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Dans la soirée du 3 juin, une campagne est née spontanément au bout des doigts des twittos en Turquie, renvoyant aux hommes les remarques sexistes subies par les femmes au quotidien.
A l’origine de cette explosion : un simple tweet d’une utilisatrice qui s’étonne elle même de voir ses quelques mots devenir une vague géante : “Mon mari peut travailler, s’il le souhaite.”
Sous ce premier tweet, les réponses commencent à tomber, mais toujours dans la même tonalité. “Vous êtes folle, la place d’un mari est à la maison, il doit s’occuper des enfants” conteste l’une, “ah, moi je l’autorise” dit l’autre, et une autre femme surenchérit “nous travaillons tous deux, mais comme je suis une femme très tolérante, je l’aide, je vide le lave-vaisselle des fois”.
Et ainsi nait le hashtag #erkekyerinibilsin, qu’on peut traduire par “que l’homme connaisse sa place”. “Connaître sa place” est une variante de “connaître ses bornes” (haddini bilmek, en turc), expression qui, sous le ton familier, s’adresse à qui “dépasse les limites qui lui sont autorisées”.
Vous avez deviné, c’est un “rappel à l’ordre” que les femmes entendent souvent, car nous le savons toutes et tous, que les femmes doivent se tenir dans les cadres qui leurs sont définis par les hommes dominants de l’ordre établi, n’est-ce pas ?
Le propos le plus connu dans le contexte “connaître ses bornes”, est celui de Bülent Arınç prononcé en 2015, alors Vice-Premier Ministre d’Erdoğan, qui s’adressait dans l’Assemblée Nationale, à Nursel Aydoğan députée HDP, qui “interférait” lors de son discours : “Madame, tais toi, en tant que femme, tais toi !”. A lire, “saches que tu es femme, connais tes bornes”. Mais les variantes, les exemples et d’autres type d’appel à l’ordre sont légion.
Les paroles de Bülent Arınç sont inscrites en lettres en or dans la mémoire collective en Turquie, parmi d’autres perles inouïes, dont notre autrice doyenne Mamie Eyan, fait l’archive dans son article “Quand l’Imam pète, les ouailles chient”.
Mais revenons donc à notre hashtag, et “que l’homme connaisse sa place” bon sang !
Exemples ? D’accord… Je vais vous les donner en format homme. S’ils vous paraissent étranges, remplacez mentalement l’homme par la femme, vous allez tout de suite comprendre, même sans parler la langue turque, car ces expressions usées et “abusées” sont extrêmement imagées. Vous allez voir, tout y passe, des paroles de ministres, aux propos de comptoir…
Allons y, dans le désordre…
Les hommes sont des fleurs — L’homme est la déco de sa maison — Quand les hommes font des études les femmes ne trouvent plus d’hommes à épouser — Les universités sont comme des foyers de prostitution, tu n’y trouverais pas un seul homme vierge — C’est parce que les hommes travaillent qu’il y a du chômage — Si sa famille avait surveillé leur fils, il n’aurait pas été violé — Ne divorce surtout pas, les femmes vont venir à ta porte — Tu n’as rien à faire seul dans la rue, la nuit — Il y a des hommes à baiser, et des hommes à épouser — Une voiture comme un garçon (sous entendu “zéro km”) — Les prétendantes s’en fichent de diplômes, regardent si ton pilav est bon — Un homme, avec les mains dans la pâte, ne doit se mêler des affaires de femmes — Désolée chéri, je n’ai pas pu m’empêcher de sauter le voisin. C’est normal je suis une femme, c’est physiologique — M’as-tu demandé le permis de sortir ? — S’il s’est fait violer, il a du chercher — La place de l’homme est à la cuisine — La seule carrière qu’un homme doit avoir est la paternité — Il porte un short, forcément il “cherche” — Chéri, tu ne travailleras plus quand on se mariera — Il faut vraiment mettre un homme pour la table ronde, sinon ça va faire bizarre — Tu parles, il a du avoir ce poste avec promotion canapé — La religion interdit aux hommes sans l’accompagnement d’une femme, de conduire plus de 90 km — Ma voiture est abimée sur le parking, ça doit être encore un homme — Les gros ne devraient pas porter de legging, ça fait mal aux yeux — On a une fille ! Vas‑y montre à tes tantes, ton minou ! — Tu es incapable de donner une fille à ta femme, pourquoi donc tu t’es marié ? — On ne peut demander à une femme, pour quelle raison elle a battu son mari — Il n’y a pas d’homme moche, il y a des hommes qui se laissent aller.
Ah oui, il y a aussi des proverbes… Ah ces proverbes, des pensées sexistes ancestrales. Ils sont partagés également en versions inversées mais je vous donne cette fois les originaux. Et seulement quelques exemples :
Il ne faut pas que manquent, le bâton sur le dos, le marmot dans le ventre de la femme — Un homme peut aimer et battre à la fois — Le femme qui part de chez ses parents en robe de mariée, revient en linceul — On ne peut faire confiance à la femme ni au cheval — Il n’y pas d’ennemi pire que la femme, elle sourit au visage — On ne peut attendre de bien de la femme comme de guérison du poison — L’homme qui vieillit devient bélier, la femme qui vieillit devient néant — Intelligence de femme, parfois se rallonge, parfois se raccourcit — Les affaires des femmes sont comme la poule qui gratte le sol — Femme veuve femme diable — Femme sans homme est comme un cheval sans licou…
Et j’en passe et des meilleurs…
En réalité, je n’avais pas projeté d’écrire un article sur ce sujet. En voyant un sacré nombre d’hommes réagir sur les réseaux, en hurlant de colère, en déclarant que “les femmes ne sont pas drôles”, ou encore exprimant qu’ils “en ont marre” avec des “Ça suffit”. Ils en ont marre donc en trois jours, de ce que les femmes subissent tous les jours et depuis toujours ! “Allons bon”, je me suis dit, mais je n’ai pas écrit non plus.
Mais lorsque j’ai vu la déclaration qui suit, je n’ai pas pu m’empêcher de vous en parler.
A propos de #erkekyerinibilsin lancé sur les réseaux sociaux avec une volonté de sensibilisation, KADEM (Kadın ve Demokrasi Derneği) “Association femme et démocratie” se dépêche de faire une déclaration :
“Dans les mesures de justice et de droit, l’existence de la femme et de l’homme dans la société, passe par le respect et la tolérance réciproques. Ce courant né comme une accentuation d’empathie, a atteint des dimensions heurtant nos valeurs de conviction. Nous dénonçons cette situation et nous la refusons”.
KADEM, est une organisation de société civile qui se présente comme “engagée dans la défense de la dignité humaine des femmes”. Sümeyye, la fille d’Erdoğan en est la vice présidente…
L’association annonce la couleur dès le départ sur son site : “KADEM s’engage dans des études universitaires pour développer un nouveau discours en allant au-delà des acceptions sociales établies et des zones problématiques de l’état d’esprit moderne Est-Ouest, en ce qui concerne les études sur les femmes”. Et pour cela elle a les objectifs de “S’engager dans des activités de lobbying au niveau national et international. Développer une conscience sociale selon laquelle le partage des rôles entre les hommes et les femmes ne peut être réalisé qu’en tenant compte de l’équilibre entre les droits et les responsabilités.”
Justement, toutes les dénonciations autour du courant #erkekyerinibilsin pointent exactement ces “rôles”, définis et attribués aux femmes et hommes, par une société moralisatrice, qui pourtant se montre facilement immorale. Justement, ce sont ces “rôles” qui légitiment et encouragent le fait que les femmes soient en toute impunité, enfermées, insultées, agressées, violentées, violées, assassinées… Justement c’est pour les mêmes raisons que nous clamons inlassablement, “les féminicides sont politiques !”, “Les assassinats de trans sont politiques !”
Cette déclaration faite comme un “devoir primordial”, n’est pas une première ni une surprise, vu la nature de l’association émettrice, qui se tend tel un bras féminin civil, défendant les politiques du “père” de la nation. Mais ce qui est insupportable, est le fait que cette “sacralisation de l’homme” se fassent par des femmes mêmes.
Mais n’est il pas courant que les oppresséEs inconscientEs soient toujours les meilleurs défenseurEs de leurs propres oppresseurs et bourreaux ?
Image à la une : Trouvée sur twitter “Regarde moi ce cul, quels fils enfantent les pères”