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Vous ne trouverez pas dans les archives de Kedistan d’article sur ces manifestations dites de Kobanê, appelées par le mouvement kurde, mais pas que. Le magazine en ligne n’a vu le jour que quelques semaines plus tard.
Mais ce temps où en Syrie, les états coalisés des puissances occidentales concoctaient leurs bonnes vieilles recettes activées autrefois en Afghanistan, à savoir utiliser un ennemi secondaire contre le considéré comme principal, les “barbus” contre les “rouges”, n’est inconnu de personne. Là, l’ennemi principal désigné était Bachar, l’allié d’hier, honni depuis par un Printemps arabe. Les Etats Unis en tête, à peine sortis de la complète déstabilisation de la région avec la guerre irakienne, là encore en confortant un pseudo pouvoir irakien jouant sur les fractures inter religieuses, se lançaient dans l’aide aux groupes anti-Assad, déjà gangrenés par des factions djihadistes, qui confisquaient le soulèvement politique et social de 2011.
Daech proclamait son Califat en juin 2014, alors que cette stratégie politique battait encore son plein, et que la Turquie, membre de l’OTAN, en tirait elle de son côté les bénéfices, et les retours éventuels sur investissement à venir, concernant les zones syriennes, actuellement occupées. Dans ces conditions, l’attaque de Daech contre Kobanê, recevait une réponse plus qu’attentiste de cette Turquie, Turquie légitimée par la stratégie des états occidentaux. Kobanê devenait pour une première fois révélatrice de la faillite d’une stratégie politique et militaire diligentée de l’extérieur, dont les populations kurdes payaient déjà le prix fort. Cette ville martyre, en 2015 cette fois, deviendra aux yeux du monde entier le symbole d’une résistance possible, et mettra fin à cette stratégie des alliances contre nature, que la Turquie elle, n’abandonnera pas, puisqu’elle les pratique déjà en interne.
Le fait que le mouvement kurde en Turquie ait alerté sur ce qui se jouait alors, et pas seulement en soutien humanitaire aux populations, concernait toute l’opposition au régime, tant sa partie la plus kémaliste, que sa plus dynamique et démocratique. Il alertait en fait sur l’instrumentalisation des forces djihadistes contre les avancées démocratiques possibles en Turquie même, et la volonté de consolider un pouvoir sur une stratégie de guerre. C’est ainsi que le HDP et le mouvement social d’opposition axa sa politique autour de la Paix.
Il est donc utile de voir comment, avec ce procès contre le HDP, prenant prétexte de Kobanê, le régime turc, tandem AKP/MHP, veut effacer les preuves de sa totale duplicité avec le djihadisme, en inversant l’accusation sur la violence et la guerre, pour incriminer des politiques d’opposition et apporter une pierre à la liquidation du HDP.
Au passage, on ne peut que souligner également ce que le mot “Justice” signifie encore en Turquie : un théâtre où l’on maintient une façade, pour ne pas rompre l’édifice des traités de coopération, mais où tout se déroule sous les ordres du pouvoir.
Un entretien important réalisé par Selman Güzelyüz, avec Kazım Bayraktar, un des avocats de la défense, pour l’agence Mésopotamie (MA) et publié en turc le 28 avril 2021.
Me. Kazım Bayraktar : “Les rapports d’autopsie mèneraient à l’auteur”
Dans la continuité de l’acharnement contre la politique kurde en Turquie, et avec la première audience du “Procès Kobanê”, qui s’est déroulée le 26 avril dernier, l’acharnement trouve une nouvelle dimension. Le procès durant lequel sont jugés 108 femmes et hommes politiques, dont 28 déjà en détention, se base sur des actions à Kobanê, en réponse aux attaques de Daech. Cette nature réactive est une réalité connue de l’opinion publique mondiale.
Kazım Bayraktar, un des avocats du procès, affirme, en s’appuyant sur les documents et informations figurant dans le dossier des attentants commis par Daech, que le pouvoir s’efforce d’obscurcir la vérité. Kazım Bayraktar, qui est également l’avocat des victimes de ces attentats, exprime que le Procès Kobanê n’est pas limité à la politique kurde, mais concerne toute l’opposition.
Avec Kazım Bayraktar, qui a exercé son métier dans les couloirs des Tribunaux de sécurité d’Etat du coup d’Etat militaire de 12 septembre 1980, et aujourd’hui des tribunaux pénaux de l’ère AKP, nous nous sommes entretenus sur le Procès Kobanê.
• Lors de l’audience au cours de laquelle les avocats ont quitté la salle, la procédure n’a pas été appliquée, les accusés n’ont pas eu leur mot à dire, et l’acte d’accusation a été lu sans présence de la défense. Pourquoi ce procès, qui devait durer un mois, est-il retardé d’une semaine?
Nous sommes alléEs à l’audience, préparéEs. La cour a deviné nos préparatifs, et ils sont venus également préparés. En parlant de préparation, je veux dire, “qui aura la supériorité psychologique dans l’affaire”.
L’audience a commencé par l’enregistrement des procès-verbaux concernant les personnes impliquées dans l’affaire. Nous avons exigé que la parole soit donnée à nos clients Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ avant la lecture de l’acte d’accusation, mais ils ont rompu la procédure judiciaire et sont passés directement à la lecture de l’acte d’accusation.
Nous avons déposé requête, pour acter le fait que nos amis avocatEs, qui n’avaient pu entrer dans la salle d’audience, constituait une rupture de procédure. La situation de nos confrères et consoeurs, qui n’ont pas pu accéder à la salle, a finalement été versée au dossier. Mais, cette fois, ce sont les enregistrements audio de nos collègues et clientEs n’ont pas été versées dans les registres de SEGBIS, le “Système d’information Audio et vidéo” officiel. Face à cela, nous avons quitté le procès en signe de protestation devant la cour.
Au bout d’un moment, le tribunal a réalisé ce qu’il faisait.Quand il a deviné où l’affaire allait, il a reculé. “Vos avocats peuvent venir s’ils le veulent”, a‑t-il dit. Au bout d’un moment, lorsque nous sommes retournés dans la salle d’audience, la police a essayé de nous bloquer la porte, en la fermant. Lorsque les avocatEs ont forcé le barrage, le président du tribunal a été obligé de dire “laissez-les entrer”.
Ensuite, Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ désiraient déposer une requête de récusation du juge, en argumentant. 1.
Mais, le tribunal, qui normalement devait enregistrer de plein droit cette demande, ne les a pas autorisé à l’exprimer. Les avocats ont voulu eux-mêmes transmettre cette demande de récusation, mais elle ne leur a pas été autorisée non plus. Le tribunal a continué en procédant à la lecture de l’acte d’accusation. Nous avons alors, en protestant contre ces pratiques hors procédure, quitté la salle de nouveau.
Lors de toute cette séquence, le tribunal a pratiqué l’obstruction, en coupant le son des enregistrements SEGBIS de nos clientEs, lorsque cela l’arrangeait. Le procès s’est donc déroulé comme cela jusqu’au soir.
Finalement, le tribunal a décidé de rejeter la demande de récusation de la part des avocats, sans qu’ils-elles puissent la déclarer. Il a cette fois émis qu’il voulait obtenir cette demande de nos clients, mais ils-elles ont déclaré que, n’étant pas au courant de ce qui se passait dans l’audience, ils-elle souhaitaient transmettre la justification du refus par écrit. Le tribunal a ajourné l’audience, ayant été contraint d’obtenir les motifs de demande de récusation.
• Si on en revenait à “la supériorité psychologique”…
Le tribunal n’a pas pu établir l’ascendant psychologique qu’il souhaitait. Le nombre d’avocatEs participantEs était très important. Une sérieuse réaction a été montrée dans la salle avec des protestations et applaudissements. Face à cette réaction, le tribunal a été contraint de reporter l’audience, parce qu’il n’était pas en mesure de développer une contre-offensive. Ce que le tribunal voulait faire, c’était empêcher Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ d’afficher l’arrière plan juridique et politique de cette affaire. Parce que ce premier jour de l’audience, la parole des deux coprésidents serait influente pour le public. Il voulait les en empêcher. Il l’a fait en fermant les enregistrements SEGBIS. La possibilité de mettre fin à l’affaire dans les délais prévus, fut alors très affaiblie.
• Qu’attendez-vous de la deuxième audience de ce procès Kobanê ?
Lundi prochain sera le dernier jour pour la demande de récusation de juge. S’il y a audience, le juge, lors de la présentation de la demande, doit l’envoyer à une juridiction supérieure. La délégation de juges, devra de nouveau ajourner l’audience.
• Sur la nature de l’affaire, que pensez-vous pour les audiences ultérieures ?
Ce procès est illégitime. De son contenu au processus de préparation, l’illégalité totale prévaut. Sur la base de l’article 90 de la Constitution turque, la poursuite de la détention, face à la décision de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits humains (CEDH), qui lie pourtant définitivement la Turquie, le maintien des concernéEs en prison, n’est plus une détention, mais se transforme en emprisonnement. Envers celles et ceux qui restent en détention, est en train d’être commis un crime de “détention illégale”, qui peut être motif d’ouverture de procès. Il est donc question de juges et de procureurs entrainés vers le crime.
Dans la période d’alliance entre l’AKP et Fethullah Gülen, il y a eu des juges et des procureurs qui ont fait des choses illégales, comme le procès Ergenekon. Les juges, les procureurs, les agents et officiers de police qui ont ainsi oeuvré à cette époque, sont aujourd’hui en prison, pour les crimes dans lesquels ils ont été entraînés. Ceux actuels sont également entraînés vers l’illégalité. Nous essaierons d’exprimer cela. Nous leur dirons “vous faites quelque chose qui vous fera juger”. Nous adopterons par ailleurs une position juridique de défense active, voire même de contre-attaque. Nous ne serons pas celles et ceux qui sont jugéEs, mais celles et ceux qui accusent. Nous accuserons ceux qui on joué un rôle dans le déroulé des événements, du haut en bas. Eux, disent “Kobanê”, nous dirons “Daech”.
• La délégation de juges a obtenu un statut spécial avec la nomination d’une deuxième délégation à la 22e Cour pénale lourde d’Ankara et a été placée en mesure de se pencher uniquement sur l’affaire Kobanê. Comment doit-on évaluer cette pratique ?
Il y a violation du “principe dit de juge naturel” en Droit. Juges et procureurs sont nommés, selon l’affaire. Il y a aussi le fait que certains procureurs soient retirés de l’affaire en cours, et d’autres nommés à leur place. En ce qui concerne cette affaire, nous avons compris, lors du changement d’un procureur effectué, que le procureur nommé était clairement identifié MHP, Parti d’action nationaliste. De telles nominations sont incompatibles avec le principe de “juge naturel” pour décider du sort des accuséEs du procès. Et ça, c’est juste une petite partie de l’affaire…
Il y a aussi une grande partie, et celle-ci a fut entièrement consolidée ces dernières années. De toutes façons, le pouvoir judiciaire en Turquie, de la Cour suprême, au tribunaux locaux, est totalement mis hors du principe du juge naturel.
En d’autres termes, la justice est paramétrée de façon à ce que toute personne, jusqu’aux moindres greffierEs, puissent être retirées en une nuit et remplacéEs le lendemain. Les lois ont été réformées pour ce faire. Cela a été fait avec la modification constitutionnelle de 2010, et a été reconduit jusqu’à nos jours. Il n’était pas très difficile de faire une telle nomination dans ce cadre, car le pouvoir judiciaire était déjà rendu complètement dépendant du pouvoir.
La délégation de juges qui s’occupe actuellement de cette affaire a d’autres tâches à accomplir. Il y a beaucoup de procès dans cette Cour. Ce comité poursuivra ses travaux prédéterminés afin de pouvoir continuer à examiner cette affaire. Un nouveau personnel a été nommé en renfort. Ces juges s’occuperont des autres tâches de cette Cour. La délégation actuelle poursuivra ce procès dans le cadre où elle est emprisonnée, et son unique travail sera de traiter de cette affaire. C’est l’une de ces situations qui viole le principe du juge naturel. Dans le Droit, un juge ne peut exercer uniquement dans une seule affaire.
• Parlez-vous d’une nouvelle pratique ?
Une nouvelle pratique dans qui apparait au grand jour. C’est-à-dire qu’une délégation de juges est attribuée à une tâche unique. Des pratiques similaires ont été menées au cours de la période de la Cour de sûreté de l’État (DGM) 2 comme suit : certaines affaires étaient transmises à la Cour de sûreté de l’État. Il n’était pas question de traiter des procès uniques, mais certains dossiers ne lui étant pas transmis, alors ses tâches étaient allégées et son travail pouvait être concentré vers un procès précis.
Ce types de tactiques étaient pratiqués à l’époque. Mais maintenant, lorsqu’il s’agit d’une opération politique importante et prévue, les magistrats qui exercent dans la période où celle-ci sera menée, sont préalablement et spécialement paramétrés. Il existe un phénomène de nomination de certains juges et procureurs, destinés à remplir certains objectifs. Cela est devenu monnaie courante, mais la nomination d’une délégation de juges à un procès unique, comme dans ce procès, est un cas pourtant rare.
• Beaucoup de choses ont été écrites et dites sur l’acte d’accusation, et différents noms ont été mis dans l’affaire en question. En regardant tous ces développements, comment nommer cette affaire?
On pourrait aussi l’appeler procès complotiste, mais cette affaire n’a pas les caractéristiques d’être un “procès”, dans le vrai sens du terme. C’est juste un mauvais procès, tel un instrument. Cette affaire apparait comme le produit d’une stratégie de liquidation de la politique kurde, qui s’amplifie. En d’autres termes, ce procès vise à repousser, voire à éliminer progressivement les positions où le mouvement politique kurde était arrivé jusqu’à aujourd’hui. C’est également une affaire menée afin de paralyser et détruire le Parti démocratique des peuples (HDP), dans tous les domaines. Autrement dit, d’un côté, le procès de dissolution du HDP est en cours, mais de l’autre, comme ce procès conduira à un résultat politique distinct, et qu’il n’y a pas encore d’unité de pensée entre les partenariats de pouvoir sur cette question, le procès Kobanê est l’affaire la plus centrale menée pour disrupter complètement le HDP.
• Dans le viseur du procès, y a‑t-il alors la liquidation du mouvement politique kurde ?
Ce procès ne vise pas seulement les Kurdes. Il signifie également la volonté ne pas autoriser d’opposition politique. C’est un procès qui contient un message selon lequel la politique du mouvement kurde, et d’autres pensées de gauche associées au mouvement kurde d’une manière ou d’une autre, ne seront plus autorisées à vivre dans ce système. Bien sûr, lorsque nous examinons le contenu de l’affaire, il y a beaucoup d’acrobaties, des fausses preuves aux falsifications pour ce faire…
Et quand on regarde sous cet angle, c’est en effet une affaire de complot. Parce que le HDP ne se présente pas comme un simple mouvement kurde. Lors des élections de 7 juin 2015, et des périodes ultérieures, il a commencé à gagner des voix dans les régions de l’ouest de la Turquie, et parmi d’autres tendances de gauche. Tout le monde, en particulier le gouvernement, a vu que le HDP prenait de plus en plus d’ampleur pour devenir un parti démocratique pour toute la Turquie. Il a également commencé à créer une dynamique visant à assurer une large unité contre le fascisme. Afin d’éliminer ce danger, le gouvernement criminalise le HDP et veut le détruire, diviser et purger tous ses alliés et celles et ceux qui le soutiennent, dans les zones et espaces où ils se trouvent.
Je vais m’exprimer en me basant sur les années passées. Dans le sens politico-économique, il est question d’une centralisation visant à gérer toutes les institutions de l’État, les pouvoirs judiciaire, exécutif et législatifs à partir d’un seul centre. Le mouvement politique kurde, le HDP et d’autres parties de la gauche révolutionnaire, la classe ouvrière, les classes populaires et les femmes sont des obstacles au processus de cette centralisation. Il est question donc d’un élan de liquidation de toutes formations et organisations pourtant légales. Ceci est une forme de dictature fasciste. En d’autres termes, alors que nous avançons vers 2023, le fascisme continuera pas à pas à consolider davantage ce qu’il a fait jusqu’à présent, à centraliser, à éliminer tous les segments d’opposition à une dictature. Ce procès est de fait l’une de ces étapes.
• Quel est le problème de ceux qui dirigent la centralisation dont vous parlez, avec Kobanê ?
L’une des principales raisons est que lorsque le premier mouvement populaire a commencé en Syrie, les impérialistes occidentaux ont développé certains plans, et ont tenté de se ménager une position en Syrie, en armant des gangs salafistes, politique qu’ils avaient précédemment déjà utilisée au Moyen-Orient et en Asie. Quant aux partenaires du pouvoir, ils ont également agi conjointement avec l’Occident dans l’utilisation des gangs, calculant leur part potentielle. Mais le calcul n’a pas correspondu au prix du marché. Plus tard, la stratégie occidentale a proposé certains arrangements, mais l’AKP a gardé dans la main, en particulier, les gangs salafistes, l’Etat islamique, Al-Qaïda et des gangs similaires, pour les utiliser, afin de liquider le mouvement kurde en Syrie. Au même moment où l’EI se déplaçait et multipliait ses attaques contre Kobanê, l’AKP a conclu une coopération si étroite avec des gangs appelés l’EI et l’ASL, que seul le mouvement kurde se tenait debout devant lui dans ce processus. Ils ont été heureusement vaincus par le mouvement kurde. Bien sûr, cette défaite devait se payer. Ils ont alors utilisé de nombreuses tactiques pour faire payer le prix au mouvement kurde. L’une fut les manifestations de Kobanê : Le gouvernement a utilisé lors des protestations, des instruments légitimes et illégitimes, entraînant la mort d’un grand nombre de personnes. Le pouvoir est directement responsable de ces morts.
Mais le pouvoir, pour inverser cette perception et autant que possible les pertes, a jugé plus approprié d’en accuser le mouvement kurde, les politiciens kurdes et le HDP, sur une question dont il est lui-même coupable. En ce sens, il a utilisé cette affaire comme un instrument pour facturer à la fois la liquidation du HDP et les massacres de Kobanê. L’affaire Kobanê est utilisée comme une outil de purge de l’opposition. Mais lorsque nous lèverons le voile, se révéleront clairement, l’alliance de l’AKP avec l’Etat islamique et les gangs salafistes, ainsi que son objectif de couvrir les massacres qu’il a commis en Turquie.
• Vous êtes aussi avocat dans l’affaire de nombreux attentas perpétrés par Daech en Turquie. Dites-vous vos constats sous la lumière de ces dossiers ?
Les manifestations du 6 au 8 octobre à Kobanê sont avancées comme prétexte. Mais il y a un avant et un après. En examinant les élections du 7 juin et 1er novembre 2015, nous voyons que l’AKP et ses partenaires du pouvoir, ont ouvert à l’Etat islamique et aux gangs salafistes similaires, la voie à la structuration en Turquie. Lors des procès concernant l’attentat de la Gare d’Ankara du 10 octobre 2015, l’attentat de Suruç du 21 juillet 2015 et l’attentat de Diyarbakır, le 5 juin 2015 [lors du meeting électoral du HDP], nous avons rencontrés de tels documents et dossiers, nous avons vu que le processus concernant les manifestations de Kobanê, était un processus où l’alliance du centre de pouvoir en Turquie et de l’Etat islamique s’était réalisée factuellement sur le terrain.
• Pouvez-vous partager un exemple parlant que vous avez rencontré dans les dossiers ?
Le 9 août 2012, les dirigeants des agences de sécurité et de renseignement d’Antep signent un document pour suivre certains noms liés à al-Qaïda. Le document stipule clairement les noms des personnes qui doivent être surveillées. Ces personnes sont les auteurs qui commettront par la suite les attentats. La surveillance de ces personnes étant donc décidée, un procès-verbal est publié. Conformément au protocole, le dossier d’enquête N°44540 pour l’an 2012, est en cours de préparation. Et la surveillance est menée jusqu’en 2014, pour ces individus qui figureront ultérieurement dans le dossier d’enquête comme membres de Daech, provenant d’Al-Qaïda. En 2014–2015, les politiques du gouvernement n’empêchent pas les personnes sous surveillance, de créer des associations et fondations, d’ouvrir des comptes bancaires… Notons également que ce travail associatif est assumé par ceux qui ont ensuite perpétré des attentats. Le Tribunal d’instance, a plus de 80 décisions de surveillance.
En arrivant aux années 2014–2015, lorsque nous avons examiné le dossier, nous avons constaté que de nombreuses personnes, commençant par par Ilhami Ballı, étaient surveillées par le bureau du procureur général d’Ankara. Leurs conversations sont en principe toutes enregistrées. Normalement il doit y avoir une ordonnance du tribunal pour que leurs conversations soient enregistrées. Mais, en février 2015, le bureau du procureur général d’Ankara, on ne sait pour quelle raison, annule la décision d’enregistrer les conversations d’Ilhami Ballı, et décide la destruction des enregistrements effectués. Il s’est avéré plus tard, qu’Ilhami Ballı avait des conversations sur l’organisation du parcours que nous appelons “l’autoroute djihadiste”, permettant à ceux qui ont perpétré les attentats, d’aller et venir en Turquie. Il fait cela, en passant constamment des appels téléphoniques avec certains membres de Daech présents en Turquie et en établissant des lieux de rendez-vous.
Plus tard, les médias ont rapporté qu’Ilhami Ballı avait une liaison avec les renseignements turcs (MIT). Certains événements qui se sont développés en arrière plan, le confirment également.
En regardant tout cela, alors que nous nous dirigions vers les élections de fin 2014 et 2015, il y a eu des manifestations à Kobanê, et quand nous regardons les dossiers de cette époque, nous voyons qu’il y a une surveillance des gangs de Daech, mais avec une politique différente. Quelle est cette politique? “Surveillez-les, enregistrez-les, mais ne les touchez pas”. Ils ne les touchent pas. De temps à autres, ils font des opérations ostentatoires et exagérées, mais il n’y a pas d’opérations visant à neutraliser ces personnes. Celles-ci, dès le début de 2015, développent des structures cellulaires dans Antep et préparent des matériaux et explosifs. À l’approche des élections du 7 juin, dans la période de conflit entre l’opposition et le pouvoir, autour de Kobanê, la coopération du gouvernement [avec ces personnes] ne cesse de s’améliorer.
Nous constatons dans les dossiers de la période pré-élections, comment la politique d’utilisation du Daech comme moyen de créer le chaos et la peur en Turquie, s’est exercée, étape par étape. Cela a commencé avec l’attentat du 5 juin. Demirtaş est à la tribune, le HDP fait son meeting et le tueur envoyé par Ilham Ballı commet l’attentat de Diyarbakır. Ce n’est pas une coïncidence. Nous pouvons maintenant comprendre à partir des documents du dossiers, que ce tueur nommé Orhan Gönder a perpétré l’attentat sous la surveillance de l’État.
Les tueurs qui ont préparé l’attentat d’Ankara du 10 octobre, ont également été traqués lors de leur achat de nitrate d’ammonium. Le bureau du gouverneur d’Ankara ordonne portant la suppression des contrôles à toutes les frontières durant la nuit où des “bombes humaines” arrivent à Ankara. Kobanê est bien le processus par lequel la relation entre l’Etat islamique et les centres de pouvoir en Turquie s’est développée très clairement. Ces dossiers ne devraient pas être analysés indépendamment. Le principal objectif de l’utilisation de l’appellation “Kobanê” pour les enquêtes et arrestations visant à éliminer l’opposition, est de couvrir et d’inverser ces crimes.
• Les responsables politiques du HDP sont tenus coupables de la mort de 37 personnes, mais le dossier ne comprenait même pas de rapports du Bureau du médecin légiste concernant les morts. Les avocats ont dit qu’il n’y avait aucun lien avec les accusations. Y a‑t-il suffisamment de preuves dans le dossier Kobanê, pour diriger l’accusation de “tentative de meurtre intentionnel”, qui fait l’objet de lourdes condamnations, vers une personne ou une institution ?
Dans le cas du procès d’actes tels que meurtres, blessures ou détérioration de biens, ‑qui, d’une part, peuvent être de nature judiciaire‑, la relation de causalité entre l’auteur et les preuves doit être établie. Les preuves de culpabilité, les preuves des actes commis, doivent être concrètement révélées. Seules de vagues déclarations variables selon les témoins, ‑et n’en parlons même pas, de “témoins secrets“3, ne sont pas suffisantes. Dans le cas d’un meurtre, lorsqu’il est question de deux, trois déclarations de témoins, on ne peut même pas dire: “cette personne a commis ce meurtre”, ou encore “ce meurtre a été commis de telle façon”. Le processus juridique ne fonctionne pas comme cela. Qui a tué tant de personnes ? L’Etat n’enquête pas sur cette question. Il ne fait que recueillir des preuves matérielles de décès, et seules celles qui l’arrangent. Et même cela, il le fait à moitié. Il n’y a aucun rapport d’autopsie. Peut-être que dans ces rapports d’autopsie, les véhicules qui ont causé les morts pourraient pointer l’Etat. Qui sait, peut-être, une balle extraite du corps d’une victime, viendrait-elle de l’arme d’un policier… Tout cela n’a pas été étudié. Les rapports d’autopsie mèneraient à l’auteur. Ils essayent d’éviter cette détection. Tout en évitant l’identification de l’auteur, ils affirment: “les responsables du HDP ont fait un appel, c’est eux qui ont incité à la violence.”
Dans de tels cas, il y a “crime d’incitation”, mais l’instigateur doit faire passer l’auteur à l’action. Il doit y avoir une relation entre l’instigateur et l’auteur. Vous devez exposer cette relation. Demirtaş, la direction du HDP, ou le Comité exécutif, a pris une décision et appelé à protester contre les attaques de Daech. Vous dites: “Ce sont les instigateurs”. C’est une accusation politique, mais, selon le Droit, vous ne pouvez pas le faire. Lorsque vous essayez d’établir réellement le lien de causalité, vous vous basez sur des preuves. Vous allez jusqu’au ministère de l’Intérieur, parce que ceux qui sont chargés d’instituer la sécurité sont le ministère des Affaires intérieures et les agences de sécurité et du renseignement.
Dans quelle position étaient-ils au cours de ces événements? Lequel faisait quoi et où. Cela doit être étudié. C’est justement pour ne pas enquêter sur cela qu’ils ont préparé et présenté un acte d’accusation grossier, contenant des charges vagues et déformées. Cela n’a rien à voir avec un processus judiciaire. Ce sont des fadaises. Si vous observez de près, 27 des personnes mortes, sont des membres du HDP. Les membres du HDP se seraient-ils tués entre eux ?
• Il est annoncé que dans la période à venir, le procès Kobanê serait mené à partir des témoins secrets. Dans l’acte d’accusation figurent plusieurs déclarations de témoins secrets ou identifiés, or sont apparues des contradictions, du contenu des déclarations à la façon dont elles ont été prises…
Si nous voulons parler d’un procès équitable et démocratique, il ne peut être question d’un concept comme “témoin secret”. Si vous pensez que son témoignage peut mettre une personne en danger vous la placez sous protection. Avant tout, le témoin doit pouvoir être interrogé par les deux parties. Deuxièmement, lorsque les témoins font leurs déclarations, ils doivent décrire l’événement, en son temps et en son lieu, et non en livrer leurs commentaires, vagues, qui répètent les dires des uns et des autres, ce qu’ils ont entendu, lu.… Si vous observez les dépositions des témoins de ce dossier, vous ne voyez rien de tel. Les témoins sont absents des lieux et des faits. Ils ne font qu’accuser, de cette façon “Demirtaş est parti là, il a reçu des instructions, il est revenu.” Alors nous demandons “étiez-vous avec lui ? Où a‑t-il fait cela ? Qui d’autre était présent à ce moment ? Avez-vous une date ou une heure ?”. Rien de tout cela n’existe.
• Avec quoi liez-vous cette méthode et pratiques de “témoin secret”, en termes d’origine ?
Ce n’est pas une nouveauté dans l’histoire de la Turquie. Cette pratique a existé déjà dans les Tribunaux de sûreté de l’État, pendant la période du coup d’État militaire du 12 septembre 1980. Le terme de l’époque n’était pas “témoin secret”, mais “témoin de confession”, “repenti”. Aujourd’hui, c’est légitimé. La pratique est devenue telle qu’elle est constamment utilisée à l’égard de celles et ceux qui sont contre le pouvoir, y compris dans l’affaire Ergenekon. Dans la série des alliances de l’AKP, c’est utilisé également dans les procès concernant la Confrérie de Gülen. Ils également usé de ces méthodes, les uns contre les autres, tel un langage que nous considérons illégitime et sale. Un témoin secret n’est pas une preuve, il est utilisé dans les procès où il y a conspiration et toutes sortes de supercheries. En fait, cela signifie : “Je ne trouve pas de preuves matérielles, mais je veux vous condamner”. La divulgation d’absence de preuves concrètes est la confirmation de l’absence de possibilité d’accusations. C’est une indication que les accusation ne peuvent être portées à l’encontre du HDP et des personnes identifiées comme accusées.
• Le dossier comprend de nombreuses parties, du MIT au cabinet du Premier ministre, du ministère de la Justice au ministère de l’Intérieur. Pendant les protestations, Le Premier Ministre et le ministre de l’Intérieur de l’époque, sont en contact avec le HDP. Demirtaş l’a expliqué devant la 19e Cour pénale, où est jugé. Le député HDP Sırrı Süreyya Önder l’a exprimé également dans la déclaration au bureau du procureur. S’il y a un procès dans le cadre de cette enquête, pourquoi les membres du HDP ont-ils été désignés comme “suspects” ? S’il y a crime, n’y a‑t-il pas aussi une responsabilité pour ceux qui sont en contact avec les “criminels” ?
Nul doute qu’il y est. Ceci dit, les efforts de l’AKP pour que les enquêtes et procès contre le HDP soient dans sa propre initiative, ont une raison. En ce qui concerne le contact du HDP avec Qandil et le PKK durant le processus de résolution 4, dont justement Demirtaş est accusé dans ce dossier, selon qui a l’initiative, l’AKP procéderait à sa façon, le MHP autrement… A propos ces procès, ils vivent bien sûr, entre eux, des tensions d’initiative. Et nous le voyons très clairement ceci : en fait, l’accusé secret de ce procès est en réalité, Erdoğan. Si des déclarations, des entretiens menés durant le processus de résolution, sont amenés dans l’acte d’accusation en tant que crime, eh bien ils sont fixés avec documents. Tout cela s’est déroulé avec l’approbation des institutions et des autorités déterminés par le gouvernement. Ils en étaient conscients. Ces pourparlers devaient avoir lieu afin que les tactiques qu’ils ont mises en place lors du processus de résolution puissent aller de l’avant.
Les entretiens entre Qandil et Demirtaş et les autres députéEs, et mandataires sont également en évidence. Ils-elles partent touTEs avec autorisation. D’ailleurs, pour que la politique suivie ne constitue pas un crime, la loi n°6551 a été promulguée. Mais quand nous regardons aujourd’hui, les actes d’accusation de ces procès, et certaines requêtes de levée révocation de mandat pour les éluEs, il y a des types d’accusations qui peuvent causer des frictions entre le MHP et l’AKP.
• Le procès visant à la dissolution du HDP, ouvert auprès de la Cour constitutionnelle, par Bekir Şahin, nommé comme procureur de la République à la Cour suprême, le 5 Juin 2020, par le Président, membre de l’AKP, Tayyip Erdoğan lui-même, a été refusé, par les membres du Tribunal constitutionnel qui sont pourtant eux aussi, nommés par le Président, avec le motif “la relation n’a pas été établie entre les actions, et le fait que le HDP soit devenu le noyau des actions”. Certaines personnes ont interprété cela comme un conflit AKP-MHP. Selon vous, quel était l’objectif ?
En fait, les deux forces s’accordent sur la liquidation de la politique kurde et celle du HDP. Mais, il y a des différences selon chacun, en lien avec leurs propres calculs d’intérêts politiques, sur le timing, la façon d’agir et jusqu’où… Dans ces derniers mois, Bahçeli, [le président du MHP] ne cesse de hurler à propos de la dissolution du HDP. Il a transformé cette demande en une sévère injonction. Par ailleurs l’AKP a besoin du MHP, et vice et versa. Mais il y a un conflit d’intérêts dans cette question de besoin.
Je pense que l’AKP s’est dit “allons pour la dissolution du HDP, faisons le par la voie judiciaire” et a saisi la Cour constitutionnelle. Mais il y a des tactiques dans les tactiques… En ouvrant ce procès, l’AKP a voulu refroidir le feu du MHP. Cependant le rapporteur de la Cour constitutionnelle, les autres membres, ont décidé à l’unanimité de rejeter l’acte d’accusation. Je considère cela comme un processus de diversion en raison de la conjecture politique. D’une part, l’AKP veut se faire bien voir du MHP, mais d’autre part, il dit: “Que voulez-vous que je fasse ? L’acte d’accusation a été renvoyée”. L’AKP cherche donc à faire perdurer le processus, quant au MHP, il s’entête à l’imposer.
La bousculade se poursuit… Mais il y a tout de même un point important dans les motifs du rejet de l’acte d’accusation : le lien de causalité est pointé. Comme on en parlait tout à l’heure, il y a un motif de refus signalant la nécessité d’établir les liens de causalité entre les cas de décès, blessures et d’autres préjudices et la politique, les décisions et les déclarations du HDP, et de les expliquer. En fait, cette justification est exactement ce que la Grande Chambre de la CEDH souligne.
Cette décision est à la fois conforme avec cela, et devient un prétexte pour laisser le processus aller au ralenti. Je pense que c’est assez difficile qu’une nouvelle tentative puisse se préparer. Parce qu’avec cette justification, on pointerait qu’une décision de dissolution ne peut être prise avec les mêmes motifs.
Mais en fait, en Turquie, la conjoncture politique évolue très vite. Comme il n’est pas possible de supputer quelle sera celle-ci dans les périodes à venir, ce ne serait pas raisonnable de se prononcer.
Note de Kedistan
La date du prochain audience est annoncée par le tribunal pour le 3 mai 2021.
Dessin: Ercan Altuntaş