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L’Académie de Cinéma du Moyen-Orient est une association fondée en 2012 à Diyarbakır pour répondre aux besoins des cinéastes kurdes.
Metin Ewr, ancien responsable, ainsi que Zinar Karabaş et Rojhelat Aksoy, actuellement en charge de la direction, ont accepté de répondre à nos questions.
Voudriez-vous vous présenter ?
Metin Ewr : J’ai commencé le cinéma à travers les séries TV en 2009, en arrivant à Amed. J’écris des scénarios. Avant, j’écrivais des textes de théâtre, dans la compagnie de théâtre du Centre culturel Mésopotamie à Adana. Je menais des travaux d’écriture de scénario, de réalisation, et de comédien, en même temps. Lorsque je suis venu ici, la série Ax û Jiyan allait être tournée. Le Kurdistan a subi un génocide culturel. Dans les films, les Kurdes étaient montrés en arrière-plan et présentés de manière négative. Nous avons alors pris une décision, “s’il faut réaliser un film, une série, c’est nous qui connaissons le mieux notre réalité, faisons le donc nous-mêmes”. Ce fut une réalisation totalement kurde, de l’équipe de régie, aux comédien.nes, pour la première fois. Les personnages, l’histoire, tout était kurde. Nous avons réalisé 52 épisodes. Ensuite, nous nous sommes organisés pour que l’équipe rassemblée ne se disperse pas et nous avons fondé l’Association de Cinéma du Moyen-Orient. A partir de là nous avons mené nos activités cinématographiques au sein de celle-ci. Notre objectif était de développer simultanément le cinéma alternatif et le cinéma kurde. Parce qu’en Turquie la situation est telle, que celles et ceux qui veulent faire du cinéma ne sont pas soutenu.es par l’État, voire sont empêché.es. Nous avons voulu être une porte ouverte pour remédier à cela. Nous soutenons des projets qui proposent un cinéma qui n’humilie pas les femmes, les enfants, la nature, mais qui les respecte.
Zinar Karabaş : Je travaille dans l’Académie de Cinéma du Moyen-Orient depuis 2015. Je me suis intégrée à un système déjà en place. Je suis arrivée à une époque où les pas les plus grands étaient en train d’être faits, en plein milieu d’un grand projet de production. Au début, le fait de travailler dans une ambiance qui apportait une visibilité au cinéma kurde, à notre cinéma, m’a surprise, ainsi que les difficultés que cela a pu créer, auxquelles je ne m’attendais pas. Arriver dans une situation de création lourde de sens a créé au début chez moi, beaucoup de confusion. J’y ai pris part et j’ai développé la conscience de ce qu’on pourrait apporter au cinéma kurde, ultérieurement, en étant dedans. En entrant dans un projet si sérieux, je me suis rendue compte que c’était une démarche difficile. Tu as grandi avec le cinéma turc, le cinéma du monde. Avec tout cela tu développes une conscience en ton for intérieur, et ensuite, tu travailles dans le cinéma kurde. Ainsi tu finis par entrer en conflit avec toi même : c’est un choc mais qui permet la compréhension de certaines choses… Tout cela s’améliore avec le temps. Le but de l’Académie est peut être de produire ce choc chez les gens, de les pousser à faire un voyage qui fera progresser leur propre conscience. Au Bakur, nous sommes une des quelques associations de cinéma alternatif. Comme les gens viennent et vont, nous essayons de sauvegarder la mémoire du travail fait. Comprendre ce que nous faisons et constituer cette mémoire, sont aussi dans les objectifs de l’Académie. En essayant de faire vivre l’Académie, nous avons la possibilité, à travers ce que nous y faisons, de former les gens qui la fréquentent. Par ailleurs, tu te trouves dans une position où tu te formes tous les jours, continuellement.
Rojhilat Aksoy : Moi, j’ai grandi à Istanbul. Tout a commencé par la rencontre des ami.es d’ici, après l’université, à l’époque de la réalisation de la série Ax û Jiyan. La réalisation de cette série, en kurde, m’a impressionnée. Les ami.es m’ont demandé si je voulais rester et travailler ici. Mais à cette époque, j’avais toujours dans ma tête, des projets d’études, de plans de travail et de carrière… J’étais peu préparée à cette idée de faire quelque chose pour notre cause, même si ma famille a toujours été dans une lutte pour la sauvegarde de l’identité à Istanbul. Mais je me suis dit, “pourquoi pas ?”. Au lieu de retourner à Istanbul et travailler quelque part… L’idée de cette réalisation cinématographique kurde m’a touchée. Avec cette série, j’ai vu comme c’était efficace de raconter ses propres histoires.
Nous travaillons depuis 8 ans. Des festivals, des longs et courts métrages, des documentaires… L’association ne réalise pas que ses propres projets. Elle est ouverte à tous les peuples vivant en Turquie. Les festivals donnent la possibilité de se rapprocher d’autres cinéastes. Avant notre association, d’autres initiatives existaient, par exemple, Aram Tigran, au sein de la Mairie Metropole de Diyarbakır, Cigerxwin à Karapınar qui offraient un enseignement supérieur. L’association est née après. A Istanbul il y avait le Collectif de Mésopotamie, Yapım 13. Au Kurdistan, l’Académie de cinéma est devenue active comme association en 2012 et s’est transformée en un espace où les cinéastes kurdes se réunissent et luttent pour créer leur propre cinéma.
Actuellement sur quoi travaillez-vous ?
Rojhilat : Avec la situation actuelle nos travaux sont un peu restreints. L’association a donc fini de réaliser la série Ax û Jiyan, ensuite Ref, une série drama, avec 13 épisodes. Ensuite un sit-com, Marina. C’était encore une série dont les réalisateurs, technicien.nes, comédien.nes sont kurdes. Après cette série, un film, 14 Temmuz (14 Juillet) a été réalisé sous la direction de Haşim Aydemir. C’était notre premier long métrage, suivi d’un deuxième Böğürtlen Zamanı (Le temps des mûres). Pour ce film, la distribution, les participations aux festivals seront fait certainement cette année. Ensuite, des courts métrages, des documentaires ont été réalisés. C’était plutôt des plus petits projets, car avec l’affectation d’administrateurs (kayyım) dans les mairies 1, certaines choses ont changé.
Quoi par exemple ?
Rojhilat : Nous organisions avec les mairies des festivals, comme le festival international du film d’Amed, le festival du film documentaire d’Amed, le festival de film Axdamara à Van, le festiva Yılmaz Güney, à Batman… Ces festivals étaient des espaces où les cinéastes pouvaient se retrouver, le cinéma kurde pouvait gagner en visibilité, le cinéma d’opposition pouvait être projeté. Avec l’arrivée des administrateurs, nos moyens financiers ont diminué. Maintenant en obtenant des aides et des fonds de l’étranger, nous organisons des ateliers, nous avons aussi réussi à organiser la 7ème édition du festival du film d’Amed en récoltant des fonds à droite et à gauche. Dernièrement, nous avions préparé le festival du film Yılmaz Güney qui devait se dérouler à Batman mais finalement, un administrateur a été nommé à la mairie, là aussi. Nos travaux se sont arrêtés. Parce qu’en préparant le contenu, nos choix vont plutôt vers un cinéma alternatif, plutôt opposant, dont la langue est le kurde, la langue des “autres”, et le fait de mettre en place ce type d’initiative avec une mairie dans laquelle un administrateur est affecté, devient difficile.
Actuellement, nous avons un soutien venu de Catalogne. Nous allons mener durant un an, des activités d’atelier de formation dans les domaines du cinéma, musique, théâtre, peinture, avec des enfants, des jeunes et des femmes. Nous avons réalisé récemment un court métrage dirigé par Ilhan Bakır et un autre par Metin Ewr, il nous reste les étapes post-production à finaliser.
Comment vous organisez-vous ?
Metin : Nous sommes un groupe de bénévoles. Ici, tout est fait collectivement. Du conseil d’administration aux tâches pratiques, nous sommes dans une démarche collective. Nous voyons cet endroit, à la fois comme un lieu de formation et un espace où nous essayons de développer le cinéma. Lorsque nous débutons un projet, nous le faisons ensemble, nous distribuons les tâches. Certain.es d’entre nous ont des spécialisations, par exemple moi, je m’occupe plus généralement de l’écriture de scénario, d’autres ami.es s’occupent de l’administration, ou d’autres de la caméra. Mais, lorsque c’est nécessaire, le réalisateur, la réalisatrice peut devenir technicien.ne de lumière, ou du son, les scénaristes peuvent faire le ménage des locaux. Les rôles sont partagés, et dès qu’un vide apparaît, nous le comblons. En fait, nous n’avons pas la mentalité qui ferait que chacun.e s’occupe d’une chose précise. Tout est fait ensemble.
Pouvez-vous partager quelques expériences de tournage ?
Zinar : Le plus difficile est de créer un environnement de plateau collectif, créer son langage, nous différencier du secteur classique du cinéma… Ça ressemble un peu à du cinéma de guérilla, chacun.e prend par un bout, on s’entraide. Le dernier court métrage fut difficile. C’est notre deuxième tournage en période de pandémie, dans laquelle il y a des règles, des mentalités et des situations qui changent. Tout peut vite devenir confus. Peut être que le cinéma commercial s’est adapté très vite, ou comme il a une approche centrée sur le travail, le fait qu’une personne tombe malade, ne l’intéresse pas trop, car il peut la remplacer et continuer son affaire. Chez-nous, c’est différent, plus sensible. Si une personne tombe malade à cause de nous, à cause de quelque chose que nous voulons créer, si il arrive quelque chose à quelqu’un… la fatigue parfois, surtout intellectuellement. Le fait de tourner un film à Sur2 te tient sans cesse sous pression. C’est lié au thème que nous filmons… Oui, nous avons les autorisations, mais là-bas, il y a une force qui te surveille, qui peut intervenir à tout moment. Là-bas, même avec des autorisations officielles tu n’es pas forcément protégé.e. Il y a aussi la pression de la création artistique.
Filmer en Kurde, est-ce une chose importante pour vous ?
Ils rient et disent tous “oui” en même temps.
Metin : Bien sûr. Parce que tu as connu l’assimilation, l’éradication de ta culture, tu es renié. Au Bakur, jusqu’en 1995 il n’y avait pas du tout d’édition en kurde. C’était interdit. Tu ne pouvais pas parler en kurde à l’école. Dans un village reculé du Kurdistan, un.e instit’ qui ne parle pas un seul mot en kurde, y est affecté.e. Les enfants sont tous Kurdes, ne parlent pas turc. Mais l’instit’, qui est dans l’école, représente l’État, l’assimilation. Ielle élabore un système de punition pour les élèves qui parlent kurde. Tu vas à la banque, tu ne peux pas, dans les administrations, tu ne peux pas, ton interlocuteur ne te répondrait pas. Même au sein de la famille, tu ressens une oppression. Ton identité, ta culture, ta langue sont reniés. Tu ressens tout cela et tu arrives jusqu’à aujourd’hui en payant ce prix…
En 1995, Turgut Özal, le Président de la République à l’époque, a déclaré lors d’une interview, “et alors, ma grand mère parle aussi kurde”. C’est à la suite de ces paroles, qui ne sont même pas une déclaration officielle, qu’un journal kurde a vu le jour. Pour nous exprimer, nous devons utiliser notre langue. Même aujourd’hui, en parlant le turc, j’ai des difficultés. Mais le kurde, ce n’est pas pareil. Ce que je ressens, je le ressens dans ma langue, alors je peux l’exprimer mieux dans celle-ci.
Donc, à partir de 1995, des ouvrages en kurde ont commencé à être publiés. Et la création artistique kurde a progressé en lien avec cela. Avec l’ouverture du Centre culturel de Mésopotamie (MKM) des activités artistiques et culturelles en langue maternelle ont commencé. Quand vous nous posez la question aujourd’hui… c’est un peu comme prendre des médicaments selon le mal dont vous souffrez : vous créez selon ce que vous ressentez. Ton pays est occupé, tu as subi un génocide culturel, ta liberté est confisquée, tu vas forcément exprimer tout cela à travers ton art. Tu vas exprimer ce qui te préoccupe. Même si tu m’empêches, même si tu me renies, je vais le faire… Notre dernier court-métrage, sur la presse kurde, parlait de ça aussi. Parce qu’il existe une presse qui est interdite, une langue qui est interdite, un peuple interdit. C’est l’histoire d’un organe de presse qui met à la lumière du jour la réalité de notre peuple et qui en a payé lourdement le prix, des dizaines de ses journalistes, correspondants, distributeurs ont été assassinés. Il faut que nous en prenions conscience, il faut que nous établissions une mémoire. Ces choses ne sont pas oubliées, tu les ressens, tu les croises sans cesse. Aujourd’hui, alors que la technologie est si avancée, que le monde entier est au courant de tout, les écoles qui enseignent en kurde, les institutions qui donnent des cours de kurde sont fermées, les journaux kurdes sont fermés, encore… Cette assimilation se poursuit encore aujourd’hui devant les yeux du monde. Alors nous continuerons.
Le premier film kurde, c’était quand pour vous ?
Metin : La section cinéma est ouverte au sein du MKM à Istanbul, dans les années 90. Notre cinéma commence quelque part par là… Nous avançons doucement.
Rojhilat : Dans le cinéma de Turquie, avant nous, il y a eu des réalisations cinématographiques tournées vers les Kurdes comme Mem û Zin, Siyabend û Haxe… Pour Yılmaz Güney, lorsqu’il a réalisé Yol, Sürü, il s’agissait aussi des histoires des Kurdes, mais la langue originale du film n’est pas le Kurde. Parce que dans le cas où le film est en kurde, il peut y avoir des problèmes avec les autorités turques. A Istanbul, Yapım 13 fut un peu éclaireur, toujours dans les années 90, avec les films Bahus, Afla et d’autres.
Yılmaz Güney est un réalisateur kurde, mais ses films sont en turc…
Rojilhat : Oui, mais les histoires sont kurdes.
Metin : La langue est le turc. Mais si on regarde le thème, les caractères…
Rojhilat : La géographie…
Metin : A cette époque, la langue kurde était interdite. Et Yılmaz Güney fut un des premiers à filmer au Bakur… Lorsqu’on observe le contenu, ce sont des films kurdes. C’est juste la langue qui manque. C’est un réalisateur qui a une popularité, une notoriété, alors les Turcs disent qu’il appartient au cinéma turc. Mais dans ses entretiens, déclarations, il exprime qui il est et ce qu’il veut faire. Lorsqu’il a réalisé certains films il était en prison. Il dirigeait ses films depuis la prison. Les séquences tournées lui étaient apportées, et ainsi il pouvait donner ses directives.
Rojhilat : Yılmaz Güney dit qu’il est kurde, mais il ajoute qu’il fait du cinéma… de Turquie. Peut être que cela vient du fait de l’absence d’un État, on ne peut pas parler d’un cinéma kurde, un cinéma “national”. Peut être que Yılmaz Güney aurait pu réaliser ses films en kurde. Mais ils auraient été interdits, ils n’auraient pas été diffusés partout dans monde, il ne serait peut être pas si célèbre en Turquie. Il travaillait aussi comme comédien à Yeşilçam 3. Il disait dans les reportages que c’était un travail lucratif, pour se faire connaître, s’installer dans le cinéma et devenir producteur afin de réaliser des films sur le Kurdistan. Par exemple, il me semble que c’était dans Yol… on voyait un moment un panneau “Kurdistan”, et ce film a été interdit, et pendant longtemps. C’est un danger pour les réalisateurs… Quand sont menées des politiques d’assimilation, il est très difficile de travailler dans sa langue maternelle. L’État utilise les Kurdes mener ses politiques, mais il n’existe aucune reconnaissance officielle. Les Kurdes luttent justement pour cela. Lorsque Halil Dağ réalisait Berîtan 4 il a réussi à créer son propre cinéma et sa propre expression cinématographique, avec “le cinéma de résistance”, loin de ces craintes, dans une atmosphère libre, sur des terres libres. Par exemple comment la distribution de ce film s’est-elle déroulée en Turquie ? J’étais petite, mais je me souviens, le film arrivait avec les responsables du parti kurde de l’époque, qui venaient en déplacement, et il était projeté en cachette. Il était alors impossible de faire entrer un film en kurde dans une salle de cinéma.
Nous avons réalisé en 2017 14 Juillet 5. Comme c’est un film sur les prisons, il y a aussi bien la langue kurde que turque. Mais il a été impossible, via le ministère de culture, de le projeter dans une salle de cinéma, de le distribuer. Au Kurdistan du Sud [Irak], le film a pu accéder à une salle de cinéma, mais les autorités au pouvoir l’ont interdit, et empêché la projection. Même si c’est une fédération autonome kurde, la projection est empêchée du fait de l’influence de la Turquie là-bas.
La réalisation de films en langue maternelle en Turquie, est encore très difficile. Par exemple récemment nous avons réalisé un court métrage. Nous avons effectué les démarches administratives de ce film, en turc. Si nous les avions faites en kurde, nous n’aurions pas obtenu les autorisations nécessaires. Dans l’élan du “cinéma de résistance”, nous cherchons des moyens. Nous établissons des dossiers pour des films en langue turque, ou encore nous soumettons le projet d’un autre film. Parce que même si le film est en turc, comme le thème est politique, pour les forces de sécurité, c’est un film à interdire. Nous cherchons des méthodes et moyens alternatifs pour faire aboutir les projets. Mais lorsque nous soumettons un projet et tournons un autre film, c’est une pression supplémentaire sur nous. Car, même si tu as obtenu les autorisations, tu filmes en secret…
Durant la “période de résolution” 6, de nombreux films ont été réalisés comme Klama Dayîka Min (La chanson de ma mère), Dengê Bavê Min (La voix de mon père), mais ceux-là sont également moitié en turc, moitié en kurde. Les réalisateurs et producteurs kurdes s’efforcent de réaliser leur films de façon à ne pas avoir de problèmes avec le ministère de la culture, et ne pas “déranger” politiquement l’État. C’est-à-dire qu’ils ne se disent pas,“c’est interdit, alors on arrête”. Ils se battent, ils rencontrent des difficultés… Par exemple récemment encore, Kazım Öz a réalisé son film Zer pour lequel il a même obtenu le soutien du ministère de la culture turc. Il s’agissait de l’histoire d’un personnage en quête d’identité, et le film racontait son expérience à Dersim. Dans une scène, le personnage y rencontrait un groupe de la guérilla. Le ministère de la culture a interdit cette scène, et censuré le film. Alors Kazım Öz, qui est un réalisateur kurde ayant une prise de position opposante, et qui poursuit aussi une lutte, a remplacé cette séquence par un écran noir, indiquant que celle-ci était censurée. C’était une façon de protester contre la censure.
Voir les films de Kazım Öz avec des sous titrages en français, dans le cinémathèque de Bretagne & Diversité
Y‑a-t-il un public pour le cinéma kurde ?
Rojhilat : Bien sûr. Les films kurdes réalisés récemment étaient diffusés en salle, avant l’arrivée des administrateurs dans les mairies. Les festivals que nous organisons depuis 8 ans, sont également suivis avec beaucoup d’intérêt et attirent un public important, plutôt jeune.
Metin : Ce point montre l’importance de notre association… Par exemple, tu fais un film, mais tu ne peux pas le montrer au public. Pas seulement pour les films kurdes, c’est valable aussi pour tout le cinéma alternatif et opposant. Il existe des salles disponibles, mais les distributeurs, par peur d’une descente de police, d’un problème, ne veulent pas projeter les films. Avec les festivals que nous avons organisé via notre association, nous avons pu franchir cette barrière. Car pourtant, le public existe, et avec un grand potentiel. Un public qui a soif de cinéma kurde, parce qu’il y trouve quelque chose de lui même. Les séances sont toujours combles, que la projection se passe en salle, ou dans des lieux alternatifs comme des parcs, des jardins. Pendant une période nous avons même eu une salle de cinéma où nous projetions des films alternatifs.
Réfléchissez-vous à rendre le cinéma accessible à un large public au Kurdistan ?
Rojhilat : Nous faisons un effort particulier pour porter les films au public qui ne peut pas venir dans les salles. Nous pensons que le cinéma doit aussi sortir des quatre murs, par conséquent, nous essayons d’élargir les espaces. Par exemple, comme les salles qui projettent des films kurdes sont peu nombreuses, lorsque nous organisons des festivals, ce sont plutôt les gens des grandes villes qui viennent. Mais une maman, un jeune au village ne peut pas en profiter. Alors, pour chaque festival, nous avons organisé en plus des séances de plein-air dans des villages. Le manque de moyens économiques empêche une partie de la population d’accéder au cinéma. Si elle ne peut pas venir, c’est toi qui dois aller vers elle. Pour les festivals, nous nous sommes mis cette obligation. Mais depuis deux ans, nous ne pouvons plus le faire en raison de la politique menée par les administrateurs d’état dans les mairies, qui ne nous financent plus. Ça nous étouffe…
Comment l’État vous met-il des bâtons dans les roues ?
Rojhilat : Il y a eu des condamnations pour le film Bakur 7. Des salles de cinéma ont reçu des amendes pour avoir projeté le film Nû jîn (Nouvelle Vie) 8. Les films kurdes sont disponibles, mais pour les montrer dans les salles il faut prendre des risques, y compris celui d’être emprisonné. Le cinéma d’opposition en Turquie, les films qui parlent des Arméniens, des Syriaques, des Yézidis, subissent exactement les mêmes difficultés. Notre association a montré peut être un peu plus de courage. Sa notoriété vient un peu de cela aussi. Parfois les réalisateurs nous contactent et nous demandent “pourriez-vous projeter ce film, au moins vous ?…”. Par exemple Banga Roj (Call of the day), un documentaire 9 qui parle de retour des combattantEs de la guérilla à l’époque de la période de résolution. Il n’a eu aucune projection en dehors de nos festivals. Bakur a été projeté lors des festivals conventionnels à Istanbul, à Ankara, sa présence a créé d’énormes tensions au seins des équipes organisatrices. Il a été supprimé des programmes…
Voir le film Bakur avec des sous titrages en anglais dans le cinémathèque de Bretagne & Diversité
Même chose pour le documentaire de Selim Yıldız, Bîra Mı’têtın (Je m’en souviens), qui parle du massacre de Roboski, il a été supprimé du programme des festivals. Lors d’un festival que nous avions organisé à Van, la police est arrivé, et a interdit des films en prétextant l’absence de visa d’exploitation… Ils ont établi un procès verbal à notre encontre, nous avons été convoqués devant le tribunal… Nous avons finalement reçu un document qui interdisait la moitié des films programmés. Mais malgré tout nous avons projeté ces films. Bien sûr, sous une énorme pression.
Comment échapper à cette répression ?
Rojhilat : Au Kurdistan, si tu as une activité opposante, tu dois créer ton propre espace d’expression. Avec l’arrivée des administrateurs dans les mairies, de nombreuses associations culturelles ont été fermées, mais aussi des organes de presse, maisons d’édition, espaces de littérature… Mais, comme les Kurdes ont appris à lutter continuellement contre les fermetures, restrictions, interdictions, chaque fermeture est suivie d’une nouvelle création qui remplace la précédente. Le but est la résistance. Peut être qu’à cette époque de fermetures, les ami.es qui s’occupaient des associations, des structures ont été arrêté.es, mais d’autres personnes ont pris le relais, dans de nouvelles structures. Pendant une période, comme celle de la résolution10, tu souffles un peu et tu peux travailler un peu plus librement, ensuite, selon les politiques de l’État, les choses changent, et arrive encore une période de chaos, les arrestations, les interdictions… Aujourd’hui nous sommes sous surveillance. Si notre association fermait, nous créerions une autre structure. Nous sommes obligé.es de le faire, parce que nous existons et nous produisons. Nous ne sommes pas du genre à renoncer. Et même si nous renonçons, celles et ceux qui nous suivent continueront le travail. Ainsi nous avons appris avec la guerre, avec les interdits. Ils nous ont donné la possibilité d’élaborer une pensée, une logique qui nous permettra toujours de trouver des alternatives.
Que peut faire le cinéma, pour la lutte kurde ?
Metin : Le cinéma permet la diffusion d’une pensée, d’une langue, d’un peuple. C’est la transmission visualisée de ce que tu veux exprimer dans ce sens. Si on veut faire le cinéma d’un peuple, il faut mettre en avant la réalité de celui-ci.
Zinar : Les autres cinéastes nous critiquent beaucoup. “Allez au delà des films de propagande pure, au delà d’un film politique, vous ne vous élargissez pas, vous vous exprimez toujours dans ce cadre” disent-ils. Oui, le cinéma est un espace d’expression très large, mais notre focus se trouve là. Des films politiques, ou des films qui traitent des sujets qui s’inspirent des différentes expériences de la vie, de la nature, des femmes… et qui renvoient cela au spectateur.
Metin : L’artiste n’est-il pas le miroir de la société ? Il doit mettre en avant ce dont elle a besoin. Là, tu es dans une lutte complète. Tu ne peux pas traiter tes sujets indépendamment de cela.
Les Kurdes sont massacrés, reniés sans cesse. Tu n’as pas d’identité. Jusqu’aux années 70, dans les métropoles, ils nous appelaient les “Kurdes à queue”. Mon père me racontait, il était parti en Anatolie centrale pour travailler. Il disait “Je vois quelqu’un qui me tourne autour. Je lui demande ce qu’il fait. Il me demande ‘elle est où ta queue ?’ Ils nous connaissaient comme ça”. On est dans les années 20 et nous sommes encore sous oppression, on essaye de confisquer notre liberté. Ton identité, ta langue sont encore reniés. Tes institutions sont fermées. Si tu vis tout cela, tu vas lutter contre, aussi bien dans ton cinéma, ton théâtre, ta musique, ta peinture, ta sculpture… Si l’artiste est conscient, s’il est le miroir du peuple, c’est ce qu’il doit exprimer. Parce que c’est la réalité et tu dois la mettre devant les yeux. C’est un besoin. Comme la faim. C’est ce que le peuple te demande…
Rojhilat : Comment apporter quelque chose à la lutte, nous avons nous-mêmes des questionnements sur ce sujet. Par exemple se sont déroulés ici, à Sur, à Cizre etc, des soulèvements pour l’autogestion. Tu voudrais montrer cette lutte à travers ta caméra. Il y a eu des documentaires, des courts et longs métrages. L’artiste, le cinéaste kurde, influencés par la lutte, font les choses naturellement.
Par exemple la révolution du Rojava. Beaucoup de films ont été réalisés sur ce sujet. Les filles du soleil, Les sœurs d’armes, des films français. Sans doute impressionnés par la révolution, l’attention de ces cinéastes s’est soudainement retournée vers le Rojava. Alors que cette révolution fait parler d’elle dans le monde entier, les cinéastes kurdes ne peuvent bien sûr pas rester indifférents. Mais quelles sont leurs possibilités ? Un cinéaste au Rojava, a‑t-il les moyens techniques de travailler ? Peut-il tourner lui-même ses propres histoires ? Ou bien est-il dépendant de l’extérieur ? Une production étrangère vient réaliser sur place un film qui prend la révolution comme sujet, et quand nous, les Kurdes, regardons ce film, nous ressentons une gêne ; le fait que le style du film soit hollywoodien, le fait qu’en parlant de nous, ou d’un héros, il le fasse en l’intégrant dans ce style… Cela te fait questionner sur le degré de connaissance, ou de méconnaissance, sur le mouvement de libération kurde, et le film nous dérange. Style : Hollywood, sujet : les Kurdes, réalisation française, production française… Malgré tout, nous l’intégrons dans le cinéma kurde. Comme nous n’avons pas de critère de nation, ni d’État, nous prenons en compte tous les films qui traitent des Kurdes, réalisés partout dans le monde. Mais à quel degré les Kurdes sont-ils maîtres de leur propre cinéma ? Comment les Kurdes parlent-il d’eux-mêmes ? Les Kurdes sont-ils satisfaits du fait d’être narrés par les autres ? Non, nous ne le sommes pas. Peut être que ces films ont une certaine importance pour attirer l’attention mondiale sur la révolution du Rojava, pour une sensibilisation, telle une publicité, mais au niveau du contenu, et de la façon de parler des révolutionnaires, du mouvement, nous les trouvons problématiques. En tant que cinéaste kurde, ces sujets attirent aussi mon attention, lorsqu’un cinéaste d’ailleurs quelconque vient et réalise un film sur ce sujet, il apparaît une expression qui nous dérange. Pour cette raison, les cinéastes kurdes doivent mener leur propre lutte, développer leur propre cinéma. Un cinéaste, un révolutionnaire au Rojava, exprimera mieux sa révolution.
Au Rojava il existe un collectif de cinéma, qui organise un festival, et réalise des films. Il ont réalisé Ji Bo Azadiyê, qui raconte la résistance de Sur 11. En fait, c’est un suivi des luttes. Les quatre parties du Kurdistan, même si elles subissent des oppressions, s’observent. Une histoire ici, dans cette partie, peut être prise comme sujet dans une autre partie. Actuellement un film sur Kobanê est en train d’être tourné. Les cinéastes se sont dit “c’est toujours d’autres réalisateurs qui ont parlé de nous. Nous devons parler de nous, nous-mêmes”. Au niveau des moyens, de la technique il peut y avoir des difficultés, mais au niveau du contenu, le cinéaste kurde peut nous proposer quelque chose de plus authentique, et voir cette guerre, cette révolution, à travers les yeux de cet artiste, sera certainement autre chose. Nous voulons que les Kurdes donnent une orientation à leur propre art, leur propre cinéma.
Dans les films de Yılmaz Güney, la langue n’était pas le kurde. Il y avait de temps à autre, de toutes petites choses. Des prénoms par exemple. Ils ont petit à petit fait entrer la langue kurde dans le cinéma, même si c’était difficile. Pendant longtemps nous avons été gênés par le fait que les cinéastes turcs utilisent, pour les Kurdes, l’image de “gens de l’Est, qui parlent une langue turque écorchée”. Ce n’est même pas la langue kurde… Peut être qu’il est difficile d’attendre d’un.e turc.que, qu’il nous incarne avec notre langue, mais… Nous étions pour eux, des gens de l’Est, et ils nous ont dépeint dans leur films, dans leurs séries avec notre “turc écorché”. Ielles ont représenté nos histoires comme problématiques. Elles étaient narrées sur un fond féodal, à travers des tribus. Ça nous a dérangé. C’est pour cela que nous avons commencé à nous organiser. Lorsque nous voulons raconter une histoire d’amour kurde, nous voulons le faire avec le ressenti et la langue kurde. Alors que la révolution du Rojava se déroule, nous voulons la voir et l’entendre à travers les yeux et la langue d’un cinéaste kurde. Les Kurdes doivent pouvoir créer avec leur ressenti, leur esprit combatif. Avec l’expérience, aussi bien le contenu, la narration que la technique seront développées et réussiront. Et le cinéma kurde gagnera encore plus en visibilité.
Voir tous les films kurdes avec des sous titrages en français, proposés par Bretagne & Diversité : Peuple Kurde
Le cinéma du point de vue des femmes…
Zinar : Le traitement des femmes dans le cinéma kurde est souvent limité à la mort, au meurtre… Dans beaucoup de production, le sujet est abordé brutalement, avec une dimension morale : les assassinats d’honneur, le fait que la femme soit condamnée à rester à la maison, ou à être assassinée, qu’elle ait une conscience limitée… Pour soutenir le cinéma kurde, nous faisons beaucoup d’efforts, mais au niveau du contenu, les mêmes erreurs se répètent. Pourquoi est-ce toujours la femme qui est tuée ? Ces sujets deviennent presque un genre en soi : “Recherche comédienne pour personnage de femme assassinée”. Il faudrait sortir de cela. En fait, le langage de la caméra est masculin et cela reste limité. L’esthétique et la forme des films sont modelés selon ce langage et quelque part cela limite la présence de la femme sur le terrain. Il faudrait nous ouvrir un espace plus grand, élargir l’imaginaire…
Par exemple, nous avons organisé une initiative itinérante, “les jours de films de femmes”. Nous nous déplacions d’un village à l’autre. Nous avions projeté le film Sibel. Dans celui-ci qui se passe dans la région de la Mer Noire, Sibel, malgré qu’elle soit muette, est une femme forte. Elle communique en sifflant, tel un langage, particulièrement avec son père et sa sœur. C’est une femme intègre avec la nature, qui comprend sa langue, qui se bat contre la mentalité machiste, qui sait ce qu’elle veut, qui peut aimer, embrasser ou ne pas embrasser. Cette dimension est souvent oubliée dans les films qui parlent des femmes… Lors de nos projections itinérantes, nous avons rencontré certains problèmes. Dans une scène de bain, on voit le dos de Sibel. Le public a pu réagir assez violemment à cette scène, ne supportant pas la vue de cette image d’un point de vue moral. On pouvait analyser les réactions, particulièrement chez les enfants. Ils réagissaient spontanément et vite, et alors, il était possible de deviner à peu près, les sujets abordés, ou tabous dans leur famille, à la maison. Un bras, un dos nu, les femmes tournaient leur visage avec gêne… Nous en avons alors conclu, que si nous ne portions pas à la population ce genre de films qui prennent comme sujet l’être humain, si nous ne les rendons pas accessibles, les gens se ferment. Ce qui est normal, devient anormal. Pourtant des scènes comme des bagarres ou des bravades sont normales pour le public, car faisant partie de la mentalité masculine et de la culture patriarcale dominante. Lorsque tu quittes les salles, et que tu te déplaces avec ton écran et ton projecteur, il y a une interaction très forte. Tu rencontres un public plus spontané. Ce n’est pas du tout le même public que celui des salles.
Pensez-vous à une réalisation sans homme ?
Zinar : Seulement avec des femmes ? Oui. Nous y réfléchissons depuis longtemps, et essayons d’en bâtir l’infrastructure. Il faudrait penser à cela : nous les femmes, sur les plateaux ou ailleurs, nous sommes un peu en arrière sur le plan technique. Nous sommes plus présentes dans les domaines pratiques et organisationnels, artistiques, dans la production, la régie, le maquillage, nous restons souvent dans ces limites. Comme d’ailleurs dans beaucoup d’autres secteurs, le domaine technique reste entre les mains des hommes. On continue aussi, encore, à montrer certaines tâches techniques, comme nécessitant une force physique. Ce serait intéressant de faire un film, seules avec des femmes. Je suis curieuse de voir ce plateau. Je pense que si nous pouvons réaliser cela, nous serons plus à l’aise pour nous exprimer.
Rojhilat : Dans cette période nous essayons de mener des activités plus modestes. Peut être que les choses changeront. Peut être que lors des élections dans quelques années, les mairies seront gagnées à nouveaux… Et on recommencera à faire et proposer plus de films, organiser des initiatives. Une conquête, à nouveau… Peut être que les jeunes peuvent continuer aujourd’hui à être des spectateurs, via internet. Mais que regardent-ils ? Le cinéma kurde ? Les séries ? Lesquelles ? Les politiques menées imposent aux jeunes les productions turques, largement regardées. Notre objectif est faire regarder aux jeunes du cinéma dans leur langue maternelle, leur montrer que leur langue existe dans le monde de l’art.
Metin : Au Kurdistan, sur ces terres où nous vivons, rien n’est sans lien avec la politique, et on ne peut rien réaliser sans lutter.
Notre leader (Apo) le dit aussi, “au Kurdistan, sans politique, même une feuille ne peut bouger”. Tu gagnes seulement en luttant. Et tout ce combat, ces efforts sont pour gagner. Si aujourd’hui nous parlons d’un cinéma kurde, c’est le résultat des efforts, des luttes de Yılmaz Güney, de Halil Dağ…
Entretien réalisé par Loez
Propos traduits par Naz Oke
Pour contacter L’Académie de Cinéma du Moyen-Orient : sineakademi@gmail.com