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Par Irfan Aktan, publié le 12 avril 2021 sur Duvar
Ersin Korkut, comédien issu de la ville de Hakkâri, a construit, suite à ses efforts et labeur étendus sur de nombreuses années, une certaine carrière. Il a incarné dans des pièces de théâtre, des film de cinéma et des séries, la plupart du temps, des caractères “qui ne pigent pas vite”, mais qui paraissent drôles par leur “innocence”. Lorsqu’il a pétri l’accent kurde avec son talent de comédien, il fut considéré comme un comique qui a réussi, et, avec le terme à la mode “il s’est assis sur un trône dans les coeurs”.
Mais, ce trône avait des conditionnalités. Korkut, tout comme son proche Yılmaz Erdoğan, devait apprendre à avancer sans piétiner ces conditions : vivre sa kurdicité en faisant “comme s’il était Kurde”, ou comme “d’origine”, comme on dit… Ne pas dépasser ces limites. Mettre un rideau du monde de la culture populaire, entre lui et la “dangereuse” revendication de kurdicité, d’égalité, de liberté, du refus de l’oppression.
Le prix du moindre glissement dans ces conditions du “trône” en question, par erreur ou inadvertance, pouvait effacer toute une carrière bâtie, en un coup, un revers : le rideau se lève, et ton identité, dont tu as essayé de te purifier en te lavant, ta nudité dans la salle-de-bain, sont reflétées sur les écrans. On rappelle que le pain que tu manges, n’est pas un droit gagné par ton labeur, mais “le pain de ce pays”, et on te jette des peaux de bananes.
Ersin Korkut n’est pas le seul dans ce cas. Il existe nombre d’exemples.
Korkut devrait être la dernière personne que vous pourriez critiquer ou juger. Parce que c’est une des conditions du racisme implicite existant dans ce pays, et une condition par laquelle le régime suprémaciste ligote les Kurdes qui aspirent à “s’élever”.
Vous pouvez ne pas cacher votre kurdicité. D’ailleurs, ce n’est pas cela qu’on vous impose clairement. Mais vous pouvez démontrer d’une façon ou autre, d’une façon codée, que vous vous êtes séparéE de la “kurdicité”. Vous pouvez, par exemple, si vous être de Dersim, donner le message en disant “je suis de Tunceli“1, “je suis d’origine de l’Est”, et montrer le drapeau de la reddition. Mais vous devez aussi faire perdurer cela, et contrairement à ce que Ersin Korkut a fait la semaine dernière, éviter de commettre une bourde.
Rappelons ce qui s’est passé, pour celles et ceux qui ne le savent pas.
Dans une vidéo, visiblement enregistrée à Diyarbakır, un homme demande à Ersin Korkut :
— “Comment as-tu trouvé Diyarbakır, frérot?”
Ersin Korkut répond:
— “Diyarbakır; Amed, Amed, notre capitale. Nous aimons Amed.”
Alors qu’il existe d’innombrables chansons, des livres qui, à pleine pages, considèrent Amed comme une capitale, et des paroles de dengbêj [bardes kurdes] qui se baladent partout, c’est une conversation plus qu’ordinaire pour des Kurdes…
Mais, suite au fait que cette vidéo se propagea sur les médias sociaux, des milliers de fascistes-racistes ont fait des appels pour l’arrestation d’Ersin Korkut, ont lancé des menaces accompagnées de visuels de violences qui démontrent “la force du Turc”. Ainsi, une campagne a démarré, pour que Korkut soit envoyé illico en prison. Les procureurs sont appelés au boulot. Ce qui se passait était en fait, un nouveau cas semblable à celui d’Ahmet Kaya2.
Ensuite, Ersin Korkut a fait une déclaration qui demandait clémence : “J’ai voulu dire que Diyarbakır est la capitale culturelle de ces terres, de cette région. D’ailleurs, j’avais déjà fait dans la journée un partage qui en parle. Izmir est la capitale culturelle de la région égéenne. C’est pareil. J’ai parlé en ce sens, mais je n’ai pas pu exprimer ma pensée correctement. Je ne suis pas une personne qui comprend la politique. Bien évidement, nous avons une seule capitale et c’est Ankara. Je suis désolé. Je ne pense pas autre chose que le fait que tout le monde vive heureux ensemble en Turquie. Je présente à tous, mes excuses.”
Mais ces excuses dramatiques au plus haut degré, et pleines de concessions, n’ont pas suffi.
Il est probable qu’à partir de maintenant, des embargos visent Ersin Korkut, et cette main secrète va agir délicatement contre lui.
En effet, Ali Eyüboğlu, du quotidien [nationaliste] Milliyet, non satisfait des excuses de Korkut, a imposé d’autres conditions.
“Au lieu de faire cette annonce, Ersin Korkut aurait du se rappeler du mot publié [ultérieurement à son soutien] par Meral Akşener, présidente du parti IYI [parti nationaliste] pour les 103 amiraux dont la déclaration a attiré des réactions : ‘j’étais dans les vapes, ce que j’ai fait était une connerie, je présente mes excuses’. Ce serait plus sincère et pourrait faire oublier ce qu’il a dit sur TikTok, à ceux qui twittent avec le hashtag #Ersinkorkuttutuklansın [Il faut arrêter Ersin]. Comme la colère contre Ersin Korkut ne se calme pas, le comédien doit faire d’autres choses pour faire oublier sa bourde sur TikTok et sa faiblesse personnelle. Dans le cas contraire, Ersin Korkut ne sera plus que “le favori d’Amed’ ”.
En réalité, la menace “Il ne sera plus que le favori d’Amed” est la confirmation de tous les propos ci-dessus.
Le bâton de turcité que Eyüboğlu brandit ouvertement, prend sa force, justement, de la peur révélée de Korkut.
Or, Ersin Korkut était, en effet, le “favori” d’Amed. Mais, après ses excuses, il a aussi perdu Amed, comme Ankara. Dans cet angle : Ersin Korkut se retrouve bien seul.
L’être humain, pour ne pas succomber à ce qu’il a acquis, doit posséder le courage de se passer, à tout moment, de ce qu’il tient entre ses mains. Ce courage peut être obtenu en n’ayant pas peur des disettes appartenant à son passé. La peur de redevenir comme avant condamne l’être humain au “toujours plus”. Mais certaines personnes se retrouvent pourtant dans l’obligation de se libérer de tout ce qui leur appartient, telles des fusées qui se séparent de leurs outils de propulsion. C’est réellement une captivité dramatique.
Si les applaudissements que vous avez reçus en vous promenant, fardé avec le maquillage de “personne d’origine”, se transforment, au moment où ce maquillage excessif commence à couler, en colère, en haine, en une acrimonie qui rend fou, lavez ce maquillage, ou enduisez à nouveau votre visage. L’humain devrait-il vivre avec ces choix, ou dans la captivité de ses choix ?
Il n’est pas plus “facile” d’être ouvertement Kurde, que d’être “d’origine”. Autrement dit, que le Kurde fasse “comme s’il est Kurde” et qu’il ne soit jamais vraiment Kurde.
Le fait d’assumer son identité kurde, et si possible lutter pour cela, ne nécessite pas de surveiller des équilibres millimétriques, et de vivre avec la peur de “perdre l’estime du Turc”. Les rangs sont ouverts et tout le monde se répond ouvertement. Vous défendez votre identité, et l’Etat pratique sur vous, par différents moyens et méthodes, persécution et violences, avec différents dosages.
Mais, le fait de vivre comme Kurde, sans cacher son identité, pour ne pas en parler être “d’origine”, est, dans un régime suprémaciste-turque (je prends cette conceptualisation de l’article de Güllistan Yarkın, publiée dans le dernier numéro de Cogito Dergisi), encore plus ardu, plus sensible, et parsemé de pièges.
Au moment où vous montrez le visage réel de votre identité, alors que vous l’aviez seulement badigeonnée de la sauce comédie, et présentée jusqu’à ce jour “en faisant comme si”, aux gens que vous avez diverti, en faisant avec le terme de Cem Yılmaz3, “certaines drôleries et blagues”, les choses changent.
Les mêmes conditions sont valables pour les Turcs-ques qui sont cernéEs par les codes du régime suprémaciste.
L’alliance avec les Kurdes, a aussi un certain prix pour eux, elles, et au moment où l’Etat endurci ses pratiques visant les Kurdes, il élimine de l’arène d’abord les Turcs qui ont rejoint le halay 4des Kurdes, unE par unE. Celles et ceux qui résistent à cette élimination, s’attirent parfois autant que les Kurdes, les foudres de l’Etat.
En Turquie, le racisme n’est pas individuel, mais un système implicite dont le cadre est finement tissé. Il ne vise pas publiquement la kurdicité, mais altère et érode aussi cette identité, par la main des Kurdes qu’il a “capturés”. Il rend continuellement redevables, celles et ceux qui ont pu “avancer” “malgré le fait qu’ils-elles soient kurdes”.
Pour cette raison, dans des périodes “critiques”, le fait que les Kurdes en question fassent “comme si” ne suffit pas. Parce que même si vous vous voyez dans la glace comme blanc, même si vous portez des masques dans la rue, vous ne pouvez pas sortir de la vue des radars du système raciste, vous vous baladez avec une lourde dette dans votre poche.
Rappelons l’exemple de Bekir Bozdağ, membre de l’AKP [Parti de la justice et du développement d’Erdoğan], dont l’identité ethnique est kurde, mais qui a gravi les marches de la carrière en le cachant. On se souvient encore de l’avertissement de Devlet Bahçeli [président du MHP, Parti d’action nationaliste] adressé à Bekir Bozdağ, qui a réagi, en 2018, à l’annulation par du Conseil d’Etat du règlement sur l’abolition de “Notre Serment” : “Monsieur Bozdağ peut dire ‘je suis Kurde, je suis libre’. Personne ne lui retient la langue, ni ne lui dit ‘tais-toi, assieds-toi’. Qu’il fasse son évaluation concernant son tempérament et sa légitimité. La Nation turque l’a porté vers les positions les plus belles et les plus élevées. Mais qu’il ne pense pas à faire tomber la Nation turque. S’il y en a qui disent ‘je suis membre du PKK’, je suis séparatiste, je travaille pour le Kurdistan’, le châtiment est évident, et ils en subiront les conséquences. Je préviens M. Bozdağ d’y prêter une attention particulière.”
Il ne faudrait pas perdre de vue que Bozdağ, à qui sa “dette” a été rappelée par Bahçeli, n’a pas pu retenir ses larmes lors du discours d’Erdoğan, qui l’a soutenu, mais qu’il n’a pas pu éviter la descente, même si ce fut à pas lents, des marches de la carrière qu’il avait monté, en occultant sa kurdicité dans la politique de droite de la Turquie, ou bien que son escalade en fut au moins arrêtée.
“Nous vivons dans le pays le plus libre du monde, la Turquie. Nos membres et compatriotes ne pourraient trouver un environnement plus disponible, pour parler de leurs croyances avec sincérité. Pour cette raison, je ne cacherai pas mes sentiments. Le Turc est le maître unique, le propriétaire unique de ce pays. Ceux qui ne sont pas de purs descendants turcs n’ont qu’un seul droit dans ce pays : le droit d’être des serviteurs, d’être des esclaves. Que les amis, les ennemis et les montagnes connaissent cette vérité.”
Cet avertissement exprimé par Mahmut Esat Bozkurt, en 1930, a également servi de cadre à la loi secrète de l’État, alors au début de son chemin. Ceux qui gravissent les échelons de carrière en restant dans ce cadre, connaissent très bien cette vérité et font leur pas en conséquence. Mais que voulez vous, parfois, par inadvertance, un jour, cette période flamboyante, les applaudissements, les acclamations, le flot d’amour, disparaissent. On apparaît sur scène sous sa forme la plus nue.
Alors, Ersin Korkut, face à la menace de violence nue sur cette scène, est-il seul ? ou non ? Je pense qu’à ce propos, il a lui-même pris sa décision.
Note from Kedistan :
Irfan Aktan’s analysis conducted under a double prism could lead to creating the expression, “House Kurd versus Mountain Kurd”, in reference to Malcom X’s famous debate, since here also we are talking of racism, in this instance of anti-Kurdish racism generated and perpetuated by Turkey, an exclusive nationalist “republic”, built on a repressed genocide, a nation-state that will soon be one hundred years old.
This most efficient analytical prism should be applied in all instances where the reality of discriminations is not acknowledged, repressed through a context of rising nationalism, in a Europe that yet claims to be universalist, liberal, in order to better negate differences, classes, exploitations and oppressions of gender or of “origin”, in order to allow the promotion of ideologies that formerly accommodated themselves of fascism or brought it back to power.
L’analyse d’İrfan Aktan, sous un double prisme, pourrait presque aboutir à la création d’une expression “Kurde de maison, versus Kurde de montagne”, en référence au fameux débat posé par Malcom X, puisqu’il s’agit bien aussi là de racisme, en l’occurence anti-kurde, généré et perpétué par une “république” nationaliste exclusive, bâtie sur le refoulé d’un génocide, état-nation qui va avoir bientôt une année d’existence, la Turquie.
Ce prisme d’analyse, très efficace, devrait pouvoir être utilisé partout où la réalité des discriminations n’est pas reconnue, refoulée dans des contextes de montée du nationalisme, dans une Europe qui se dit pourtant universaliste, libérale, de fait pour mieux nier les différences, les classes, les exploitations et oppressions, de genre ou “d’origine”, afin de laisser croître ou promouvoir des idéologies qui se sont jadis accommodées du fascisme ou l’ont amené au pouvoir.