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3ème jour après le tremblement de terre en Turquie, Syrie et Kurdistan. On n’entend plus que quelques voix provenant des décombres. Les appels à l’aide se sont tus petit à petit… Des milliers de personnes coincées sous les décombres ont péri par le froid, le manque d’eau, et en attendant les sauveteurs. Les familles rescapées attendent aussi, désespérées, entre larmes et colère, devant les énormes tas de gravats.
L’insuffisance et l’inorganisation de l’Etat pour cette catastrophe pourtant prévue a coûté à ce jour plus de 18 milles vies perdues… et ce n’est pas fini. Un titre qui disait “On ne peut donner la date d’un séisme, mais on peut prévoir et éviter une catastrophe”, n’a jamais été autant d’actualité.
Les habitants des villes “oubliées” transportent les corps de leurs proches eux-mêmes, avec leurs propres moyens. Beaucoup d’habitants ouvrent leur maison épargnée pour héberger des rescapés, mais cela ne suffit pas à des milliers qui essayent de survivre, s’alimenter, dans le froid glacial. Même les toilettes sont un grand problème.
Sous le prétexte louable de coordonner les secours dans les meilleures conditions, l’Etat a érigé un monopole pour l’AFAD, (l’organisme public turc de gestion des catastrophes). En réalité, son action est étroitement dirigée en haut lieu. On ne peut dire avec précision si la carte d’arrivée rapide ou non des secours, correspond à une carte électorale, où à celle d’infrastructures déjà déficientes au préalable, ce qui revient au même. Nous sommes dans cette partie géographique de la Turquie dans des zones de peuplement déjà en grande partie à majorité kurde, alévie, peu favorables au régime.
Une cascade d’autorisations pour les secours de l’étranger, entre autorisations de l’ONU, de l’AFAD, et du gouvernement a souvent retardé de deux journées l’arrivée d’équipes et de matériel spécialisé, ainsi que l’aide médicale internationale. Le régime ne peut à la fois dire qu’il s’agit de “la pire des catastrophes au monde” et ainsi cloisonner les secours.
Pour la Syrie, on le sait, les accès sont encore plus problématiques. Mais cela n’a pas empêché non plus la Turquie de retarder de deux jours l’ouverture de deux points de frontière supplémentaires, réclamés pourtant par les secours. Et le régime turc n’a pourtant pas retardé des bombardements aériens “prévus” sur Tall Rifaat, en Syrie Nord, région touchée aussi par le séisme (information transmise par les agences kurdes).
Les premiers secours sont donc venu des solidarités locales, et des organismes de société civile et de secours qui, fort heureusement, existaient dans les tissus urbains. On voit peu d’uniformes de l’armée ou de la police pourtant omniprésente d’ordinaire, parmi les secouristes, sur les vidéos transmises, sauf lors de l’arrivée de “personnalités” qui se font copieusement apostropher sur le retard des secours et son insuffisance. La police est plus prompt à saisir les camions d’aide qui ne rentrent pas dans le “dispositif AFAD” et à arrêter les voix discordantes ces jours-ci.
Comme des images, vidéos et informations qui contredisent les déclarations du gouvernement dérangeaient le régime, les accès à Twitter et TikTok ont été restreints. Des habitants rapporteraient que des brouilleurs bloquant le réseau téléphonique et WiFi se promènent dans les villes, enlevant par la même aussi aux rescapés, toute chance de se signaler et de se faire localiser, et par ailleurs la possibilité d’entre-aide populaire auto-organisée. Et tous les appels de recherche familiaux, comme autant de bouteilles à la mer, s’en trouvent affectés.
Erdoğan a annoncé d’ailleurs dans son discours ces jours-ci, tout en déclarant l’Etat exceptionnel ‑et non la mobilisation‑, que la police et les procureurs observaient attentivement les personnes qui partagent des publications “non désirées”, et déclaré que “lorsque le jour viendra nous ouvrirons le cahier que nous tenons pour les provocateurs”. Des journalistes sur place ont été placés déjà en garde-à-vue…
Le non respect des normes sismiques a eu comme résultat l’écroulement de bien des bâtiments récents, comme des châteaux de cartes… Des architectes spécialisés témoignent déjà en ce sens.
Même si, au quasi 4ème jour de la catastrophe, l’urgence est toujours de sauver des vies par miracle, un des devoirs est aussi de repérer les entreprises de BTP qui ont construit ces bâtiments qui se sont effondrés ainsi lors du tremblement de terre. L’expert juriste Prof. Dr. Murat Volkan Dülger dénonce ici, quelques unes de ces entreprises et déclare que des plaintes pour “mise en danger de la vie d’autrui” et “homicide de plus d’une personne par négligence consciente”, seront déposées au pénal, contre non pas seulement les entreprises qui ont construit les bâtiments effondrés, mais aussi contre ceux qui ont délivré les permis de construire et les organismes qui ont validé leur habitabilité.
Devant l’absence de prévention et les difficultés d’organisation qui paralyse l’Etat turc à intervenir en cas d’urgence, comme chaque fois que la terre tremble en Turquie, la même question refait surface : “Où sont passés les fonds récoltés pour les tremblements de terre et la prévention ?”
Il est utile de se souvenir qu’après le séisme de Gölcük le 17 août 1999 qui a pris près de 20 milles vies et provoqué d’énormes dégâts, l’Etat turc établit une taxe dite “taxe de tremblement de terre”, et la rendit ensuite permanente. Depuis, un fond de 750 milliards de Livres turques fut abondé par cette taxe. Le 12 novembre 1999, un autre séisme, à Düzce, fit également 845 victimes. Après ces catastrophes sismiques, diverses autres taxes furent imposées dans ces régions afin “d’éliminer les dommages”.
Le 26 novembre 1999, furent introduits : un impôt supplémentaire sur le revenu, un également sur les sociétés, sur la propriété, sur les véhicules à moteur, un impôt spécial sur les communications, un autre sur les transactions, pour ce fond. L’impôt sur le revenu des travailleurs et des ouvriers fut augmenté de 5% et l’impôt sur les sociétés des entreprises également. La taxe spéciale sur les communications et la taxe spéciale sur les transactions étaient initialement prévues pour être appliquées jusqu’au 31 décembre 2000, mais leurs périodes d’application furent prolongées à deux reprises. Des sommes donc considérables furent récoltées à juste raison.
Cette taxe sur les tremblements de terre, promulguée en 1999, qui devait expirer le 31 décembre 2003, fut rendue permanente par Recep Tayyip Erdoğan, Premier ministre à l’époque.
Selon les données du ministère du Trésor, le montant des taxes imposées pour “minimiser les dommages causés par les tremblements de terre” dépassa 100 milliards de Livres turques. Les recettes de la taxe spéciale sur les transactions perçue entre 1999 et 2005 et de la taxe sur les jeux de hasard introduites également après le tremblement de terre dépassèrent 21 milliards LT. La taxe spéciale sur les communications perçue entre 1999 et 2002 s’éleva à 88 milliards 47 millions LT. Selon le calcul effectué par le Dr Ozan Bingöl avec le taux de change moyen du dollar, la valeur monétaire actuelle de la taxe spéciale sur les communications est de 720 milliards 219 millions LT.
Où sont passés ces fonds ? Comment ont-ils été utilisés ?
Taner Yıldız, alors Ministre de l’énergie et des ressources naturelles, déclarait : “N’oubliez pas que le monde était tout rose en 2001. Il n’y avait pas eu de crise mondiale. Malgré cela, la Turquie s’est transformée en poussière. Cela est dû à l’instabilité politique de ces années-là. 238 milliards de dollars ont été perdus, dont 48,5 milliards de dollars dans le secteur bancaire. Nous avons subi de grandes pertes. L’argent collecté avec les taxes que nous appelons ‘taxe de tremblement de terre’ est allé à la crise de cette année-là. Par conséquent, la Turquie continuera à multiplier ses succès dans tous les secteurs grâce à sa stabilité politique. Ce n’est pas une question spécifique au seul secteur de l’énergie.”
Quant à Mehmet Şimşek, alors Ministre des Finances, après le séisme de Van ayant fait 644 victimes en novembre 2011, il répondait, à la question sur le sort des fonds récoltés avec la “taxe de tremblement de terre”, soit environ 46 à 48 milliards de LT à l’époque : “Après tout, il s’agit de la richesse de 74 millions de personnes. Il y a ‘La taxe spéciale à la consommation’ 1, qui est devenue plus permanent que ‘la taxe de tremblement de terre’. Ces taxes servent à financer notre santé. En une seule année, nous dépensons 44 milliards de LT pour la santé des citoyens. Et cette taxe permet d’investir pour les routes quatre voix, les chemins de fer, les compagnies aériennes, les agriculteurs, l’éducation.”
Le journaliste Mehmet Kızmaz partage sur son compte Twitter, le fait qu’il a examiné de près toutes les propositions d’enquête sur les tremblements de terre soumises au Parlement turc, depuis juillet 2018. Il annonce, avec les documents, que 75 propositions au total ont été soumises. Intéressant de voir qui a fait ces propositions : 46 viennent du Parti républicain du peuple (CHP), 17 du Parti démocratique des peuples (HDP), 8 du Bon parti (İYİ), 3 du Parti d’action nationaliste (MHP) et 1 de l’AKP d’Erdoğan.
Les requêtes couvrent en quasi totalité les aspects de préventions et mesures, en ce qui concerne les séismes, et demandent l’ouverture d’enquête afin de :
- déterminer où sont dépensées les taxes sur les tremblements de terre et définir des mesures pour prévenir les pertes de vies et de biens lors de tremblements de terre :
— déterminer des mesures à prendre par l’analyse de la préparation à d’éventuels séismes majeurs.
— déterminer les mesures nécessaires pour minimiser les dommages matériels et moraux qui peuvent survenir à la suite du tremblement de terre.
— examiner si la législation relative aux inspections des bâtiments et à la responsabilité professionnelle des entrepreneurs est suffisante face à un éventuel tremblement de terre.
— Plusieurs requêtes concernent, les villes comme Hatay, Adıyaman, Gaziantep, Malatya etc. aujourd’hui profondément affectées, et demandent à déterminer les zones à risque sismique dans les provinces et les provinces voisines et de définir les mesures à prendre.
Mehmet demande : “Alors, combien des 75 motions ont été acceptées ?” Eh bien, la réponse est : seulement 4 !
Il poursuit : “Pourquoi un total de 71 propositions pour l’ouverture d’enquêtes parlementaires ont-elles été maintenues sous la rubrique ‘à l’ordre du jour’ pendant des années et n’ont pas été traitées ?”
Un témoignage qui démontre qu’en 2018 et encore depuis, la Turquie s’interrogeait sur les risques sismiques, sans pour autant en faire une priorité, et utilisait les fonds dédiés à colmater ses budgets.
Nous sommes donc très tentés de mettre en parallèle la boulimie de construction du régime, la corruption, et l’utilisation non contrôlée des fonds “de prévention”, dans un contexte où l’entourage du président prospère sur les détournements, et d’en conclure que si le séisme ne pouvait être maîtrisé, la catastrophe, elle, fut préméditée, sur l’autel de la corruption.
Nous vous invitons à faire vos dons à Heyva Sor qui a des antennes dans la plupart des pays. Pour la France : ROJA SOR — SOLEIL ROUGE
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Image à la Une : A Hatay, il n’y a plus rien debout, de “Rönesans Rezidans”, contenant 250 appartements sur 12 étages. Cette résidence luxueuse fut construit en 2012, par Antis Yapı, et le projet avait été présenté comme “antisismique”, sur “fondations flottantes”…
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