Mon travail d’anthropologue m’a menée dans différentes communautés du Caucase et de l’Anatolie. J’ai suivi des femmes mollah qui guidaient des cérémonies funèbres dans la région de Bakou, assisté aux offices des Molokanes en Azerbaïdjan, recueilli des chants d’exil dans les bidonvilles kurdes à Istanbul et Diyarbakir, avant de passer un an et demie dans les villages yézidis de la région d’Aparan en Arménie. C’est souvent la musique qui m’a guidée dans ces voyages. Et c’est d’elle que j’aimerais parler dans cette chronique, en commençant par une petite série sur les chants épiques.
Chants de héros et délectation morose de l’absence. Vay vay vay ! Les traditions de bardes (appelés aşık, achoug ou dengbêj selon les langues) sont riches dans la région… Voici une sélection de chants épiques enregistrés dans la communauté kurdophone d’Arménie.
La plupart des kurdophones d’Arménie sont actuellement de religion yézidie. La chose a son importance, et certains préfèrent être appelés yézidis plutôt que kurdes. Ils soulignent ainsi qu’ils ne sont pas musulmans. Dans un contexte où les médias nationaux tendent à associer « musulman » et « ennemi » il vaut sans doute mieux éviter les confusions. Les kurdophones yézidis du Caucase partagent d’ailleurs avec les Arméniens l’idée d’un destin commun et la mémoire d’un exil d’Anatolie dont la dernière vague remonte à la première guerre mondiale. D’un autre côté, la plupart des Yézidis que j’ai rencontrés se sentaient bel et bien liés aussi aux Kurdes (de Turquie, d’Iran ou d’Irak) par la langue, et par certains autres traits culturels. Parmi ceux-ci les héros, et une certaine façon de les évoquer en chantant.
J’ai intitulé cet article « chants de héros et autres lamentations » parce que, de fait, la très grande majorité des chants épiques que j’ai pu entendre était dédiée à des héros morts. Il y a quelques exceptions bien sûr tels les chants d’éloge à Öcalan ou ceux pour les maquisards du PKK. Mais si ces héros ne sont pas morts, ils sont pour le moins inaccessibles. Bref, je vous propose d’écouter des chants pour les absents, qu’ils soient morts ou partis « en exil ».
Les vidéos ne sont vraiment pas très bonnes, vous m’en excuserez, mais normalement le son y est… et elles sont sous-titrées !
Feyzo Rizo est un chanteur connu bien au-delà de la communauté yézidie d’Arménie. Il faut dire que sa voix est assez extraordinaire. Il a régulièrement été invité à participer à des rencontres de dengbêj (bardes) en Turquie au cours des années 2000. En septembre 2006 je lui ai rendu visite chez lui à Massis dans la banlieue d’Érévan avec quelques amis. L’après-midi a été bien arrosé et Feyzo s’est rapidement mis à chanter des chants de héros. Il était accompagné par Egidê Cimo au duduk et par Nahro Zagros, (ethnomusicologue kurde d’Irak) au violon.
Les chants de héros (kilamê ser mêranîê — littéralement « paroles sur le héros ») que Feyzo énonça ce jour-là sont très appréciés des Kurdes de Turquie et d’Irak. Ils font partie d’une culture partagée par tous les kurdophones via les radios kurdes (notamment « radio Érévan », la première radio kurde qui était émise depuis l’URSS et très largement écoutée par les Kurdes de Turquie) et les chaînes satellites. Mais si Feyzo a choisi de chanter précisément ces chants-là, c’est peut-être aussi parce qu’il avait dans son auditoire quatre guérilleros du PKK originaires de Turquie.
Le premier chant, Hekimo, est de Evdalê Zeynikê, célèbre barde kurde du 19ème siècle. Il a notamment été chanté par Seroyê Biro, un dengbêj d’Arménie qu’on entendait régulièrement (accompagné par Egidê Cimo) sur les ondes de radio Érévan durant la période soviétique. Elle a aussi été interprétée par Şivan Perwer, Nizamettin Ariç ou encore Heme Haci.
Le second chant, Lawikê Metini, raconte l’histoire d’une jeune fille amoureuse d’un nomade du clan des Metini. La jeune fille demande à son bien aimé de venir l’enlever. Là encore il existe de nombreuses versions. Les plus anciennes, qui servent souvent de référence, sont sans doute celles de Karapete Xaco et de Eyşe Şan. Plus récemment, dans les années 2000, la chanteuse Aynur Dogan a rendu ce chant extrêmement célèbre en Turquie.
Le troisième chant, intitulé Ay ay Limin, a notamment été interprété par Mehemed Arifê Ceziri. Il en existe aussi une version écrite par Şivan Perwer qui commémore la révolte de Koçgiri (1921) et le massacre de Dersim (1937–38).
Quelques mois plus tôt en avril 2006 j’avais rencontré et enregistré Binbaş, un petit homme sec d’une soixantaine d’années habitant le village d’Alagyaz.
La voix de Binbaş est moins spectaculaire que celle de Feyzo, mais il peut chanter des heures entières et il a un penchant pour les histoires de héros yézidis surtout lorsqu’elles se passent chez lui, près du mont Aragatz. Binbaş aime ainsi particulièrement l’histoire épique du général yézidi Jahangir Agha, qui a participé à de nombreuses batailles au début du 20ème siècle.
Dans l’extrait suivant Binbaş raconte la bataille de Dercemed près de la frontière iranienne. Il chante d’une voix forte, assis sur un tabouret en bois près du poêle éteint, l’index droit dans son oreille droite et les yeux à demi-fermés.
Les paroles, empreintes de bravoure, commémorent les actes héroïques de Jahangir Agha et de son cheval Kodir. Ce jour là, nous étions allé voir Binbaş avec Nahro et Osman, un autre ami. Il y avait également dans la pièce la femme de Binbaş et un voisin.
Le général yézidi Jahangir Agha (à gauche) et le général arménien Andranik (à droite).
Binbaş a ensuite insisté sur les actes héroïques de Jahangir qui a combattu aux côtés du général arménien Andranik lors de la bataille sanglante de Sardarapat en 1918. Puis il a rappelé son courage et son intelligence lors de la bataille de Baş-Aparan (à laquelle le père de Binbaş avait également participé). La bataille de Baş-Aparan a suivi de près celle de Sardarapat. La plaine venait d’être gagnée, mais les forces ottomanes se trouvaient encore à Baş-Aparan, face aux armées du général arménien Dro (Drastamat Kanayan). Binbaş continuait son récit, alternant parties chantées et parlées. Pour Jahangir Agha il fallait agir vite : les armées ottomanes avaient occupé des villages yézidis où ils massacraient les civils. Jahangir, prenant avec lui 1000 cavaliers yézidis qui avaient combattu à ses côtés à Sardarapat, a alors contourné la montagne d’Alagyaz par l’ouest et, sans attendre l’autorisation du général Dro, a lancé une offensive contre les forces ottomanes. Les cavaliers, qui étaient pour certains originaires de ces villages, ont réussi à faire reculer les forces ottomanes. Après la victoire, Jahangir s’est installé dans le village de Cerceris (Dêrik) et a réparti ses cavaliers entre les différents villages de la région (dont le père de Binbaş).
L’histoire de Jahangir est restée bien ancrée dans les mémoires des Yézidis de la région d’Aparan. Et dans l’Arménie post-soviétique Jahangir a été élevé au rang de héros national arménien. Son nom est mentionné dans le musée de Sardarapat, et une statut le représentant en habits militaires a aussi été inaugurée dans les années 2000 dans le parc de Massif 2 à Érévan.
Mais ce statut de héros est arrivé assez tard. Durant la période soviétique Jahangir n’a pas échappé à la dékoulakisation et a été exilé en 1938. Il est probablement mort à Saratov (Russie) en 1943. Sa famille n’a pas pu récupérer son corps. D’après Binbaş, ne pas avoir de tombe sur laquelle pleurer rend l’absence encore plus dure.
Après avoir chanté les récits de Jahangir, Binbaş a enchaîné sur un autre chant de héros à la mémoire du beau-frère d’Îskan, villageois d’Alagyaz, mort à Camuşvan lors de la bataille de Baş-Aparan.
Binbaş a dit une série de of, of, of et de wey, wey, wey, puis, après avoir regardé quelques instants Osman (qui était un ancien guérillero du PKK originaire de Turquie), il a énoncé un chant de héros pour Abdullah Öcalan, chef de la rébellion armée du PKK, emprisonné par les autorités turques depuis 1999, sur l’île d’Imrali.
Ce chant de héros (kilamê ser mêranîê) fait partie des rares exemples de chant pour des héros vivants. La plupart de mes interlocuteurs pensent que les « paroles sur les héros » (kilamê ser mêranîê) étaient à l’origine des lamentations funèbres (kilamê ser şine). Commentant des morts nobles, elles seraient restées dans la mémoire (individuelle ou collective). L’exil, le destin noir et maudit et le sacrifice de soi semblent être dans la région les caractéristiques essentielles à la création de héros tragiques. Ces qualités, exclusivement « post-mortem », sont dépeintes dans les énoncés funèbres. Les « paroles sur les héros » sont en effet presque toujours pour des héros morts, comme si le statut de héros ne pouvait être atteint qu’après avoir connu un destin tragique entraînant la mort.
Dix ans ont passé depuis ces rencontres avec Binbaş et Feyzo. Aujourd’hui Feyzo a quitté l’Arménie comme beaucoup d’autres Yézidis. Il habite avec son épouse dans la région de Krasnodar au Sud de la Russie. Son fils Tîtal est réfugié en Allemagne. Il commence à se faire connaître de la large communauté yézidie d’Allemagne (venue notamment de Turquie en 1980) et est régulièrement invité à chanter dans les mariages. Quant à Binbaş, il est toujours à Alagyaz. Il ne partira pas, dit-il, de cette terre pour laquelle ses ancêtres ont versé leur sang. Sa famille, arrivée du Sud-Est de la Turquie dans les année 1828–29, a fait partie de la première grande vague de Yézidis à s’installer dans le Caucase (la seconde vague remonte à 1915–16). Fuyant les persécutions des musulmans ils ont cherché refuge derrière les rangs des armées du Tsar.
Photo : Christophe Kebabdjian, Arménie, 1999, Kurdes yézidis.