C’était il y a un peu moins d’un an. Le 18 mai 2016, très précisément.

Ce jour-là, en Turquie, les autorités ouvraient une enquête judi­ci­aire con­tre six jour­nal­istes et syn­di­cal­istes. Que leur reprochait-on ?

D’avoir par­ticipé à une cam­pagne de sol­i­dar­ité. Pas n’importe laque­lle. La cam­pagne en ques­tion avait pour but de soutenir le quo­ti­di­en Özgür Gün­dem, attaqué des dizaines et des dizaines de fois par la jus­tice, en asso­ciant sym­bol­ique­ment à la direc­tion du jour­nal des chroniqueurs, des écrivains ou des per­son­nal­ités engagées. Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que cette cam­pagne, bap­tisée « rédac­teurs en chef de garde », a fait par­ler d’elle, et même au-delà des fron­tières de la Turquie : il en était ques­tion avant hier, lors du procès de la célèbre roman­cière Aslı Erdoğan.

Ces noms, Özgür Gün­dem, “rédac­teurs-tri­ces en chef de garde”, nous allons les lire encore et encore dans les compte ren­dus d’audience au moins jusqu’à cet été. Alors il faut peut-être expli­quer. Un peu. Don­ner quelques élé­ments de com­préhen­sion sur le con­texte dans lequel cette cam­pagne de sol­i­dar­ité a émergé, sur ses objec­tifs premiers.

Cette cam­pagne a vu le jour le 3 mai 2016. Avec l’idée d’ouvrir les colonnes du jour­nal à des chroniqueurs extérieurs, et même de con­fi­er chaque jour les rennes du quo­ti­di­en à un binôme de « rédac­teurs en chef de garde». Le choix du 3 mai ne doit rien au hasard. Car depuis 1993, et à l’initiative des Nations unies, cette date cor­re­spond à la Journée mon­di­ale de la lib­erté de la presse.

Ce 3 mai 2016 à Istan­bul, au cœur du vieux Péra, Uğur Güç prend la parole et s’adresse à tous ceux qui défi­lent, pan­car­tes à la main, pour défendre la presse. Prési­dent de l’Union des jour­nal­istes de Turquie, il ne mâche pas ses mots. « Aujourd’hui, il n’y a pas de lib­erté de la presse, on ne peut donc pas célébr­er cette journée. Au mieux, c’est une journée où le jour­nal­isme résiste, où il ne cède pas devant l’oppression. » Hakkı Boltan, co-prési­dent de l’Association des jour­nal­istes libres, enchérit. « Il n’y a pas de lib­erté de la presse en Turquie. (…) Depuis les années 1990 nous nous sommes bat­tus con­tre l’oppression et nous avons fait beau­coup de pro­grès. Si nous pou­vions réu­nir nos expéri­ences et faire preuve de sol­i­dar­ité, alors nous auri­ons une chance de faire pro­gress­er la lib­erté de la presse. »

A l’époque, le nom­bre de jour­nal­istes arrêtés ne dépasse pas la trentaine : bien davan­tage qu’aux tout débuts de l’ascension de l’AKP (par­ti de la jus­tice et du développe­ment) et d’Erdoğan, mais beau­coup moins que main­tenant. A l’époque, aus­si, ce sont sou­vent des jour­nal­istes kur­des qui sont ciblés, suite à la reprise des com­bats dans le sud est de la Turquie l’année précé­dente : 18 d’entre eux sont alors der­rière les bar­reaux. Mais en prenant la défense des Kur­des et en infor­mant sur leur sort, le jour­nal Özgür Gün­dem est égale­ment dans le col­li­ma­teur. Et depuis longtemps : non seule­ment il a été perqui­si­tion­né à maintes repris­es, mais il a déjà été fer­mé, et doit faire face à quelque 80 actions en jus­tice, avec, dans les peines req­ui­s­es con­tre les uns et les autres, de la prison qui se compte en années et des amendes se chiffrant à plus de 100 000 euros ! Autant de raisons qui poussent le jour­nal à lancer une cam­pagne de solidarité….

Les deux co-prési­dents de l’Association des jour­nal­istes libres, Hakkı Bol­ta et Nevin Erde­mi, seront les pre­miers à endoss­er la cas­quette de « rédac­teurs en chef de garde ». Mais d’autres vont rapi­de­ment leur emboîter le pas : la jour­nal­iste et mem­bre du CHP (par­ti répub­li­cain du peu­ple) Mel­da Onur, le jour­nal­iste d’opposition Ertuğrul Mavioğlu, l’avocat, écrivain et mil­i­tant des droits de l’homme Eşber Yağ­mur­dere­li, le jour­nal­iste et représen­tant de Reporters sans fron­tières Erol Önderoğlu, la jour­nal­iste, écrivaine et fémin­iste Ayşe Düzkan, le jour­nal­iste engagé et pro-kurde Fehim Işık, le poète, écrivain, jour­nal­iste et scé­nar­iste Yıldırım Türk­er, l’économiste, jour­nal­iste et auteur Mustafa Sön­mez, le jour­nal­iste et syn­di­cal­iste Faruk Eren, le jour­nal­iste et écrivain Ahmet Abakay, le jour­nal­iste d’opposition Celal Başlangıç, le prési­dent de l’Union des jour­nal­istes de Turquie Uğur Güç, la jour­nal­iste, auteure mil­i­tante et fon­da­trice de l’Institut des sci­ences poli­tiques et sociale à Diyarbakır, Nur­can Baysal, le jour­nal­iste et auteur Ragıp Duran…

Quinze jours après le début de la cam­pagne, Günay Aksoy, l’un des jour­nal­istes du quo­ti­di­en, se mon­tre plutôt ent­hou­si­aste. Le mou­ve­ment ne vise pas selon lui qu’à soutenir Özgür Gün­dem, mais plus large­ment à défendre la presse et la lib­erté d’expression. Et déclarant que la cam­pagne va se pour­suiv­re durant un mois min­i­mum, il appelle tous ceux qui le souhait­ent à s’exprimer libre­ment, dans le « coin des lecteurs ». Sauf qu’Er­doğan et ses sbires ne vont pas laiss­er faire…

Ce 18 mai, une pre­mière enquête judi­ci­aire est en effet ouverte con­tre plusieurs con­tribu­teurs. Et le 23 mai, les autorités deman­dent à dix d’entre eux de venir s’expliquer devant le tri­bunal, en les accu­sant de « pro­pa­gande pour une organ­i­sa­tion ter­ror­iste ». A ce moment-là, une ving­taine de per­son­nes se sont déjà impliquées dans la cam­pagne, et toutes ne sont pas encore inquiétées. Mais les choses vont se cors­er le 20 juin. Car les con­tribu­teurs ne sont plus seule­ment appelés à témoign­er. Ils sont arrêtés. C’est le cas de l’éminente Şeb­nem Korur Fin­cancı, prési­dente de la Fon­da­tion de Turquie pour les droits humains (TIHV) et direc­trice de l’Institut de médecine légale de la fac­ulté de Cer­rah­paşa, mais aus­si de l’écrivain et jour­nal­iste Ahmet Nesin, et enfin du jour­nal­iste Erol Önderoğlu, le représen­tant en Turquie de Reporters Sans Fron­tières. Tous trois sont arrêtés lors d’une audi­ence, au motif de « pro­pa­gande pour une organ­i­sa­tion terroriste ».

La pre­mière a par­ticipé à la cam­pagne d’Özgür Gün­dem dans le numéro du 29 mai, le sec­ond dans le numéro du 7 juin. Et tous deux inter­prè­tent la déci­sion comme une ten­ta­tive d’intimidation et une volon­té de rompre la chaîne de sol­i­dar­ité. Au total, 44 per­son­nes ont alors joué le jeu. Mais la chaîne ne va pas se rompre. « Les arresta­tions d’hier sont à pren­dre comme un mes­sage : si vous êtes du côté de la vérité, vous êtes arrêtés. Nous avons bien reçu le mes­sage. Nous fer­ons tout ce que nous pour­rons. S’ils nous dis­ent de ne pas regarder une chaîne, nous la regarderons. C’est ain­si que nous pro­tègerons nos droits Nous allons pour­suiv­re le com­bat » déclare le jour­nal­iste Can Dün­dar.

Un com­bat, c’est bien le mot. Car au fil des jours, les arresta­tions vont se mul­ti­pli­er. Le 27 juin, six autres con­tribu­teurs sont enten­dus : les jour­nal­istes Nadire Mater, Tuğrul Eryıl­maz et Faruk Balıkçı, l’écrivain et scé­nar­iste Yıldırım Türk­er et le pho­tographe Veysi Altay. Eux aus­si font face à l’accusation de « pro­pa­gande pour une organ­i­sa­tion ter­ror­iste ». Alors bien qu’ayant déjà plus de cent actions en jus­tice con­tre sa pro­pre per­son­ne, le directeur de la rédac­tion d’Özgür Gün­dem réag­it. « L’objectif de cette cam­pagne, c’était de ren­dre vis­i­ble les vio­la­tions du droit et de la lib­erté de la presse en Turquie, et d’attirer l’attention sur la guerre menée depuis une an. Il y a une guerre dans ce pays qui dure depuis un an, et ce n’est pas la guerre du peu­ple mais celle du palais (prési­den­tiel) », tonne İnan Kızılka­ya.


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Il n’est pas seul à don­ner de la voix. Dès le 21 juin, l’avocat des trois pre­miers inculpés, mais aus­si des juristes, des représen­tants d’organisations de défense des droits de l’homme, d’associations de jour­nal­istes ou de syn­di­cats protes­tent haut et fort. Et de fait, très vite, Erol Önderoğlu et Şeb­nem Korur Fin­cancı (le 30 juin) puis Ahmet Nesin (1er juil­let) sont remis en lib­erté. Mais la trêve va être de courte durée. Car suite à la ten­ta­tive de coup d’Etat, tout va se précipiter.

Blo­qué une pre­mière fois le 1er juil­let par les autorités, le site inter­net d’Özgür Gün­dem est de nou­veau ren­du inac­ces­si­ble le 27 juil­let. Et le 16 août, c’est le quo­ti­di­en lui-même qui est fer­mé par un décret statu­taire, au pré­texte qu’il fait régulière­ment la pro­pa­gande du PKK (par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan), et qu’il est ni plus ni moins que l’organe de presse d’une organ­i­sa­tion ter­ror­iste armée (sous enten­du, le PKK).

Ce n’est certes pas la pre­mière fois que le jour­nal est aux pris­es avec le pou­voir. Né en 1992, Özgür Gün­dem a été fer­mé sur déci­sion judi­ci­aire en 1994, faisant alors l’objet d’environ 500 actions en jus­tice, et jusqu’en 2011, il a été imprimé sous une dizaine d’autres noms. Pire. Il a déjà du faire face à des atten­tats : en 1994, une bombe a ain­si tué une per­son­ne et blessé 23 autres dans ses bureaux d’Is­tan­bul, quand le titre avait changé de nom pour la pre­mière fois. Et il y eut aus­si des assas­si­nats et des ten­ta­tives d’assassinat de plusieurs de ses con­tribu­teurs. Cinq, notam­ment, pour la seule année 1992 : Hafız Akdemir (tué le 8 juin 1992), Yahya Orhan (tué le 1 juil­let 1992), Burhan Karad­eniz (blessé et paralysé, le 5 aout 1992), Hüseyin Deniz (tué le 9 aout 1992), Musa Anter (tué le 20 sep­tem­bre 1992). Du reste, même après avoir repris son activ­ité légale, le jour­nal a encore fait l’objet d’une descente poli­cière fin 2011, et ses derniers jour­nal­istes empris­on­nés n’ont été libérés qu’au print­emps 2014, après avoir pour cer­tains passé plusieurs années der­rière les barreaux.

Alors, l’équipe n’est pas tout à fait sur­prise par le raid polici­er qui suit immé­di­ate­ment l’arrêté de fer­me­ture du jour­nal, même si l’intervention est bru­tale. Les arresta­tions qui vont suiv­re s’inscrivent somme toute elles aus­si dans une logique prévis­i­ble. Reste qu’elles ne vont pas se lim­iter aux « rédac­teurs en chef de garde » et aux jour­nal­istes du quo­ti­di­en. Mais touch­er égale­ment des chroniqueurs plus ou moins occa­sion­nels, voire de sim­ples con­seillers édi­to­ri­aux : c’est ain­si que suite au raid dans les locaux du jour­nal, la police fait une descente (infructueuse) aux domi­ciles d’Eren Keskin, avo­cate chroniqueuse, de Fil­iz Koçali, femme poli­tique et jour­nal­iste, de Ragıp Zarakolu, activiste et édi­teur, ou encore de la roman­cière Aslı Erdoğan, qui se retrou­ve mise en joue chez elle par des policiers armés, puis menot­tée et embarquée.


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Au bilan, après la mise sous scel­lés des locaux d’Özgür Gün­dem, le jour­nal sera liq­uidé par décret le 29 octo­bre, et sur 56 per­son­nes ayant par­ticipé à la cam­pagne de sol­i­dar­ité, pas moins de 50 fer­ont l’objet de pour­suites judi­ci­aires. Par­mi elles, 36 devront faire face à un procès, une ving­taine seront mis­es en garde à vue, et l’une d’elles va pass­er plusieurs mois en déten­tion pro­vi­soire : la lin­guiste Necmiye Alpay. Vont égale­ment être empris­on­nés la roman­cière Aslı Erdoğan, pour des chroniques et pour sa col­lab­o­ra­tion en tant que con­seil­lère édi­to­ri­ale, le rédac­teur en chef du quo­ti­di­en, Zana Kaya, mais aus­si Hakan Ergün, dis­trib­u­teur du jour­nal (ain­si que du quo­ti­di­en kurde Azadiya Welat), İnan Kızılka­ya, directeur de la rédac­tion du jour­nal, et Kemal Sancılı, pro­prié­taire du titre. Ces trois derniers sont tou­jours der­rière les bar­reaux. Quand sor­tiront-ils ? Cer­tains des inculpés risquent-ils de les rejoindre ?

Dif­fi­cile de se pronon­cer pour l’instant. Les pre­mières con­damna­tions sont tombées le 13 jan­vi­er dernier : le musi­cien et défenseur des droits de l’homme Şanar Yur­dat­a­pan, et l’éditeur İbrahim Aydın Bodur ont été recon­nus coupables de « pro­pa­gande pour une organ­i­sa­tion ter­ror­iste» et de « pub­li­ca­tion de com­mu­niqués d’une organ­i­sa­tion ter­ror­iste » par un tri­bunal d’Istanbul, et con­damnés cha­cun à quinze mois de prison avec sur­sis et 6000 lires turques d’amende (soit env­i­ron 1500 euros).

Depuis, d’autres « rédac­teurs en chef de garde » ont écopé de peines sim­i­laires ou du même ordre. Quinze mois avec sur­sis et 6000 lires turques d’amende pour l’écrivain et jour­nal­iste Cen­giz Baysoy, l’élue du HDP (par­ti démoc­ra­tique des peu­ples) Çilem Küçükkele, et la jour­nal­iste et auteure Nadire Mater. Mais une peine plus lourde pour le scé­nar­iste Yıldırım Türk­er (22 mois et 15 jours de prison avec sur­sis, pas d’amende). Et à l’inverse sen­si­ble­ment plus légère pour l’écrivain Murat Uyurku­lak et les jour­nal­istes Kum­ru Başer et Ayşe Batum­lu (15 mois avec sur­sis). Voire juste une amende pour la jour­nal­iste Derya Okatan et le fils de Musa Anter (7000 lires turques) ou encore les jour­nal­istes Faruk Balıkçı et Hasan Cemal (6 000 lires turques), des dossiers où le chef d’accusation de « pro­pa­gande pour une organ­i­sa­tion ter­ror­iste » n’a pas été retenu.

D’ici le 4 juil­let, pas moins de huit audi­ences sont encore prévues, sans compter les reports, et notam­ment celui du procès de la roman­cière Aslı Erdoğan. Des audi­ences où vont se jouer la des­tinée d’une ving­taine de per­son­nes, dont le seul crime est de s’être mon­trées sol­idaires envers un jour­nal per­sé­cuté, et, plus large­ment, de défendre les droits et la lib­erté de la presse. Alors nous aus­si, nous devons faire preuve de sol­i­dar­ité. Par­ler d’eux et d’elles. Les lire. Les faire lire. Les faire con­naître. Et surtout, ne pas les oublier.

Anne Rochelle


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