Quand on dit “élec­tions”, on pense sou­vent “démoc­ra­tie”. Que penser alors des prési­den­tielles en France où les électeurs ont voté par défaut plusieurs fois pour éviter l’ex­trême droite, ou d’élec­tions qui amè­nent cette extrême droite au pou­voir, comme en Italie ?

La con­fu­sion vient du fait que le terme, qui par­le en fait de la désig­na­tion par vote d’électeurs d’un ou de représen­tants pour exercer des fonc­tions à leur place et en leur nom, est qua­si employé pour toutes les “vota­tions”. Si la démoc­ra­tie représen­ta­tive peut être une forme de démoc­ra­tie, elle s’accommode pour­tant bien sou­vent avec les régimes autori­taires, et sert de façade présentable à des dic­tatures, où les par­lements sont sans pou­voir et où donc, l’élec­tion de représentant.es est une farce.

En Turquie, les élec­tions prési­den­tielles et lég­isla­tives du 14 mai se dérouleront dans le cadre d’un de ces régimes qui n’a de démoc­ra­tique que les apparences.

On y dénonce d’ailleurs déjà la fraude à l’a­vance, comme lors des élec­tions antérieures, et qui pour­rait même être aggravée par les con­séquences du séisme. Par ailleurs, le pou­voir actuel pos­sède tous les moyens de con­trôle du proces­sus, puisqu’Er­doğan y a placé ses affidés à tous les étages, jusqu’à la com­mis­sion élec­torale qui doit proclamer les résultats.

On sait égale­ment com­ment le pou­voir turc a démis de toutes leurs fonc­tions les représentant.es locales pour­tant régulière­ment élu.es, les rem­plaçant par des admin­is­tra­teurs d’E­tat à sa botte, dans les villes et dis­tricts d’op­po­si­tion où les Kur­des l’avaient rem­porté, allant jusqu’à empris­on­ner les élu.es.

Ces “élec­tions”, même sous les regards inter­na­tionaux, peu­vent donc dérap­er elles-aussi.

Les deux prin­ci­paux can­di­dats sont issus des deux courants qui, depuis cent ans main­tenant, instru­men­talisent nation­al­isme, reli­gion et république, sans avoir jamais pour­tant mis en place un réel sys­tème démoc­ra­tique respectueux des lib­ertés fon­da­men­tales, de la diver­sité des peu­ples qui com­posent la Turquie, de la place des femmes hors d’un sys­tème patri­ar­cal et religieux, par exem­ple. Ces deux courants ont en effet gou­vernés la Turquie, du kémal­isme à la syn­thèse tur­co-islamique, jusqu’à Erdoğan, avec une par­en­thèse extrême­ment courte de libéral­isme, dont le prési­dent fut pendu.

Se font face pour le prin­ci­pal l’AKP d’Er­doğan et le MHP ultra nation­al­iste d’un côté, l’al­liance des kémal­istes et des déçus nation­al­istes de l’autre, avec transfuges du MHP ou de l’AKP, parés du titre d’op­po­si­tion, dite “table des 6″.

Une aspi­ra­tion à met­tre fin à un régime qui utilise répres­sion et prison con­tre tous les opposants en Turquie est pour­tant forte et présente. Une bonne par­tie de la Turquie aspir­erait à une trêve, un autre cycle. Les sondages pré-élec­toraux le mon­tre, mais Erdoğan dis­pose tou­jours d’une base élec­torale forte, mal­gré la crise économique et les séismes récents.

C’est ce qui déter­min­era l’im­por­tant vote kurde, par exem­ple, trou­ver une res­pi­ra­tion, quitte à vot­er pour un can­di­dat nation­al­iste (Kılıç­daroğlu) qui a besoin de leurs voix mais n’épouse pas pour autant la cause de leur demande de recon­nais­sance politique.

Le HDP, pour qui les Kur­des, les minorités de Turquie et les pro­gres­sistes votent majori­taire­ment, n’a pas été dis­sout mal­gré les procé­dures entamées, mais ne présente pas de can­di­dat aux prési­den­tielles cette fois. Demir­taş est tou­jours en prison. C’est un choix d’ap­pel­er à vot­er “pour se débar­rass­er d’Er­doğan” et d’ou­vrir ain­si une autre séquence poli­tique, con­sid­érant que des gages lui ont été don­nés sur le retour d’un régime par­lemen­taire en cas de vic­toire con­tre l’AKP/MHP. Il présente donc des candidat.es aux élec­tions législatives.

Erdoğan joue donc de cet accord “tacite” bien que non for­mal­isé, et mul­ti­plie, comme d’habi­tude un mois avant, les arresta­tions dans les milieux kur­des, qual­i­fiés de ter­ror­istes séparatistes, met­tant dans l’embarras le can­di­dat d’op­po­si­tion Kemal Kılıç­daroğlu (CHP) désigné par la fameuse “table des 6”, et divisant ain­si l’élec­torat dit “démoc­rate”. Kılıç­daroğlu se débat déjà avec des cri­tiques per­fides sur ses orig­ines Alévies et n’a jamais été un ardent défenseur de la cause kurde. Rap­pelons que le CHP a sou­vent voté par oppor­tunisme et par­fois con­vic­tion les deman­des de sus­pen­sions par­lemen­taires des députés du HDP, per­me­t­tant ain­si leurs mis­es en accu­sa­tion et des empris­on­nements, dont celui de Sela­hat­tin Demirtaş.

Ces élec­tions sont impor­tantes, si on admet le pari du HDP d’ou­vrir une nou­velle séquence politique.

Pour­tant met­tre fin au régime nation­al­iste politi­co religieux d’Er­doğan, chas­s­er l’AKP du pou­voir, ne résoudra pas pour autant l’équa­tion tou­jours impos­si­ble d’établir une république démoc­ra­tique, plurielle et apaisée en Turquie, équa­tion jamais résolue depuis un siècle.

Tout au plus peut-on espér­er en cas de vic­toire de l’op­po­si­tion un sem­blant d’am­nistie pour certain.es prisonnier.es de renom, et une péri­ode de relâche­ment de l’é­tau polici­er sur les opposant.es, de l’ex­térieur et de l’in­térieur. Aboutir au retour d’un régime par­lemen­taire est aus­si une autre histoire.

On voit assez mal com­ment l’at­te­lage de la “table des 6”, déjà baroque, pour­rait ensuite ne pas éclater sur des prob­lèmes de répar­ti­tion du pou­voir. N’ou­blions pas le rôle de la cor­rup­tion, la crise économique, l’E­tat pro­fond politi­co maffieux , la ques­tion kurde, la turcité aux relents racistes, tout ce qui fait l’His­toire turque. Rien ne dis­paraî­tra par la magie d’élec­tions et, dans une nou­velle séquence qui pour­rait s’ou­vrir, les forces res­teront en présence, et surtout celles de la big­o­terie islamique, de la cor­rup­tion, de l’ig­no­rance et du patriarcat.

On le voit bien, ces élec­tions ne s’ap­puient pas sur un nou­v­el esprit “Gezi”, mais reposent avant tout sur une envie très dis­parate de tourn­er la page, en con­quérants du pou­voir poli­tique pour les uns, en partage du gâteau pour d’autres, dans un “tout sauf Erdoğan” sans pro­gramme pour la suite.

Kedis­tan n’est déjà pas fan d’élec­tions et de cam­pagnes élec­torales. Mais quand on y ajoute le fait de “vot­er con­tre”, sans même avoir une per­spec­tive autre que celle de “chang­er” dans ce qui pour­rait bien devenir une con­ti­nu­ité nation­al­iste, et même tou­jours big­ote et patri­ar­cale, pour fêter le cen­te­naire de la république de Mustafa Kemal Atatürk, l’en­vie de bul­letin s’évapore.

Faut-il faire pour­tant le pari que la défaite d’Er­doğan dégagerait le paysage poli­tique et aller vot­er par défaut ? Cela s’est déjà vu. Une res­pi­ra­tion est tou­jours bonne à pren­dre, sans illu­sions pour la suite.

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La liste final­isée par le Haut con­seil élec­toral turc (YSK), déter­mi­nant les can­di­dats éli­gi­bles pour l’élection prési­den­tielle de 2023, a été pub­liée au Jour­nal offi­ciel le ven­dre­di 31 mars 2023. Les can­di­dats retenus sont : Recep Tayyip Erdoğan (Alliance pop­u­laire ou “Cumhur İtt­if­akı), Muhar­rem Ince (ancien can­di­dat du CHP à l’élection prési­den­tielle de 2018, dis­si­dent) , Kemal Kılıç­daroğlu (Alliance de la nation ou “Mil­let İtt­if­akı) et Sinan Oğan (extrême droite, Alliance ATA).

 

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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…