-ce pas là l’essentiel, pour les milieux d’affaires, les classes sociales aisées, dont désormais les représentants pourront s’opposer en rond au sein d’un parlement apaisé… une fois débarrassé de ses trublions « terroristes » ? N’est-ce pas rassurant ?
La démocrature sied au teint des dirigeants kémalistes, comme dans les années 1990, bigoterie en sus.
Le beau discours du président du CHP, vibrant de « démocratie », a fait pleurer dans les salons, devant les écrans de télévision.
Quel courage lui a‑t-il donc fallu, pour se rendre dans ce meeting conçu par l’AKP, et y porter la parole de l’opposition !
Pensez-vous donc, le voilà promu au rang d’observateur de la « démocratie » par Erdogan en personne, et accessoirement à celui de gendarme de sa « gauche », priée de serrer les rangs derrière lui. « Il a même dit : démocratie, laïcité, République, importance du Parlement, consensus… en douze points, face à une AKP médusée sans aucun doute ».
Pensez donc encore, Erdogan sort tellement affaibli de ce coup d’état manqué et des purges, que rien que “l’évocation” de ces mots le fera tomber bientôt…
C’est l’Union Européenne qui va être contente, de retrouver là un partenaire acceptable… comme l’indiquait déjà les propos d’un dirigeant du Conseil Européen, autre vieille institution vénérable.
Et comme l’écrivait déjà un journaliste de haut rang de la « gôche » française il y a peu, “un front de gauche pour la démocratie est en marche en Turquie”… Reste à convaincre Erdogan.
Ce 7 août, moins d’un mois après le putsch manqué, est un deuxième jour noir pour la Turquie.
C’est le jour où l’effroi s’est transformé en consensus politique, devant des foules turques où la peur, la haine, et l’envie de revanche, la bigoterie, la confusion se côtoyaient. Toute la Turquie sans Gülen.
C’est vrai, certain(e)s diront que c’est là la démocratie, la raison du plus grand nombre… Et si demain venait une « élection », nul doute qu’Erdogan en sortirait vainqueur absolu, plébiscité par la mosquée et la république réunies. Un référendum constitutionnel ?
Le pire est en effet pourtant évité. Les affaires peuvent reprendre.
Et même si des condamnations continuent à pleuvoir sur des « journalistes », des mises à l’écart d’universitaires ne cessent pas, ne sont-ce pas là des irréductibles opposants au « consensus », à cette « nécessaire prise en compte de tous les esprits », sauf ceux qui en feraient du mauvais ?
L’OTAN peut continuer à subvenir aux besoins de l’armée turque, qui a son « généralissime », un gars présentable, qui préfèrera pour un temps court la casquette du « pacificateur » au turban du Sultan.… Enfin, pour un temps… Peut être même cela facilitera-t-il les parlottes en coulisses autour du « règlement du conflit syrien » ? Et le chantage sur les visas européens contre les réfugiés syriens…
Reste que Erdogan voudra à un moment ou à un autre, en « finir » avec le mouvement kurde, et les urgences que cela impose sur les frontières. Le choix semble être encore celui de la contrainte des couvre-feux, et de la dénonciation des « terroristes », fortement consensuelle. Mais pour combien de temps ? Le maintien d’une totale ambiguïté sur le sort d’Öcalan reste une carte provocatrice à l’égard des populations kurdes, utilisable comme déclencheur du pire.
Ce dimanche aura aussi été celui où l’AKP brandit à la fois le drapeau national et celui de « la paix armée anti-terroriste ». Rassurant non ?
Il se trouvera sans doute quelqu’un(e) pour condamner mon pessimisme, ma vision noire de la situation.
On me dira que « l’unité nationale » porte en germe l’affaiblissement du pouvoir de nuisance d’Erdogan, que la défense de la République va à l’encontre de la dérive fascisante et bigote. On m’objectera que les foules réunies aujourd’hui sont la mosaïque politique de la Turquie, et que l’AKP devra en tenir compte. Bref, la conscience de gôche laïque et républicaine va trouver mon drapeau bien noir, et mes propos à la limite de l’islamophobie… pas européens du tout. Je m’inspire pour dire cela des échanges de “gôche” en Turquie.
Un meeting du mouvement kurde se tenait pourtant le même jour à Batman. Un rassemblement lui aussi “pour la démocratie et contre la politique du coup d’Etat”. Un rassemblement comme le furent ceux du quartier Gazi, d’Izmir ou de Van, « ni coup d’Etat, ni Erdogan ! Démocratie tout de suite ! ».
Mais les propositions politiques qui viennent de ce côté là trouveront difficilement écho à moyen terme face aux alliances contre nature d’aujourd’hui, qui font oublier qu’il y a quelques années, le mouvement Gezi donnait un nouveau souffle à la politique. Il faudra attendre les gueules de bois des lendemains de fête nationale.
Il est toujours difficile de constater des reculs, des trahisons politiques. Ce fut le cas en Grèce l’été dernier… En Europe, en filigrane, dans la « gauche anti austérité » depuis plusieurs années, malgré le « coup de chaud français » du printemps.
C’est au tour de la Turquie, à une échelle cette fois qui aura très vite des répercussions sur le continent.
Comment, dans ces conditions, ne pas comprendre celles et ceux, intellectuels ou militants épuisés, qui vont quitter leur pays, la boule au ventre, alors qu’ils le peuvent encore ?
Je m’attends au pire, dans les retranscriptions médiatiques ici. Et les dégâts que ne manqueront pas de faire ce « front de la démocrature » au sein même de la diaspora européenne, isolant les Kurdes davantage encore, ne tarderont pas à apparaître.
Il y a urgence à décrypter les situations, à informer encore davantage sur la répression qui continue, à soutenir la proposition régionale « vivante » que représente le processus en cours au Rojava. Il est à lui seul, l’antithèse de la confusion à gauche, l’antidote du poison nationaliste qui se diffuse, et avec lui toutes les « alliances »…
En complément, une traduction à la volée des fameux douze points du CHP kémaliste.
Les 12 points du manifeste lu par Kılıçdaroğlu, leader du CHP lors du meeting de l’AKP Yenikapı.
1- Ne faisons pas entrer la politique à la mosquée, à la caserne ou au tribunal.
2- Développons dans la politique, la culture de consensus et rendons dominant l’intelligence politique commune.
3- Dans la politique, n’évitons pas l’autocritique, analysons bien le passé et empêchons la répétition de l’histoire.
4- Dans la construction de l’Etat, prenons comme principe le mérite. Donnons ce travail aux compétents.
5- Quelles que soient les conditions, approprions nous la démocratie jusqu’au bout. Disons, « Ni coup d’Etat, ni dictat, vive la démocratie complète ». Assainissons la Turquie du Droit au Coup d’Etat.
6- Approprions nous les valeurs fondamentales de notre République et arbitrons en les approfondissant.
7- Renforçons notre système parlementaire. Aujourd’hui, des questions de députés ne trouvent pas réponse.
8- Défendons la liberté des médias jusqu’au bout.
9- Mettons l’indépendance de la Justice sous “assurance constitutionnelle”.
10- Défendons tous ensemble, la laïcité qui est l’assurance de la liberté de culte et de conscience.
11- Sortons le système d’enseignement du concept monotype, reposons le sur des principes scientifiques prédits par l’intelligence. Nos enfants doivent être élevés libres de penser, libre de sagesse, libre de conscience, et de questionner le monde.
12- La réputation des personnes lésées par l’organisation FETÖ (Gülen) lors des procès Balyoz et Egrenekon, doivent leur être rendue.
Pas une critique contre l’état d’urgence qu’ils ont d’ailleurs votés. Pas une parole pour le HDP, sauf pour “regretter” leur non participation à cette forfaiture. Et derrière lui, un discours d’Erdogan sur la peine de mort. Un treizième point oublié ?
Au suivant ! Vous pouvez pleurer !
Image à la Une : Un moment chaleureux et consensuel avant le meeting, entre Erdogan, Président de l’Assemblée Nationale Ismail Karaman, Premier Ministre et Président de l’AKP Binali Yıldırım, Président du CHP Kemal Kılıçdaroglu, Président du MHP Devlet Bahçeli.
Quand il est question de Patrie, le reste est du détail…
Dossier spécial : 7 août 2016
Ce dossier nous a semblé nécessaire pour à la fois avoir les éléments factuels et des supports d’analyses, et donner nos parti-pris, qui ne sont que les nôtres, afin d’amorcer un débat. En effet, tant dans la diaspora kurde et turque en Europe ou ailleurs, que dans les gauches européennes, et le mouvement libertaire dont nous sommes proches, ce débat internationaliste est indispensable, puisqu’il rejoint tous les autres sur l’avenir des luttes et la défense des utopies qui nous feront avancer.
Chapitres
- Yenikapı, un pont dans l’histoire de Turquie Décryptages et analyses…
- Le grand meeting de Yenikapı sous la loupe
- Discours de Devlet Bahçeli, Président du MHP
- Discours de Kemal Kılıçdaroğlu, Président du CHP
- Discours de Binali Yıldırım, Premier Ministre
- Discours de Recep Tayyip Erdoğan, President de la République
- Yenikapı : la réponse de Selahattin Demirtaş
Annexes
et bien d’autres…
Notamment sur Susam Sokak pour ses analyses, le blog d’Etienne Copeaux….
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