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Le 28 décembre 2011, les F‑16 ont fait pleuvoir des bombes à Roboski, village frontalier de l’Irak, de la province à majorité kurde du sud-est de Şırnak. Un véritable massacre… Les bombes ont laissé des corps démembrés, avec des familles dans l’impossibilité d’identifier leurs proches. Au total, 34 civils, dont 19 enfants, ont été tués.
Le seul survivant du massacre de Roboski :
“Je vais raconter, à tout le monde, du loup à l’oiseau. Tout le monde doit savoir”
Hacı Bişkin pour Gazete Duvar
A Roboski la douleur perdure depuis 9 ans. Le seul survivant du massacre est Servet Encu.
Neuf ans exactement se sont écoulés depuis la mort de 34 personnes, majoritairement des enfants, suite aux bombardements d’avions de chasse, à Roboski, disctict de Uludere, à Şırnak. Le combat juridique des familles s’est épuisé après la décision négative de la Cour européenne des droits humains. Pourtant elles ne cessent d’appeler les autorités à écouter leur conscience. Servet Encu, 41 ans, père de six enfants, le seul survivant du massacre, raconte…
“Ce soir là tout était devenu différent”
Servet Encu explique qu’à cette époque, les aller-retours à travers la frontière étaient libres, et que les villageois s’étaient mis en route pour gagner 150 livres turques. “Nous sommes partis de nos maisons à 15h00. Tout était simple, comme aller d’un village à l’autre… Avant, la moitié de nos villages, nos champs se trouvaient coté Irak. C’est si simple. Comme aller à notre village, sur nos terres… En arrivant à la frontière, nous avons pris nos charges. Ce jour là, nous avions de l’huile et du mazout. Nous les avons chargés sur les mules et avons repris la route de retour. Nous avons avancé et jusqu’à mi-chemin, tout était normal, il n’y avait aucun problème. Soudain, nous avons entendu un bruit. J’ai pensé alors, que c’était un tir de mortier, comme parfois ça arrive. Mais cette fois c’étaient des bombes, qui pleuvaient sur nos têtes. J’ai appelé nos familles. Ce soir là tout était devenu différent… Les bombes qui descendaient du ciel ne faisaient pas de bruit, mais il en jaillissait la lumière. Partout, ça s’éclairait comme le jour, ensuite on s’enfonçait dans l’obscurité…”
“Les bombes ont plu sur nous”
Servet Encu a eu de la chance, car il était au tout devant du groupe. En peu de temps, ses amis, ses proches furent tués sous les bombes. Encu poursuit son témoignage : “Les bombes ont commencé donc à pleuvoir sur nous, en éclaircissant le ciel. C’était tellement silencieux. Je n’entendais aucun bruit. Une bombe qui a atterri près de moi m’a fait tomber à terre. J’ai pensé que je ne resterai pas en vie. J’ai commencé à crier ‘fuyez !’. Et en regardant autour de moi, j’ai vu des morceaux de gens et de mules qui volaient partout. Je me suis laissé rouler de la pente. ensuite j’ai fait semblant d’être mort. Ils n’ont alors plus envoyé de bombes à l’endroit où j’étais.
J’ai attendu ainsi durant deux heures. Dans le froid, j’étais sur le point de geler. J’ai attendu comme ça, sur la neige, comme si j’attendais la mort. Plus tard, j’ai vu s’approcher la lumière des lampes, j’ai entendu une lamentation chantée… Là, j’ai ressenti que j’allais être sauvé.
Lorsque j’ai ouvert mes yeux, j’ai vu tous les corps éparpillés sur la neige. Un villageois s’est aperçu que j’étais vivant, et ils m’ont sorti de là.
J’ai entendu une voix qui disait ‘lui aussi, il est mort’. J’ai vu ma compagne. Elle était près de moi. En me voyant vivant, elle a hurlé ‘mes frères !’. Ses deux frères étaient morts.
C’était comme le jugement dernier. Sur la neige, oncle et neveu, fils et père, frères… Des enfants en majorité. Ils allaient peut être faire des études, devenir ingénieurs, médecins. C’est pour leur argent de poche qu’ils avaient pris la route. Que le dieu ne fasse vivre ça à personne…”
“Roboski. Que tout le monde sache”
Servet Encu y a perdu onze personnes de sa famille à Roboski. “Je ne pourrais jamais oublier les morceaux des gens et des animaux dans le ciel” dit-il et il ajoute : “Ils nous ont tués, soit… Nous, êtres humains, nous pouvons parler, nous défendre. Et les mules ?… Elles n’ont même pas de langue. Pourquoi ils les ont tuées ?
Maintenant, lorsqu’il neige, je ne peux ressentir de joie. Lorsque j’entends un avion passer, je sursaute, en me demandant qui sera tué cette fois-ci. Non, je n’ai pas vu de médecin…
Le lendemain matin du massacre, je me suis demandé pourquoi je n’étais pas mort. Je pense que le dieu voulait qu’il reste un témoin. Je ne peux l’oublier et je ferai en sorte de ne pas pas le faire oublier. Je vais raconter ce qui s’est passé à tout le monde. Du loup à l’oiseau, à tout le monde… A tout le monde qui a une conscience. Que tout le monde sache ce qui s’est passé à Roboski.
Nous avions un bidon de mazout et un baril d’huile. Maintenant je demande : pourquoi vous nous avez tués ? Si nous avions commis un crime, prenez-nous, jugez-nous. Mais pourquoi tuer ? Vous, vous ne voudriez même pas envoyer un enfant de 13 ans faire les courses tout seul. Demanderiez-vous pourquoi un enfant de cet âge se mettrait à faire de la contrebande ? Je m’adresse à ceux qui ont fait pleuvoir ces bombes : Mettez-vous donc en face de la mère dont vous avez brûlé le coeur, massacré l’enfant, et parlez avec elle. Ensuite prenez dans vos bras le petit d’un animal… Faites la comptabilité avec votre conscience…”
Note de Kedistan :
A la date anniversaire de ce massacre de Roboski, chaque année, articles de presse, déclarations, photographies, vidéos, dessins rendent hommage aux victimes.
Mais ces actes de guerre contre des civils, ciblant toujours une population particulière, comme si l’Etat de Turquie devait rappeler par des actes de barbarie et de sauvagerie sa domination et le respect de son ordre, à intervalle régulier, sont si nombreux que l’histoire des peuples de Turquie en est jalonnée. En un peu plus d’un siècle, cette république encore pas centenaire a enterré un génocide, a amené les populations à son refoulement, a commis ou fait commettre pogroms, a bâti ses fondations sur le sang des uns contre celui des autres.
Chaque meurtre de masse, chaque destruction ou exaction, niée par l’Etat ou revendiquée, s’ajoute dans les mémoires et les histoires familiales. Quand de surcroît les évidences des crimes sont niées, comme c’est encore le cas pour Roboski, jusqu’à la très diplomatique Cour Européenne, le ressentiment s’accumule.
En janvier, à Paris, furent assassinées trois militantes kurdes. Là aussi, après 8 années, alors que l’assassin désigné est mort, l’Etat turc ne reconnaîtra jamais, malgré preuves de l’implication de ses “services” le crime commandité, dans sa guerre extérieure contre le mouvement kurde.
Et toutes les gesticulations des gouvernements français et européens face au régime de Turquie se contredisent et s’annulent, lorsque la justice est toujours bafouée.