Mes premières chroniques sur Kedistan (Chants de héros et autres lamentations, Se lamenter en MP3) portent toutes deux sur des lamentations. Pourquoi s’intéresser aux lamentations plutôt qu’à d’autres musiques plus joyeuses ?
Il existe de fait dans la région des répertoires qui relèvent d’une toute autre sphère émotionnelle. Je pense notamment aux musiques à danser que l’on entend dans les mariages. Ces répertoires sont parfois joués « à l’ancienne » au zurna (hautbois) et au davul (grand tambour biface). On les retrouve aussi dans un style plus moderne, souvent appelé electrosaz, qui allie boite à rythme, amplification et effets de réverbe. Ces musiques ont bien sûr leur intérêt et j’espère partager prochainement quelques trouvailles « joyeuses » sur Kedistan. Mais si j’ai commencé ma chronique par deux articles sur les lamentations, c’est que, sur le terrain, j’avais été frappée par leur omniprésence dans la vie des gens. Les lamentations avaient une place de choix dans les commentaires de mes interlocuteurs. Elles étaient appréciées, commentées, discutées et semblaient être un élément incontournable de la vie sociale dans les villages.
Fête des tombeaux, village de Ferîq, Arménie, 2006.
On pourrait penser que si les lamentations sont centrales, c’est parce que les gens vivent beaucoup de malheurs et ont besoin de se lamenter. Ce n’est sans doute pas totalement faux. Mais vivre un malheur et être capable de le convertir en une forme artistique créative et riche n’est pas pour autant automatique.
Si cette pratique est aussi vivante, c’est qu’elle s’appuie sur une riche et vieille tradition de chants de bardes (dengbêj). Ces derniers narrent le plus souvent des histoires qui s’apparentent à des lamentations. De fait, les héros dont les dengbêj racontent les histoires sont en général morts et dans des conditions tragiques. Et, à l’inverse, les lamentations pour les défunts ont fréquemment un ton héroïque qui tend à transformer le défunt en héros dans la mémoire des vivants. D’ailleurs, dans les typologies vernaculaires, le lien est explicite. Par exemple, les Yézidis d’Arménie classent les chants d’exil, les lamentations pour le défunt et les chants épiques dans une même catégorie qu’ils appellent kilamê ser, littéralement « parole sur… ». Il y a ainsi des paroles des « paroles sur l’exil », des « paroles sur les héros » et des « paroles sur les morts ». Toutes ces « paroles sur… » sont acoustiquement proches et les passerelles sont nombreuses entre elles.
Cimetière de Chamiram, Arménie, 2006.
Bref, si les lamentations sont si présentes dans la région, ce n’est pas seulement parce que les gens vivent des destinées tragiques, mais aussi parce qu’ils savent mettre en voix et en mots la douleur de l’absence. Ces répertoires vocaux sont appréciés pour leur forme poétique, pour la portée des paroles, pour les qualités vocales des interprètes et parce qu’ils entretiennent et partagent la mémoire des absents. Ils ne sont d’ailleurs pas chantés uniquement dans les funérailles. Ainsi, chez les Yézidis d’Arménie on peut les entendre lors de rencontres entre amis, lors de fêtes calendaires ‑telle la fête des tombeaux (roja mazala)-, ou même au quotidien chantés par des femmes endeuillées qui gardent ainsi la mémoire de leurs proches.
Altûn d’Alagyaz
Voici un exemple chanté par Altûn en 2007. Altûn est yézidie, elle habite dans le village d’Alagyaz en Arménie où elle est connue pour participer vocalement à toutes les funérailles. Dans cette lamentation qu’elle a chantée chez elle au détour de la conversation, elle évoque la perte de son fils Romik tué en Ukraine.
Vediha et sa famille, Istanbul 2003
Vediha de Siirt
Voici un second exemple chanté en 2003 par Vediha, une femme kurde originaire de la région de Siirt qui s’est réfugiée à Istanbul dans les années 1990. J’étais allée la voir chez elle dans le quartier de Gazi avec quelques amis qui travaillaient pour l’association Göç-der. Après m’avoir raconté la fuite de son village, Vediha s’est tournée vers ses enfants et a dit: « Mes plus jeunes enfants ont eu la chance de ne pas vivre ces événements tragiques, mais ils ne connaîtront jamais la douceur de la vie au village ». Puis, essuyant ses larmes, elle s’est mise à chanter.
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Viyan de Kobanê
Les lamentations sont parfois aussi chantées dans les rassemblements politiques ou enregistrées sur CD par des musiciens professionnels. Le ton est alors beaucoup plus héroïque que dans les exemples précédents. Vous pouvez en écouter quelques exemples dans l’article Se lamenter en MP3.
Et s’il fallait encore une preuve de la vivacité et de la créativité de cette tradition, voici une lamentation épique qui a été enregistrée pour Kobanê. Elle est l’œuvre de la barde et guérillerotte kurde Viyan Peyman.
Originaire d’Iran, Viyan Peyman est morte au combat en avril 2015. Ce clip a été enregistré et tourné peu avant. J’ai trouvé le clip sur youtube et j’y ai ajouté des sous-titres en français
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Dans nos sociétés modernes occidentales le deuil a de plus en plus tendance à être considéré comme une affaire plus personnelle que sociale. Et la tristesse liée à la perte est perçue comme un état transitoire duquel il faut sortir rapidement. Le manuel publié par la société américaine de psychiatrie intitulé Diagnostique des désordres mentaux (aussi connu sous le nom de DSM — Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) classe ainsi la tristesse liée au deuil dans les pathologies. Ce classement n’est pas anodin: il a des incidences directes sur la mise en place de thérapies et leur prise en charge par les mutuelles américaines.
Cette tendance se situe à l’opposé de ce que j’ai pu observer dans le Caucase, en Anatolie et dans les Balkans. Dans ces régions, les émotions liées au deuil et à l’absence ne sont pas considérées comme anormales, ni pathologiques. Le deuil de chacun est vécu et partagé socialement lors d’événements publics. Le vide éprouvé face à la mort et à l’absence ne se traduit alors pas par un silence gêné mais par une prise en charge collective de ceux qui restent. Les rituels et cérémonies de commémoration participent grandement à cela. La mise en mot et en musique de la mémoire des absents est également centrale dans ce processus. Cette différence fondamentale me semble due aux valeurs morales positives qui sont associées, dans ces sociétés, à ces émotions. La mort y est socialisée et les émotions liées à l’absence et au deuil sont exprimées dans des objets poétiques et sonores.
Certaines personnes vont jusqu’à cultiver et entretenir ces émotions au quotidien dans leur propre vie. C’est le cas d’Altûn ou de Vediha qui chantent au quotidien la mémoire de leurs proches disparus et leur exil. Ces femmes au cœur brûlant (dilşewat) ne recherchent pas de catharsis, elles ne souhaitent pas guérir de leur maux. Le sentiment d’exil et de perte, au cœur de leurs paroles mélodisées, devient pour elles un mode relationnel entre les vivants, les absents et les défunts.
Mon travail d’anthropologue m’a menée dans différentes communautés du Caucase et de l’Anatolie. J’ai suivi des femmes mollah qui guidaient des cérémonies funèbres dans la région de Bakou, assisté aux offices des Molokanes en Azerbaïdjan, recueilli des chants d’exil dans les bidonvilles kurdes à Istanbul et Diyarbakir, avant de passer un an et demie dans les villages yézidis de la région d’Aparan en Arménie. C’est souvent la musique qui m’a guidée dans ces voyages. Et c’est d’elle que j’aimerais parler dans mes chroniques.