Je vous propose un moment de respiration avec une nouvelle chronique musicale. Ce sera, pour moi aussi, une bouffée d’air, car comme quasi tout le monde intéressé par la Turquie, et bien sûr qui y vivent, je suis littéralement en apnée ces derniers jours précédant les élections. Je dois vous avouer que je suis assez pessimiste sur les résultats, et que même en cas de changement de régime, je ne fais pas d’illusions sur une quelconque avancée décisive. Vous pouvez lire à ce propos cette analyse synthétisée de Daniel Fleury.
Au seuil des élections, les yeux rivés sur la presse et les médias sociaux, on observe entre autres que l’instrumentalisation de la religion dans la campagne est à son zénith. Les prêcheurs sunnites font endosser tous les problèmes du pays à l’opposition, comme si c’était elle qui dirigeait le pays depuis vingt ans… Erdoğan ramène systématiquement dans tous ses discours, et avec mépris, le fait que l’alliance de l’opposition est représentée par Kemal Kılıçdaroğlu, candidat d’obédience “alévi”, alevisme qui bien que plus libéral, plus progressiste, moins dogmatique, est pourtant un courant de l’Islam. Pas plus tard qu’avant-hier, il remettait cela en s’adressant à Kılıçdaroğlu, “qui t’a demandé si tu es alévi ou pas ? (pourtant c’est lui même qui l’avait demandé) nous avons du respect aussi bien pour les alévis que pour toutes les autres espèces”. Oui, “espèces”. Pour Erdoğan, ceux qui ne sont pas des siens, sont donc des “espèces”… Et toute l’opposition, une “espèce mécréante” bien évidemment. Bekir Bozdağ, pour la troisième fois ministre de Justice, si convaincu que l’Islam est un monopole du régime, se permet de déclarer : “Le soir du 14 mai, on verra une de ces deux photos. Il y aura certains qui sabreront le champagne et fêteront cela jusqu’au petit matin, ou bien ceux qui mettront leur front immaculés sur le tapis de prière pour remercier le Dieu. Réaliser une des deux, est dans les mains de notre vénérable Nation. Décidons donc bien qui nous contenterons cette nuit là.”… Je ne vais pas pouvoir m’empêcher d’ajouter que ce même Bekir Bozdağ, qui pour mieux régner, divise le peuple entre champagne et prière, alors qu’il était ministre de Justice une première fois en 2016, avait déclaré pour défendre la loi de mariage qui supprime la délit de viol en cas de mariage de réparation, y compris pour les mineures : “ce sont des affaires qui se font avec le consentement des petits.”
Désolée, je voulais une petite récréation pour nous toutes et tous, mais il y a un tel ciel de plomb, que même le soleil de la musique a du mal à percer…
Bref, dans ce climat d’extrême polarisation et d’instrumentalisation, ne serait-ce qu’en ce qui concerne les croyances, un clip qui date de 2017, refait surface.
Il s’agit de la chanson “Korkmirem” (Je n’ai pas peur) interprétée par Mahsun Kırmızıgül, pour le film “Vezir Parmağı” (Doigt de Visir) dont il est également réalisateur.
Les paroles de la chanson sont inspirées et adaptées d’un poème du poète satirique azerbaïdjanais Mirza Alakbar Sabir. Avec l’alphabet azéri, “Mirzə Ələkbər Sabir”, est né le 30 mai 1862 à Chamakhi et il y mourra le 12 juillet 1911 alors qu’il est au sommet de son art. Philosophe et enseignant, il est une personnalité publique. Il ne pourra jamais publier de livre de son vivant. Après son décès, en 1912, avec les efforts communs des intellectuels d’Azerbaïdjan, un recueil de poèmes parait sous le titre “Hophopnâme” (Version en turc, 1975, Nadir Kitap) dans lequel figure également le poème “Je n’ai pas peur” .
Issu d’une famille pauvre et d’un milieu religieux, sa poésie se ressource des difficultés de la vie et de ses observations, aussi bien positives que négatives, sur la vie dans son pays sous l’Islam dominant de l’époque, et lors de ses voyages en Asie centrale et au Moyen-Orient. Il a commencé à écrire dès le petit âge, et, pour son époque, sa plume est innovatrice et quitte les sentiers habituels de la poésie classique, à la fois dans ses expressions, que par les thèmes abordés, et sa description de profils, véritable galerie de portraits sociaux liés aux vices, ignorance, appétence de richesse et comportements indolents.
“Qui aime l’humain, devient épris de la liberté
Où il y a la liberté, il y a l’humanité.”
Pour en savoir plus, vous pouvez jeter un coup d’oeil sur le Wikipédia, qui détaille sa vie et son portrait.
Je partage avec vous cet excellent clip tourné en Cappadoce. La petite montagne qu’on y aperçoit est Erciyes. Vous trouverez également quelques autres interprétations, et son poème intégral en français, en fin d’article.
Les versions chantées utilisent, certainement pour rester “politiquement correcte” des termes comme bigot, dévot, cagot, mollah… or il y a des thèses qui avancent que dans le poème original, le poète utilisait carrément le mot musulman tel quel. Evidemment, en prenant connaissance de l’oeuvre du poète, et le milieu religieux dans lequel il a grandi, on peut comprendre que ceux qui font dire à Mirza Alakbar Sabir , tel quel, “j’ai peur des musulmans”, masquent le fait qu’il dénonce ceux qui utilisent les attributs religieux, qui exploitent et domptent le “petit peuple” en le caressant dans le sens de ses croyances, qui se déclarent comme un parmi eux mais qui, noyés jusqu’au cou dans la corruption, s’enrichissent au dos des populations qu’ils entubent.
En gros, le tableau de la Turquie aujourd’hui… L’instrumentalisation des religions, de toutes les religions, n’est pas une nouveauté, et l’opium du peuple y fonctionne à merveille…
Je n’ai pas peur
Aïe gamin
A l’aube je me mets dans les déserts
Gamin, dans les déserts, gamin, dans les déserts
Dans les déserts, gamin, les déserts
Je vois des lions rugissants, je vois des hyènes qui mangent du sang
Je vois l’océan en vagues, je vois des êtres, je vois des djinns
Je vois des fantômes dans des tombeaux
Je vois mille sortes de déluges
Je vois un démon sauvage
Je n’ai pas peur gamin, je n’ai pas peur
Aïe gamin
Avec cette bravoure,
Avec cette bravoure je te jure
Je jure par dieu, croix de bois croix de fer
Où je vois un bigot, où je vois un dévot
Où je vois un mollah, là j’ai peur
J’ai peur gamin, j’ai peur du fayot
J’ai peur de leurs idées, j’ai peur de leurs desseins hypocrites
J’ai peur gamin, J’ai peur, j’ai peur.
L’interprétation de Mahsun Kırmızıgül existe aussi en version rock anatolien.
Une autre version rock, par Grup 7
Deux versions plus traditionnelles. La première est de Musa Eroğlu & Yavuz Top & Muhlis Akarsu et la suivante est interprétée par Mustafa Arslan.
La chanteuse Zerrin Özer, surnommée la “Janis Joplin de Turquie”, y met son sel, dans le style propre à elle…
Une autre version, cette fois de Grup Laçin.
Et voici l’intégrale du poème de Mirza Alakbar Sabir.
J’AI PEUR
Je me mets sur les routes à pied,
Je vois des chardons géants, je n’ai pas peur
Je scrute les déserts
Je vois des néants arides, je n’ai pas peur
Tantôt je deviens voilier sur la mer
Je vois des vagues en déluge, je n’ai pas peur
Tantôt je vais sur les rives,
Partout je vois mille bêtes féroces, je n’ai pas peur
Tantôt je prends la route à l’aube, seul
Je vois des volcans en feu, je n’ai pas peur
Tantôt, ombre solitaire, je descends dans des forêts,
Je vois des animaux farouches, je n’ai pas peur
Je mets mon visage face aux roseaux
Je vois nombre de lions, je n’ai pas peur
Je me promène dans les cimetières parfois
Je vois des fantômes sur des tombeaux, je n’ai pas peur
Les ruines deviennent ma halte
Je vois des djinns, je vois des êtres, je n’ai pas peur
Sur le globe terrestre, pour faire court,
Même en me baladant dans les ailleurs
Je vois beaucoup de quidams étranges, je n’ai pas peur
Mais même avec cette bravoure, en vrai, ah l’ami,
Je jure par dieu, croix de bois croix de fer
Où je vois un musulman, j’ai peur
Je n’ai pas peur pour rien, il y a une raison
Que puis-je faire, vieux ?
Je vois les idées de ces égarés, j’ai peur
J’ai peur, j’ai peur.
(Traduit et adapté à partir du turc)