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Gülşen Koçuk, jour­nal­iste de l’a­gence Jin­News à Diyarbakır, a accep­té de répon­dre à nos ques­tions sur le tra­vail au sein de ce média qui veut porter la voix des femmes et de l’op­po­si­tion dans un paysage médi­a­tique dom­iné par des jour­naux au ser­vice du pou­voir turc. Jour­nal­iste expéri­men­tée, elle a com­mencé à tra­vailler en 2012 pour l’a­gence Jin­Ha, prédécesseuse de Jin­News, pen­dant ses études de soci­olo­gie. Elle a rejoint Jin­News en 2019.

NOTE : La traduction en français des expressions contenant le mot “kadın” pourrait être faite en utilisant parfois le terme “féminin” parfois “féministes”. Nous avons choisi ici la plupart du temps de traduire en utilisant “des femmes”, notamment : “le journalisme des Femmes” veut dire le journalisme fait par les femmes, du point de vue des femmes. Ni féministe ni féminin ne semblaient recouvrir complètement le sens l’expression.

 

• Jin­News, qu’est-ce que c’est ?

Jin­News est une agence qui a été fondée par un groupe de femmes kur­des, après la fer­me­ture par décret 1 du jour­nal web Şûjin, qui lui même avait été créé après la fer­me­ture de l’a­gence JinHa.

Jin­News a endossé la mis­sion d’être le média où les mou­ve­ments de femmes peu­vent se faire enten­dre. Lorsque des droits sont vio­lés, elle le met en lumière, lorsqu’une une lutte est menée, elle la racon­te, elle prête sa plume aux femmes qui veu­lent s’ex­primer. C’est une agence qui fait de l’in­for­ma­tion cen­trée sur les femmes, les enfants, l’écologie.

• Com­ment fonc­tionne JinNews ?

L’a­gence offre un espace où les femmes peu­vent s’ex­primer et tra­vailler. C’est à dire que de la cor­re­spon­dante locale à la caméra­woman, du ser­vice tech­nique à l’édi­tion, de la compt­abil­ité jusqu’aux con­seil­lères juridiques, toutes les équipes sont con­sti­tuées de femmes. Jin­News est le fruit d’un tra­vail col­lec­tif, y com­pris dans la pro­duc­tion de ses infor­ma­tions. Elle mène ses activ­ités à tra­vers ses antennes dans dif­férentes régions. Pas seule­ment dans les régions kur­des, ni en Turquie, car Jin­News est une agence qui se donne le devoir de faire enten­dre la voix des femmes partout dans le monde. Son objec­tif prin­ci­pal est de con­stituer un dis­cours et un lan­gage des femmes dans le champ médi­a­tique. Même si la lutte des femmes existe depuis l’ap­pari­tion des iné­gal­ités entre femmes et hommes, le jour­nal­isme pra­tiqué par des femmes n’est pas si ancien. Sa lit­téra­ture pro­pre est con­sti­tuée notam­ment d’échanges et de dis­cus­sions entre femmes. C’est une façon de faire avancer les exem­ples dont nous avons hérité. Ain­si, Jin­News, par le jour­nal­isme, essaie de con­tribuer au lan­gage et à l’ex­pres­sion des femmes.

• Don­nez-vous la pos­si­bil­ité d’une for­ma­tion aux jour­nal­istes nou­velles arrivantes ?

Bien sûr. Il existe à la fois des for­ma­tions dis­pen­sées au sein de notre pro­pre agence, et une péri­ode de stage. Lors de celui-ci les amies qui nous rejoignent appren­nent com­ment faire du jour­nal­isme. En Turquie il existe des fac­ultés de jour­nal­isme et de com­mu­ni­ca­tion. Lorsque vous êtes diplôméEs de ces écoles, vous n’êtes pas en réal­ité, tout à fait des jour­nal­istes. Nous avons eu de nom­breuses amies-col­lègues qui nous ont rejoint après ces études, et qui ont apprit ici la pra­tique du jour­nal­isme. Moi aus­si je suis passée par là. Ce n’est pas un méti­er qu’on peut maîtris­er pleine­ment juste avec des études en école, pour devenir jour­nal­iste, il faut aller sur le terrain.

Lorsque de nou­velles col­lègues nous rejoignent, tout en se for­mant sur les aspects tech­niques, elle doivent aus­si appren­dre com­ment angler un sujet du point de vue des femmes. Sinon nous ne seri­ons pas dif­férentes des médias qui infor­ment avec une langue, un point de vue patriarcal.

Par ailleurs, dans notre région il existe l’As­so­ci­a­tion de jour­nal­istes Dicle-Fırat. Par péri­ode, des ate­liers y sont organ­isés aux­quels nous con­tribuons et qui for­ment égale­ment sur les lan­gages jour­nal­is­tiques, dans dif­férents champs de l’in­for­ma­tion, par exem­ple sur les sujets con­cer­nant les femmes, les enfants. Le proces­sus de for­ma­tion devrait se pour­suiv­re jusqu’à ce que la jour­nal­iste dise “ça y est pour moi”. Mais à vrai dire, ce moment n’ar­rive jamais. Le jour­nal­isme est un chemin sans fin. Peut être qu’à l’in­stant où vous dites “ça y est je suis jour­nal­iste”, le jour­nal­isme se ter­mine là. Pour cette rai­son vous devez rester con­tin­uelle­ment ouverte aux pro­grès, à la for­ma­tion. Ici, nous essayons aus­si de trans­met­tre cette méth­ode. Aucune de nous n’a été for­mée de façon pro­fes­sion­nelle par­faite, mais nous avons appris le jour­nal­isme, des per­son­nes qui le pra­tiquent. Nous nous trans­met­tons nos savoirs faire les unes aux autres, nous sommes cha­cune à la fois for­ma­trice et appren­tie. Il ne s’ag­it pas de trans­met­tre des pra­tiques sor­ties d’un moule, en dis­ant “voilà, le jour­nal­isme c’est ça”. C’est même un con­tre-sens. Le jour­nal­isme doit être en dehors des cadres.

JinNews Gülsen Koçuk• Si je com­prends bien, dans votre agence il n’y a pas de “spé­cial­i­sa­tion” ?

Oui. Bien sûr il y a le partage des tâch­es, les caméras, les éditri­ces, c’est une néces­sité liée à la nature de ce tra­vail. La cor­re­spon­dante peut écrire l’in­for­ma­tion, mais ne peut pas tout faire. Il y a donc un partage du tra­vail. Mais il n’est pas ques­tion d’un partage qui fonc­tionne hiérar­chique­ment, du haut vers le bas, avec des ordres. Les jour­nal­istes pro­duisent leurs sujets, tout en dis­cu­tant avec leur respon­s­able d’édi­tion, puis elles l’en­voient aux éditri­ces, qui l’en­voient à la respon­s­able de rédac­tion, ensuite le ser­vice tech­nique pub­lie. Cette chaîne existe certes, mais vous ne pou­vez pas dire “je suis éditrice, c’est ma parole qui pré­vaut en dernier”, ce serait un com­porte­ment qui irait à l’en­con­tre de l’ap­proche du jour­nal­isme des femmes. Nous essayons de fonc­tion­ner comme ça.

• Des jour­nal­istes femmes avec l’ex­péri­ence d’autres médias intè­grent-elles votre agence ?

J’ai eu moi même une expéri­ence au sein de Jin­Ha, mais j’ai ensuite tra­vail­lé chez Özgür Gün­dem, puis Özgür­lükçü Demokrasi. Les deux ont été fer­més… L’ex­péri­ence de Jin­Ha m’a per­mis de tra­vailler dans d’autres agences. Et aujour­d’hui je suis ici, je partage mon expéri­ence et j’adopte les principes de Jin­News. Nos col­lègues éditri­ces sont toutes des jour­nal­istes expéri­men­tées. Mais il ne s’ag­it pas de s’im­pos­er par l’au­torité en dis­ant “J’ai de l’ex­péri­ence, je vais venir vous appren­dre des choses”. Ici, il est ques­tion de trans­mis­sion des expéri­ences. De plus, même s’il y a des jour­nal­istes free­lances qui nous four­nissent des arti­cles, nous avons des tra­vailleuses salariées.

• Quelle angle adopte le jour­nal­isme des femmes ? Quelle est dif­férence avec les autres médias ?

Nous voyons les femmes appa­raître dans les médias main­stream, soit comme vic­times de la vio­lence du patri­ar­cat, soit comme la femme trompée, ou la femme qui trompe… Ou encore des manchettes comme “la femme qui a causé un acci­dent de voiture”…comme si ça n’arrivait pas aux hommes. Nous sommes face à des médias qui don­nent aux femmes une cer­taine place. L’ob­jec­tif de Jin­Ha, à sa nais­sance, c’é­tait juste­ment de chang­er cela. Les médias qui ont été créés après pour­suiv­ent aus­si cet objec­tif, dans la lignée du jour­nal­isme des femmes. Les noms peu­vent être dif­férents, l’ob­jec­tif est le même.

Quelle était notre devise à la créa­tion de Jin­News ? “Sur les traces de la vérité, avec la plume des femmes”. Éclair­er la réal­ité, mais avec le regard des femmes. Même si vous avez une iden­tité démoc­ra­tique, cela ne veut pas dire que vous pos­sédez aus­si le regard des femmes. Il est dif­férent. Il s’ag­it de remet­tre en ques­tion l’homme en nous, met­tre fin à la men­tal­ité machiste et dom­i­na­trice. Même dans des médias d’op­po­si­tion, nous pou­vons observ­er de temps à autre, des approches ou pro­pos machistes. Ce que Jin­News veut chang­er, c’est exacte­ment ça. Les femmes ne sont pas présentes seule­ment dans un rôle de vic­time, elles sont dans tous les domaines de la vie, san­té, économie, Droit, jus­tice… Les femmes sont des activistes, des poli­tiques… Pourquoi par exem­ple lorsque les médias abor­dent un sujet sci­en­tifique, ou encore le coro­n­avirus, les pre­miers qu’on inter­roge sont des hommes ? Pourquoi voyons-nous sans cesse des sci­en­tifiques hommes, des écon­o­mistes hommes ? C’est un des points que nous ques­tion­nons et con­te­stons. Il ne s’ag­it pas de domaines mas­culins, mais la per­cep­tion socié­tale fonc­tionne avec ces codes. Lorsqu’on dit “poli­tique”, l’im­age qui appa­raît devant nos yeux, c’est un homme qui fait les gros yeux…

En résumé, il s’ag­it de regarder partout où les femmes sont présentes, avec leur regard.

• Vous avez un statut offi­ciel de journaliste ?

Ça dépend de ce que vous voulez-dire. Avant il exis­tait des cartes de presse, appelées “cartes jaunes” qui étaient attribuées par le Cen­tre de Com­mu­ni­ca­tion du Pre­mier Min­istre. Aujour­d’hui, elles sont dev­enues “turquois­es” et c’est le Cen­tre de Com­mu­ni­ca­tion Prési­den­tiel qui les attribue. Si vous par­lez de ces cartes, non. Vous pou­vez l’obtenir seule­ment si vous tra­vaillez dans les médias main­stream. Pour les jour­nal­istes opposantEs c’est impos­si­ble. Nous n’en avons pas, mais ce ne sont pas elles qui font de nous des jour­nal­istes. D’ailleurs, notre objec­tif n’est pas d’avoir ce type de cartes, mais au con­traire, de con­tester des pra­tiques qui dif­féren­cient, dis­crim­i­nent les jour­nal­istes et qui les empêchent d’ex­ercer leur méti­er. Nous, les jour­nal­istes femmes, nous sommes con­tre cette pra­tique de la carte qui a pour objec­tif de favoris­er le jour­nal­isme main­stream, et d’af­faib­lir la crédi­bil­ité des autres jour­nal­istes. Nom­breux-ses sont les jour­nal­istes qui sont pour­suiv­iEs, placéEs en garde-à-vue, empris­on­néEs, crim­i­nal­iséEs. Mais, une autre par­tie des jour­nal­istes, comme si ielles étaient “validéEs” sont dotéEs de cette carte turquoise, sésame qui ouvre toutes les portes. Pour nous, la seule clé est d’écrire la vérité, et de le faire avec la plume des femmes.

JinNews

• L’État met-il une pres­sion sur vous à cause de votre travail ?

Par­mi les per­son­nes qui vivent, qui tra­vail­lent en Turquie et qui racon­tent ce qui s’y passe, vous n’en trou­verez aucune qui ne soit pas sujette à des pres­sions. Lorsque vous dévoilez une affaire, soit on inter­dit l’ac­cès à cette infor­ma­tion, on essaye de l’é­touf­fer, soit on vous place en garde-à-vue, soit on ferme le média pour lequel vous tra­vaillez… Récem­ment, nous avons écrit au sujet d’une allé­ga­tion de viol sur une enfant de 15 ans à Gerçüş (région de Bat­man) par 27 hommes policiers, mil­i­taires et gar­di­ens de vil­lage 2. Notre arti­cle a été inter­dit d’ac­cès. Nor­male­ment, dans un pays de Droit, dans un sys­tème démoc­ra­tique, il devrait y avoir une enquête. Mais en Turquie, c’est notre arti­cle qui révélait les faits qui a été inter­dit. Nous faisons du jour­nal­isme dans un tel sys­tème. Com­ment voulez-vous ne pas subir d’oppression ?

Lorsque vous tra­vaillez sur le ter­rain, être entravé par la police est égale­ment une oppres­sion. Dernière­ment à Ankara, cette pres­sion subie sys­té­ma­tique­ment par nos col­lègues est arrivée à un tel point que la Com­mis­sion des Femmes et LGBTQI du Syn­di­cat des Jour­nal­istes de Turquie (TGS) a porté plainte. On ne veut pas que vous informiez… Vous êtes empêchéEs, empêchéEs arbi­traire­ment. Nor­male­ment la presse a une immu­nité. Je suis jour­nal­iste et je suis ici pour cou­vrir l’événe­ment, pour exercer mon méti­er. Quelle est la rai­son de l’en­trave que vous pra­tiquez ? Y a‑t-il des choses que vous ne voulez pas ren­dre vis­i­bles ? (elle rit) Parce que là, il y a de la vio­lence. Il y a vio­lence envers les femmes. Il y a vio­lence envers les gens qui revendiquent leurs droits. Il y a vio­lence envers les tra­vailleurs-ses. Il y a vio­lence envers toutes et tous. Bien sûr, de cette vio­lence, les jour­nal­istes en reçoivent leur part… Chaque fois qu’il y a une opéra­tion poli­cière de répres­sion poli­tique vous voyez, dans les per­son­nes arrêtées, au moins unE jour­nal­iste. Récem­ment nos col­lègues ont été placées en garde-à-vue dans des con­di­tions sim­i­laires. Mais que s’est-il passé ? Ils n’ont rien trou­vé à leur encon­tre et elles ont été relâchées. Leur souci est de crim­i­nalis­er les jour­nal­istes. Au moment où vous êtes placéE en garde-à-vue, l’af­faire est bouclée, c’est-à-dire, aux yeux de l’opin­ion votre qual­ité de jour­nal­iste est remise en ques­tion… Dans les régions kur­des, c’est un peu dif­férent. Pour les jour­nal­istes arrêtéEs, les gens se dis­ent plutôt, “ille a du écrire quelque chose de juste”. Mais ce n’est pas pareil partout en Turquie. Par exem­ple si vous feuil­letez les médias et chaînes main­stream, vous vous trou­verez devant un tout autre tableau… Si moi-même j’é­tais fer­vente adepte de ce type de médias, je pour­rais penser dif­férem­ment. Mais la vérité n’est pas celle qu’ils décrivent, ça, je peux l’affirmer.

• Qua­tre jour­nal­istes, Adnan Bilen et Cemil Uğur de l’a­gence Mésopotamie (MA) Şehrib­an Abi et Nazan Sala, vos col­lègues de Jin­News sont arrêtéEs pour avoir infor­mé sur les civils jetés d’un héli­cop­tère de l’ar­mée. Où en est ce dossier ?

Nos amiEs sont incar­céréEs depuis octo­bre. Avant cela, il y avait déjà eu des agres­sions poli­cières qui les visaient. Quand une des deux per­son­nes jetées de l’héli­cop­tère est décédée, nos amis ont été empêchéEs de tra­vailler lorsqu’illes sont allées aux funérailles. Et les gardes-à-vues se sont pro­duites aus­sitôt après. Ce n’est pas sur­prenant car l’État ne voulait pas que cet événe­ment sur­gisse dans l’ac­tu­al­ité des médias main­stream. L’in­for­ma­tion est pro­duite sur ordre, il ne fal­lait pas par­ler de ce sujet. Ces amiEs ont écrit des choses, écouté celles et ceux qui ne pou­vait pas se faire enten­dre parce que per­son­ne ne leur tendait le micro­phone. Et c’est pour cela qu’illes ont été arrêtéEs. Illes sont tou­jours incar­céréEs en préven­tive. Leur audi­ence se déroulera en avril. Mais leur dossier d’ac­cu­sa­tion n’a été pré­paré que très récem­ment. Les requêtes des avo­cats con­tes­tant leur incar­céra­tion, [ndlr : ain­si que les deman­des de libéra­tion des organ­i­sa­tions, notam­ment inter­na­tionales comme le FIJ et FEJ pour deman­der leur libéra­tion] ont été refusées. Vous ne pou­vez cer­taine­ment voir nulle part ailleurs le fait de jeter deux per­son­nes, deux citoyens, d’un héli­cop­tère. C’est arrivé en Turquie, dans cette région, parce qu’ils étaient kur­des. Si ces jour­nal­istes n’avaient pas infor­mé sur ce qui s’est passé, ils allaient peut être dire, j’ex­tra­pole, “deux mem­bres du PKK ont été neu­tral­isés”. Pour­tant les deux hommes étaient de sim­ples villageois.

De toutes façons tant que vous informez sur ce type de choses, vous êtes une cible… D’autres col­lègues se sont fait arrêter. Le mois dernier encore… Ils arrê­tent, ils libèrent, ils arrê­tent, ils libèrent… Les peines qu’ils pronon­cent ne représen­tent rien à nos yeux. Le jour­nal­isme ne dis­paraît pas avec leurs con­damna­tions. Per­son­ne ne dit que celles et ceux empris­on­néEs “ne sont pas des jour­nal­istes”, au con­traire ils ren­for­cent la sol­i­dar­ité. UnE est empris­on­néE, dix pren­nent leur place… Le com­bat pour la vérité, n’est pas une lutte qui se lim­ite à trois ou qua­tre per­son­nes. Si je n’é­tais pas ici aujour­d’hui, il y aurait une autre femme à ma place. Jin­Ha a été fer­mée, que s’est-il passé ? Nous con­tin­uons à écrire. Şûjin fer­mée, nous con­tin­uons. Le quo­ti­di­en Özgür Gün­dem fer­mé, Özgür­lükçü Demokrasi s’est ouvert, il est fer­mé, ain­si de suite. Il y a tou­jours des jour­nal­istes qui repren­nent le flam­beau. Ce n’est pas un mou­ve­ment qui peut s’ar­rêter, il avance par­al­lèle­ment à l’at­mo­sphère poli­tique. Vous avez cer­taine­ment enten­du par­ler du “proces­sus de réso­lu­tion” 3, pen­dant cette péri­ode la répres­sion s’est arrêtée. En réal­ité pas com­plète­ment, mais cela se reflé­tait sur le quo­ti­di­en. Par exem­ple pour les jour­nal­istes… dans la région, vous n’étiez pas empêchés de tra­vailler, vous ne subissiez pas de vio­lence. Mais en coulisse nous avons vu que ce n’é­tait pas aus­si sim­ple. Tout ne tenait qu’à un fil ténu, qui a fini par céder. Les mortEs, l’op­pres­sion ont recom­mencé de plus belle, en s’in­ten­si­fi­ant. Il n’y a pas de dichotomie. Chaque fois que le pou­voir inten­si­fie son hos­til­ité envers les milieux opposants, la presse en reçoit sa part. Le pou­voir ne doit pas laiss­er de place aux jour­nal­istes pour écrire. Il attaque d’abord les jour­nal­istes, il les met en garde-à-vue, puis il ferme les médias… Nous ne savons pas com­bi­en de temps encore notre média restera ouvert. Nous ne savons pas si nous n’al­lons pas être arrêtées demain matin. Tout est incer­tain, parce que nous vivons dans les con­di­tions actuelles de la Turquie. Un matin à 4, 5 heures on vous place en garde-à-vue, puis vous êtes envoyée en prison… Une agence de femmes est fer­mée. Mais ça ne veut pas dire que tout s’ar­rête là. Le plus impor­tant est pour­suiv­re cette lutte. Et moi, je suis con­va­in­cue que même s’il ne reste qu’une seule per­son­ne, la lutte continuera.

• Quelles sol­i­dar­ités pos­si­bles de la part des médias indépen­dants à tra­vers le monde avec les médias kurdes ?

Le fait que des per­son­nes qui ont un regard extérieur par­lent est impor­tant car ce n’est pas la même chose que nous. Il y a deux options [ndlr : pour le régime turc]. Soit vous êtes pro-régime, soit vous êtes dans l’op­po­si­tion. Dans ce dernier cas toutes les portes se fer­ment devant vous. Mais, lorsque vous venez ici en tant que jour­nal­iste indépen­dant, votre inten­tion est très impor­tante. Si vous allez racon­ter vos obser­va­tions, vos expéri­ences, telles qu’elles sont, le tra­vail est dif­fi­cile pour vous aus­si. Mais, pas autant qu’unE jour­nal­iste qui tra­vaille ici. Par exem­ple, pourquoi les jour­nal­istes extérieurEs ne deman­dent pas aux médias main­stream “com­ment sont vos con­di­tions de tra­vail ?” Parce qu’il n’est peut être même pas ques­tion de dif­fi­cultés de tra­vail pour eux… Tous les jour­nal­istes ont cer­taines dif­fi­cultés peut être, mais si vous êtes opposantEs, votre tra­vail de ter­rain devient très com­pliqué. Avant tout, l’in­for­ma­tion à laque­lle vous avez accès est lim­itée. Mais le fait qu’une jour­nal­iste écrive ses obser­va­tions est très impor­tant pour l’ob­jec­tiv­ité apportée, et aus­si pour les relay­er vers des publics plus larges.

Cer­taines organ­i­sa­tions de presse vien­nent, mon­trent de la sol­i­dar­ité de temps à autre. Mais est-ce suff­isant ? Non. C’est ponctuel. Par exem­ple, ils vien­nent pour la “Journée des jour­nal­istes act­ifs” [le 10 jan­vi­er], mais les procès de nos col­lègues restent ignorés et ne sont pas relayés. Pour­tant c’est le jour­nal­isme qui est jugé là. On a de la vis­ite pour le 8 mars… C’est déjà bien. Mais il ne faudrait pas avoir un regard ori­en­tal­iste non plus… Parce qu’i­ci, il y a une lutte menée par les femmes, par les Kur­des et par les pop­u­la­tions opprimées, et elle est pré­cieuse. En écrivant tout cela, les jour­nal­istes ne doivent pas avoir une approche détachée, totale­ment indépen­dante d’eux-mêmes, d’elles-mêmes… Je ne trou­ve pas la sit­u­a­tion actuelle sat­is­faisante. Il s’ag­it d’une approche jour­nal­is­tique qui ne doit pas être réduite à des journées par­ti­c­ulières. Il y a telle­ment de choses qu’il est néces­saire d’écrire au Kur­dis­tan… Il y a des détails qui échap­pent même à nos yeux. C’est pour ça que la mis­sion des jour­nal­istes indépen­dantEs est très pré­cieux. Au sujet de l’ad­jec­tif “indépen­dantE, il y a une phrase, qu’on entend pen­dant des péri­odes d’af­fron­te­ments par exem­ple. “Une délé­ga­tion indépen­dante est arrivée sur place afin de faire des obser­va­tions”. Les jour­nal­istes indépen­dantEs s’in­scrivent dans cette ligne. Leur tra­vail est pré­cieux pour celleux qui tra­vail­lent ici. Et les jour­nal­istes qui vien­nent ici ont la pos­si­bil­ité de ren­tr­er avec beau­coup de choses à écrire. C’est un endroit où on se retrou­ve vite face à face avec la réal­ité. Ici ce n’est pas juste un ter­rain pour les médias, un lieu d’af­fron­te­ments poli­tiques, mais un endroit où les gens vivent, et ressen­tent la souf­france de la guerre. C’est pour cela que nous seulEs, ne sommes pas suffisantEs.

Il est néces­saire que tout le monde se sente con­cerné. Comme les ouvri­erEs mortEs brûléEs aux États-Unis à New York, sont aus­si mon prob­lème, en tant que jour­nal­iste et en tant que femme, ce qui se passe ici devrait être le prob­lème d’une femme qui est en Europe, ou en Amérique… La sol­i­dar­ité entre femmes néces­site cela, la sol­i­dar­ité entre jour­nal­istes aus­si. Ne pas recon­naître les frontières.

• Quel est le rôle de Jin­News dans la société kurde ?

Jin­News est certes en kurde, mais c’est plutôt un hom­mage à la lutte des femmes. Et comme il s’ag­it d’une agence fondée à l’ini­tia­tive des femmes kur­des, elle porte le nom “Jin” [femme]. Vous con­nais­sez cer­taine­ment le slo­gan : “Jin jiyan aza­di” [la femme, la vie, la lib­erté], sym­bole de la lutte des femmes kur­des, devenu aujour­d’hui uni­versel. Pour nous, le mot “Jin” est une notion qui, au delà des femmes kur­des, englobe toutes les femmes du monde. Jin­News n’in­forme pas seule­ment sur les femmes kur­des, et nous n’avons pas une mis­sion spé­ci­fique dans ce sens. La mis­sion que Jin­News se donne est de ren­dre la lutte des femmes vis­i­ble. Il s’ag­it là, à la fois de la lutte des femmes kur­des, mais aus­si de la lutte des mou­ve­ments de femmes en Turquie, et de partout dans le monde. C’est l’a­gence de toutes les femmes.

Entre­tien réal­isé par Loez
Pro­pos traduits par Naz Oke


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Loez
Pho­to-jour­nal­iste indépendant
Loez s’in­téresse depuis plusieurs années aux con­séquences des États-nations sur le peu­ple kurde, et aux luttes de celui-ci.