Il nous paraît impor­tant de relay­er ces inter­ro­ga­tions poli­tiques à pro­pos du trem­ble­ment de terre, provenant de la Com­mune Inter­na­tion­al­iste du Roja­va, au moment même où ce séisme ajoute une cat­a­stro­phe human­i­taire à une guerre qui détru­it depuis plus d’une décen­nie cette par­tie du Moyen-Ori­ent. Car il n’est pas suff­isant de men­tion­ner que les sec­ours aux pop­u­la­tions sont extrême­ment lim­ités par des con­di­tions géopoli­tiques, et ce texte est là pour nous le rappeler.

Cette cat­a­stro­phe va être util­isée par les semeurs de guerre et de haine de la région, les régimes turcs et syriens, iraniens, aidés par la présence russe, non pour chercher des issues poli­tiques et con­stru­ire un avenir, mais au con­traire pour ampli­fi­er les attaques con­tre les ten­ta­tives d’au­to déter­mi­na­tion des Peu­ples de la région, et par­ti­c­ulière­ment pour le peu­ple kurde. Cer­taines attaques n’ont d’ailleurs pas cessé après le trem­ble­ment de terre.

Avoir une vision poli­tique des caus­es et con­séquences de la cat­a­stro­phe qui accom­pa­gne le séisme n’est donc pas déplacé dans ce con­texte, même si l’heure est à la solidarité.


Bon­jour,

Nous vous écrivons depuis la Syrie pour vous faire part de la réal­ité que nous vivons sur le ter­rain et de nos inquié­tudes face au trem­ble­ment de terre qui a frap­pé la région. Cette ter­ri­ble cat­a­stro­phe a ajouté du chaos à une sit­u­a­tion géopoli­tique déjà catastrophique.

Il est impor­tant de soulign­er cer­tains aspects de la sit­u­a­tion afin de com­pren­dre ce qui se passe ici.

Les régimes syrien et turc utilisent la tragédie qui a frap­pé des mil­liers de per­son­nes pour plac­er leurs pio­ns sur l’échiquier géopoli­tique. En Turquie, le gou­verne­ment AKP MHP utilise la crise actuelle pour faire cam­pagne pour les élec­tions et pour sup­primer une fois de plus les voix dis­si­dentes. La mise en place d’une hot­line pour dénon­cer ceux qui cri­tiquent l’in­ca­pac­ité de l’É­tat à aider sa pop­u­la­tion en est l’ex­em­ple le plus écœu­rant. Le blocage de twit­ter en Turquie illus­tre cette volon­té con­stante de musel­er la population.

Il nous sem­ble égale­ment néces­saire de rap­pel­er que les pop­u­la­tions touchées, que ce soit sur le ter­ri­toire syrien ou turc, sont majori­taire­ment kur­des. Dès lors, la nég­li­gence des États en matière de normes de con­struc­tion doit être dénon­cée (surtout après les nom­breux scan­dales de cor­rup­tion dans le secteur immo­bili­er qui ont éclaboussé le gou­verne­ment AKP MHP).

C’est pourquoi nous vous envoyons des vidéos de la région, traduites par nos soins, afin que vous puissiez appro­fondir le sujet et en ren­dre compte.

atten­tion : vidéos privées à activer !!!

UNE CATASTROPHE NATURELLE, INDISSOCIABLE DE SES TENANTS POLITIQUES

Depuis la Com­mune Inter­na­tion­al­iste du Roja­va, nous sommes extrêmement touchés par la tragédie que représente ce trem­ble­ment de terre. Nos pensées vont à toutes les familles dure­ment frappées, quelle que soit leur orig­ine. À l’endroit où nous nous trou­vons, nous avons sen­ti la terre trem­bler, mais sans les dra­ma­tiques conséquences que con­nais­sent d’autres régions. Si les frontières mar­quent des lignes par­fois infran­chiss­ables, la con­nex­ion entre les peu­ples, elle, n’en a cure. Ici, au nord-est de la Syrie (Kur­dis­tan de l’Ouest/Rojava) vivent des mil­liers de per­son­nes qui ont une rela­tion forte avec d’autres, ailleurs dans le pays, mais aus­si avec les pop­u­la­tions du sud de la Turquie (Nord-Kurdistan/Bakûr).

Nous pen­sons que les émotions ne doivent pas pour autant nous faire oubli­er de porter un regard poli­tique sur la sit­u­a­tion. Ce qui arrive aujourd’hui n’est pas un événement naturel déconnecté de la façon dont est organisée la société, dont les lignes de frac­ture nation­al­istes et racistes divisent les peu­ples, dont l’économie cap­i­tal­iste privilégie le prof­it au bien‑être, dont les poli­tiques des états-nations sont guidées par le court-ter­misme et l’électoralisme. Bien des voix s’élèvent, en ce moment, pour faire appel à des sen­ti­ments sol­idaires, à des valeurs uni­ver­sal­istes. Nous soutenons ces appels, mais sans pour autant accepter de met­tre de côté le con­texte sociopoli­tique dans lequel ces évènements se pro­duisent. Les responsabilités passées, présentes et futures ne peu­vent être effacées sous cou­vert d’une vision human­iste qui n’a jamais existé, aux yeux des régimes poli­tiques dans les états-nations de la région et du reste du monde. Les grands médias s’émeuvent à rai­son de la sit­u­a­tion, mais ces mêmes médias étaient silen­cieux, il y a peu, quant aux souf­frances de ces mêmes pop­u­la­tions et le seront prob­a­ble­ment, à nou­veau, dans quelques semaines.

Contexte géographique et politique

Le séisme d’une mag­ni­tude de 7.8 qui a eu lieu dans la nuit du 5 au 6 février a déjà fait plus de 12.000 vic­times et, mal­heureuse­ment, il est plus que prob­a­ble que ce nom­bre aug­mente encore. Les régions les plus touchées sont prin­ci­pale­ment de peu­ple­ment kurde, de part et d’autre de la frontière tur­co-syri­enne. His­torique­ment délaissées et opprimées par Ankara (comme à Maraş), sous occu­pa­tion turque et islamiste extrémiste dans le nord de la Syrie (telle qu’à Afrin), ayant con­nu la bru­tale répres­sion d’Assad (comme à Alep) ou vivant dernièrement des bom­barde­ments turcs (comme à Tel Rifaat). À cela, s’ajoute la présence de mil­liers des réfugié·es, ayant fui les nom­breux com­bats qui déstabilisent la région depuis une décennie. Cette cat­a­stro­phe est donc d’autant plus aigüe que les pop­u­la­tions vivent des difficultés économiques, et poli­tiques de longue date.

Le traite­ment médiatique actuel majori­taire est un exem­ple cri­ant de plus de l’invisibilisation dont souf­fre le peu­ple kurde. Rares sont les organes de presse ayant pris la peine de soulign­er quels peu­ples vivent dans les régions touchées. L’idée n’est nulle­ment de ren­dre iden­ti­taire cette cat­a­stro­phe naturelle, la nature ne faisant guère de dis­tinc­tions cul­turelles, mais bien de ne pas la délier d’une réalité humaine et his­torique qui, seule, per­met de com­pren­dre réellement les épreuves que vivent les per­son­nes. Une authen­tique sol­i­darité ne peut exis­ter qu’en prenant en considération les ten­ants et aboutis­sants de cette réalité.

Tout sauf une surprise et bien plus qu’une catastrophe naturelle

Ce trem­ble­ment de terre est loin d’être le pre­mier qui frappe la région. La région est au croise­ment de trois plaques tec­toniques, ce qui en fait un lieu prop­ice aux séismes (à titre d’exemple, la Turquie a con­nu pas moins de 230 séismes dépassant une mag­ni­tude de 6, au cours du XXème siècle, 12 d’entre eux dépassant le mil­li­er de vic­times). His­torique­ment, ces cat­a­stro­phes sont donc nom­breuses, la plus récente de vaste ampleur eut lieu en 1999, se sol­dant par près de 20.000 morts. Pren­dre con­science de cette réalité per­met de se ren­dre compte que le régime actuel a tout fait sauf men­er une poli­tique préventive en la matière, et ce, mal­gré les impor­tantes aides européennes reçues pour des plans urban­is­tiques adaptés.

Depuis des années, des spécialistes en sis­molo­gie ont alerté sur le risque immi­nent de dan­gereux mou­ve­ments de plaques, sans que cela ne fasse réagir le gou­verne­ment. Cela est d’autant plus scan­daleux lorsque l’on sait les liens étroits qui unis­sent le par­ti de l’AKP et Erdo­gan lui-même aux secteurs de la con­struc­tion ain­si que les pro­jets, plus pharaoniques les uns que les autres, menés depuis son acces­sion au pou­voir. Les cas de cor­rup­tions sont innom­brables (tant en ter­mes de con­trats publics/privés que d’utilisation de matériaux de mau­vais­es qualités et non-respect des normes), les opposants à ces pro­jets et jour­nal­istes, ayant tenté de met­tre la lumière que ces cas, croupis­sent en prison par dizaines. Les man­i­fes­ta­tions du Gezi Park sont un exem­ple ayant mobilisé de larges secteurs de la pop­u­la­tion istan­bouliote, opposée à la gen­tri­fi­ca­tion urbaine, les méga-projets et la destruc­tion de l’environnement. Elles illus­trent les dégâts d’une poli­tique économique axée sur l’augmentation de la con­som­ma­tion et une urban­i­sa­tion cen­tral­isatrice qui ne tient nulle­ment compte des aspi­ra­tions pop­u­laires et crée une frac­ture sociale de plus en plus criante.

Pour ce qui est des régions syri­ennes la déstabilisation et les séquelles d’années de guerre sont encore vivaces. Le régime de Damas, avec des alliés inter­na­tionaux différents à ceux d’Ankara, n’en a pas moins prou­vé, de façon trag­ique au cours de la dernière décennie, être prêt à tout pour rester au pou­voir. Si l’expérience d’autonomie du Roja­va est tolérée, ce n’est que grâce à la force, la détermination et les sac­ri­fices dont elle a fait preuve.

Inefficacité de l’aide et répression des voix critiques

Comme l’illustrent d’innombrables témoignages et con­traire­ment à la pro­pa­gande gou­verne­men­tale turque, bien des régions sont littéralement abandonnées à leur sort. Dans de nom­breux lieux (tel qu’à Gaziantep) nul aide n’était arrivée dans les 12 heures, pour­tant cru­ciales, ayant suivi le séisme. L’inefficacité dans l’aide apportée est en par­tie struc­turelle, volon­taire et due au con­texte géopolitique. Aujourd’hui, sur les réseaux soci­aux turcs le nom­bre de com­men­taires appelant à se désintéresser de la mort de per­son­nes kur­des, y com­pris en bas‑âge, est glaçant. Le gou­verne­ment turc a déjà lancé des men­aces claires indi­quant que toute cri­tique de mesures pris­es seraient considérée comme une forme de trahi­son dure­ment réprimée (un numéro d’appel a été créé pour dénoncer ces ‘actes sub­ver­sifs’). La crim­i­nal­i­sa­tion de l’opposition, en cours depuis des années, n’en sera qu’accrue, par un régime aux abois qui ren­force un dis­cours de soi-dis­ant unité qui est en réalité un autori­tarisme exac­erbé : “Si vous émettez des cri­tiques. vous êtes con­tre nous et donc con­tre la nation !”. Il y a quelques heures Twit­ter a été pure­ment et sim­ple­ment été fermé en Turquie.

En Syrie, par­mi les zones les plus affectées, on retrou­ve notam­ment celles sous occu­pa­tion turque et entre les mains de mer­ce­naires islamistes à la sol­de d’Ankara. Cela implique une désorganisation locale et une dif­fi­culté accrue de faire par­venir des aides. L’AANES a annoncé vouloir fournir de l’aide aux zones voisines à celles qu’elle admin­istre, alors que le régime d’Assad souhait­erait, lui, monop­o­lis­er les aides inter­na­tionales. La sit­u­a­tion d’embargo que connaît le Roja­va est un élément qui se fait d’autant plus sen­tir dans ces moments. L’armée turque pour sa part ne sem­ble pas décidée à observ­er la moin­dre trêve mal­gré la cat­a­stro­phe. La région de Tel Rifaat, frappée par le séisme, a, par exem­ple, à nou­veau été bombardée dans la nuit dernière (mar­di 7 février).

Instrumentalisation/invisibilisation contre auto-organisation/internationalisme

La pri­or­ité est bien sûr à l’urgence des sec­ours. Cepen­dant, il faut d’ores et déjà être atten­tif à la façon dont cette cat­a­stro­phe sera, d’une part, instrumentalisée en vue des élections à venir (en mai prochain) mais aus­si, de l’autre, pour voir quels enseigne­ments en seront tirés ou pas. Quand une telle cat­a­stro­phe se pro­duit les blessures et les besoins ne dis­parais­sent pas en même temps que l’attention des médias. Des vies et des foy­ers sont détruits, la recon­struc­tion est un proces­sus de longue haleine qui va au-delà du seul béton, mais devrait impli­quer la prévention et le ren­force­ment des capacités locales de réponses à de tels séismes.

Il y a fort à pari­er qu’Erdogan et Assad élaborent déjà des plans pour ten­ter d’en tir­er prof­it, d’une façon ou d’une autre (telles que l’accentuation de la crim­i­nal­i­sa­tion des par­tis d’opposition, comme le HDP). Il y a fort à pari­er que cela soit fait dans la ligne d’une unité nationale qui n’est qu’une façade visant à préserver leur pou­voir au détriment des intérêts des pop­u­la­tions. Les pre­miers signes lais­sent penser que cela n’aura mal­heureuse­ment pas d’effet d’accalmie sur les visées guerrières et répressives de régimes qui ne tien­nent, au fond, que grâce à cela. Si aujourd’hui la sit­u­a­tion exige une réaction rapi­de et unilatérale, il ne fau­dra pas que cette sol­i­darité spontanée se dilue aus­si vite qu’elle se man­i­feste, lais­sant libre cours à des poli­tiques qui ont prou­vé, plus que de rai­son, leurs effets cat­a­strophiques sur la vie de la majorité des pop­u­la­tions, aujourd’hui dure­ment frappées.

Nous pen­sons que ce séisme est symp­to­ma­tique à bien des égards des effets délétères du par­a­digme de l’état-nation qui est enne­mi de l’autonomie locale et l’auto-organisation décentralisée, d’un cap­i­tal­isme qui ne cherche jamais le bien‑être à long terme des peu­ples, mais qui se nour­rit de crises et de con­flits. La région, si trag­ique­ment touchée ces jours-ci, est aus­si le berceau d’une con­struc­tion tenace qui, depuis des décennies, bâtit un modèle poli­tique authen­tique­ment démocratique. Celui est vu, à rai­son, comme une men­ace pour le pou­voir des régimes en place. C’est pourquoi il est attaqué de toute part.

Aujourd’hui, comme le fait l’Administration Autonome nous souhaitons que la sol­i­darité s’exprime partout et de façon concrète. Demain, lorsque l’émotion se sera atténué et les caméras se seront éloignées, nous espérons que les femmes et les hommes qui peu­plent cette région du monde ne retomberont pas dans l’oubli. Cela dépend de cha­cun d’entre nous, cela est l’essence même de l’internationalisme qui nous habite qui ne connaît pas de frontières. Aider main­tenant pour pal­li­er à l’urgence est indis­pens­able, tiss­er d’authentiques liens de sol­i­darité pour le futur est vital.

Com­mune Inter­na­tion­al­iste du Rojava
le 8 février 2023


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