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“Durant une vie maritale de trois ans, elle a subi de lourdes violences. Elle a failli mourir, avec son bébé. Tentant de protéger des violences de son compagnon son fils et elle-même, Yasemin Çakal s’est trouvée inculpée d’un meurtre qu’elle n’avait jamais prémédité. Elle a été emprisonnée avec son bébé, jugée, avec une demande de perpétuité incompressible.”
Ces lignes furent les propos les plus doux écrits à propos de Yasemin, juste après le différend mortel (10 juillet 2010).
Comme partie civile dans le procès, avec le collectif de femmes féministes, “Feminist Kadın Kolektifi”, nous avions su que Yasemin, dont le réquisitoire fut lu dès la première audience, et contre laquelle une peine de “perpétuité incompressible” 1 fut demandée, n’aurait du être, en réalité, l’inculpée de ce procès. Yasemin, que l’Etat n’avait pas su protéger, avait été mise dans l’obligation de se défendre, elle-même et son bébé, et, pour rester en vie, elle avait tué son compagnon.
Pendant cette période, j’étais une de celles qui avaient entendu le cri de Yasemin. Seulement une, parmi des milliers de femmes, dont le cœur battait pour la liberté de Yasemin, et qui se regroupaient autour d’elle, et en face de la justice qui protégeait l’homme. Le jugement de Yasemin a duré trois ans et sous incarcération. Le tribunal, considérant qu’elle “avait commis l’acte, dans un état d’émotions et de panique lui faisant dépasser la frontière de la raison, sous un choc absolvable,” a décidé qu’il n’y avait pas lieu de la condamner.
Vous pouvez joindre le document (en turc) de la chronologie du procès en suivant ce lien.
C’était une victoire obtenue au nom de toutes les femmes.
Mais, c’est en apprenant que Yasemin vivait dans un camp de réfugiés en Suisse, que j’ai compris qu’il s’agissait d’une victoire incomplète.
Yasemin vit maintenant en Suisse les premiers jours difficiles de l’exil. Elle attend dans une chambre, avec son enfant et des personnes provenant de différents pays du monde, le jour où elle recommencera à vivre, dans un endroit qu’elle ne connait pas, dont elle ne parle pas la langue. L’Office des migrations suisse, pense que la demande d’asile de Yasemin Çakal est de nature humanitaire, et non politique. Or, tout ce qui touche à l’humain, n’est-il pas politique ? Allez venez, écoutons l’histoire de Yasemin de sa bouche, et décidons ensemble, si la cause de Yasemin est politique ou non.
“On m’a retirée de l’école, parce que j’avais des seins plus développés que mes paires”
“Je suis une fille de tribu (aşiret). Ma famille vivait dans la forme la plus sévère des traditions. Nous avons été élevés sans permettre aucune souplesse, mais je pense que c’est moi qui ai le plus subi le poids de cela. J’ai été élevée, depuis aussi longtemps que je me souviens, comme une épouse candidate. Une épouse candidate qui servira l’homme, qui répondra à ses besoins.
J’allais à la même école que mon grand frère, et il ne me permettait même pas de lever la tête. Moi, je n’ai jamais eu de récré. Comme lors de ma lutte pour la vie, à l’école non plus, je n’ai jamais pu respirer. Mon grand frère possédait tous les droits, parce que c’était un mâle. A la maison, c’est moi qui faisais tous les tâches ménagères. Eux se baladaient en vélo, moi je ne pouvais pas. Mes résultats scolaires étaient bien, mais c’est eux qui étaient félicités. Parce que c’était des hommes et ils allaient faire des études. De toutes façons il n’y avait aucune pensée pour ma vie scolaire ! En fait, ma mère a m’a forcée à me cacher les cheveux, alors que je n’avais que onze ans. Je ne le voulais pas. Je me souviens avoir été battue pendant trois nuits parce que je ne me couvrais pas la tête, mais je n’ai pas cédé. Ils n’ont pas réussi à me faire porter le voile.
Je devenais mature plus rapidement que mes paires. Mon frère disait “celle-là a de trop gros seins, vous allez me mettre dans la mouise, qu’elle ne vienne pas à l’école”, et d’ailleurs c’est ce qui c’est passé. J’avais toujours cette volonté de questionner, je me demandais “pourquoi?”. En vérité, je résistais aussi. Le fait qu’ils n’aient pas réussi à me faire porter le voile, fut ma première révolte, et première victoire.
Pendant des années, je n’ai pas vu d’autre endroit que mon quartier, Istanbul n’était pour moi, qu’un quartier. Ils m’avaient tellement fait peur. Comme si, si je sortais un peu, si j’allais au quartier d’à côté, j’allais tomber sur le mauvais chemin. C’est après avoir vécu tant de choses que j’ai compris que tout cela n’était que des absurdités.
Après l’école, j’ai travaillé pour des petits jobs. C’était encore des boulots qui ne sortaient pas de mon quartier. Ce furent des jours où je ne pouvais pas passer cinq minutes avec mes amies, boulot-maison, maison-boulot. Voilà une période où des visites de mariage arrangé ne cessaient pas. Chaque jour, quelqu’un venait. Je tendais du café à des gens que je ne connaissais pas. Je vous parle des âges où je ne savais pas ce qu’était l’amour. Je n’ai jamais voulu me marier. Jamais… Mais ma mère allait me donner à quelqu’un, j’allais être mariée. La seule solution à laquelle j’ai pu penser à cet âge enfant, c’était, que si quelqu’un venait à ma demande, ma famille n’autoriserait pas que je me marie, et que les gens penseraient que j’avais quelqu’un que j’aime, et ne viendraient pas pour me demander. Comme je disais, j’étais petite, je ne pouvais penser qu’à cette mesure. J’ai fait la rencontre du défunt, moi-même. Je l’appelle “défunt” ce n’est pas parce que je le regrette, mais je ne veux pas prononcer son prénom, que ça se sache. Bref…
Il avait de l’intérêt pour moi. Va savoir comment on peut s’intéresser à une gamine… Il était plus âgé que moi, mais pour faire œuvrer mon plan, j’ai dit “d’accord”. Ils sont arrivés un soir, soi-disant, pour faire connaissance avec ma famille. Alors que je pensais que ma famille n’accepterait pas, le jour où ils sont venus, les bagues ont été passées aux doigts. Pourquoi ? Parce qu’ils avaient une bonne situation financière. Je n’avais pas pensé à la situation financière, mais à ce moment même, j’ai réalisé. J’ai dit que je ne voulais pas. Je voulais étudier, seulement étudier. Quelques jours plus tard, j’ai retiré la bague, et je me suis enfuie. Je suis allée chez ma tante. Bien sûr, ils sont venus me chercher le soir même. Mais je retournais désormais, non pas à la maison de mes parents, mais chez mon fiancé. Un mariage religieux en urgence a été prononcé, ni fête ni rien, n’était nécessaire. Des années plus tard, une fête de mariage a été organisée sur l’insistance de ma belle-mère. Elle m’aimait bien ma belle-mère. Comme vous l’avez compris, mon mariage est plus ancien que la date officielle. Je n’ai jamais parlé de tout ça, j’ai eu peur. Vous pouvez interpréter mes paroles comme vous voulez, parce que ces peurs que j’ai n’ont toujours pas disparu.
“Si ton mari ne t’avait pas voulue, je t’aurais tuée ce jour-là”
J’ai commencé à subir la violence alors que je n’étais mariée que depuis quelques jours. Mon mari était une personne qui avait tous les problèmes imaginables ; il m’a fait vivre toutes les sortes de violence. Humiliations, tabassages, tortures… Il ne m’autorisait même pas traverser la porte. Je ne me souviens même pas combien de fois je me suis retrouvée en état d’être hospitalisée. Ma première grossesse s’est terminée par une fausse couche, due à la lourde violence que je subissais. Les plaintes s’achevaient dès le commissariat la plupart du temps avec des paroles des policiers comme “c’est une question interne à la famille”, “il ne faut pas se mettre entre mari et femme”. Si vous tombez à l’hôpital sur un bon docteur, les choses peuvent changer, ou sur un bon policier, un bon procureur…
Bien sûr, il peut y avoir des cas au delà du réparable par la bonté : comme les deux fois où il m’a poignardée. J’étais revenue de la mort. J’ai été mise, par décision de justice, dans un refuge pour femmes. Si votre famille a le bras un peu long, ou a des liens solides avec l’Etat, il peut se passer des choses qui ne devraient pas arriver. Comme mon frère, qui a appris l’adresse du refuge des femmes… Ils commettaient des délits. L’adresse d’un tel refuge ne se divulgue pas, ne doit être divulguée à personne. Mais, malheureusement, dans notre pays, ce principe non plus n’est pas respecté selon la loi. Déjà, je n’avais pas confiance en l’Etat. Après cet événement, mon sentiment s’est renforcé.
Une semaine après mon arrivée, mon grand frère, accompagné de ses amis policiers, est venu me chercher à la maison des femmes. Mon frère aurait pu me tuer ce jour-là. “Si ton mari ne t’avait pas voulue, je t’aurais tuée ce jour-là” me disait-il. L’unique raison pour laquelle ma famille ne m’a pas tuée est celle-ci. Le fait que mon mari dise, “trouvez Yasemin”.
Mon mari voulait me récupérer parce qu’il était obsédé. Il ne laissait pas tomber. J’ai porté plainte maintes et maintes fois, mais chaque fois, il a été libéré. Ni le commissariat auquel vous vous réfugiez, ni le procureur, ne prenaient les assassinats de femmes au sérieux à cette époque. D’ailleurs, aujourd’hui, ce n’est guère différent. Mais à l’époque c’était encore pire. Ils utilisaient même un langage qui légitimait les féminicides. Une femme était tuée par son mari, et la première phrase de tout le monde commençait par “pour sûr, elle l’a trompé” et se terminait par “elle a du faire quelque chose”. Pourtant la majorité des femmes sont assassinées parce qu’elle veulent divorcer.
De plus, la pression du quartier… Les gens parlent aisément sur les femmes. Ils se permettent de parler sur les femmes qui se séparent, qui divorcent, qui sont obligées de quitter leur foyer, et même assassinées. Ils ont une part sur ce que vit une femme qui se bat, dans l’étau de la violence, dans une vie qu’elle ne veut pas. C’est suite à la pression du quartier, en continuant de vivre dans cette maison, que des centaines de femmes perdent leur vie. Il existe des femmes qui poursuivent un mariage qu’elle ne souhaitent pas, seulement pour ne pas être considérée comme divorcée. D’où qu’elle vienne la violence, du patron, du compagnon, de la famille, de la société ou de l’Etat, c’est la violence et il ne faut pas l’accepter. Moi nous plus je n’ai pas voulu l’accepter. Quand j’ai dit à ma mère que je voulais divorcer, elle m’a dit “tu es partie dans ta robe de mariée, tu reviendras dans ton linceul”. Ma famille était désespérante. Quoi que je fasse je n’ai pas pu divorcer. Chacun de mes jours était coups, chacun de mes jours était une torture.
Si on en revient au jour du dernier différend mortel… c’est comme si mon esprit me l’avait fait oublier. Je n’arrive pas me rappeler clairement, les détails se sont perdus. Mon mari était rentré ce soir là tard, et ivre. Après des humiliations et un tas de coups encore, il m’a enfermée à clé, dans la chambre, avec mon fils. Mon fils avait faim. A force de pleurer il s’est étourdi. Moi aussi, avec mes maux et douleurs, je me suis endormie. Quand je me suis réveillée le matin, mon fils n’était pas à côté de moi. J’ai d’abord pensé qu’il avait pris mon enfant et qu’il était parti.
Il est rentré à la maison, avec mon fils dans ses bras. A peine entré dans la maison, il a commencé à me frapper et à hurler “pourquoi as-tu quitté la chambre ?”. J’ai voulu prendre mon fils de ses bras. Il a fermé la porte à clé et il a jeté les clés au dehors. Il a dit, “aujourd’hui c’est nos dépouilles qui sortiront d’ici”. Il disait qu’il allait nous tuer, tous les trois. J’étais au sol, j’ai essayé de me récupérer. Et, à ce moment là, le couteau qui était posé sur la table est passé sous ma main. Je l’aurais planté avec dans un geste de survie. Je n’ai pas compris comment c’est arrivé. J’étais sous le choc. La déposition des policiers qui sont venus me chercher exprime le reste : “Sur le lieu de crime, se trouvait une femme en état de choc, nous l’avons embarquée et amenée au centre de police”.
“Les femmes sont plus fortes, ensemble !”
J’ai été arrêtée et ma période d’incarcération a commencé. J’étais placée dans le quartier des prisonnières de droit commun, mais aussi bien mes idées que mon acte étaient politiques. La violence contre les femmes est politique, et se trouve partout. J’ai compris cela lorsque j’ai appris le féminisme. J’ai connu des centaines de femmes condamnées de toutes sortes de crimes et délits qu’on peut imaginer. Je les ai écoutées. Dans l’histoire de toutes les femmes que j’ai écoutées, sans exception, un homme jouait un rôle. Je peux affirmer que chaque femme était là, à cause d’un homme. Ma conscience féministe a commencé à progresser à travers ces histoires. Et par dessus tout ce que tu as vécu, se rajoutant la mentalité machiste de la justice, le langage masculin de la presse, comment veux-tu devenir, autre chose que féministe ?
J’ai vu, dès ma première audience, ce que c’était la justice machiste. Le procureur a lu son réquisitoire, sans demander d’étude du lieu du crime, sans écouter les témoins, sans que je puisse m’exprimer, sans trouver l’utilité d’un quelconque rapport sur le fait que j’ai subi des tortures. Cela voulait dire que le verdict serait prononcé lors de l’audience suivante, la deuxième. Le procureur demandait la perpétuité incompressible. Le président du conseil des juges ne m’a même pas écoutée, “de toutes façons, tu as déposé ta déclaration”, m’a-t-il dit. Dès cette première audience j’ai perdu ma conviction, la vie s’était arrêtée, là.
Dix jours après l’audience, l’avocate Diren Cevahir Şen est venue me voir. Elle essayait de me convaincre d’être partie civile au procès, comme victime. Je ne la connaissais pas, j’ai eu peur… Cette semaine là, Diren est venue tous les jours, et, en n’arrivant pas à me convaincre, elle a voulu parler avec ma sœur, et a demandé son numéro de téléphone. A cette période, j’étais coupée de la vie, j’avais même des difficultés à comprendre les choses. Diren a parlé avec ma sœur, qui ensuite, est allée à Mor Çatı.2Quand elle venue à ma visite, elle m’a dit “Sœur, tu peux leur faire confiance, tu n’a rien à perdre”. Alors j’ai accepté.
Un mois plus tard, c’était la deuxième audience. Dès que j’ai descendu du véhicule de la prison, les policiers des équipes spéciales m’ont entourée. Je n’ai pas compris ce qui se passait. A l’extérieur, un vacarme…
Lorsqu’ils ont voulu me faire entrer dans la palais de justice, par les escaliers d’incendie, j’ai pu voir la foule. Des centaines de femmes criaient “Yasemin, Yasemin !”. A cet instant, je me suis surprise avec un sourire sur mes lèvres. Il y avait tellement de femmes ! Des pancartes violettes, des drapeaux et ce slogan… “Les femmes sont ensemble, les femmes sont fortes, ensemble !”
C’est ce qui fut. Après cette audience, nous sommes restées toujours ensemble. Tout au long des quinze audiences, et par la suite, je n’ai plus jamais marché seule. Il y avait dix avocates, les journalistes étaient dans la salle… Tout le monde était étonné, commençant par le conseil des juges. Les avocates féministes dans la salle d’audience, dehors, nombre de femmes… Mes avocates me défendaient avec enthousiasme. Nos requêtes ont été acceptées, les témoins allaient être écoutés.
En rentrant à la prison, j’ai vu que mon procès occupait toutes les actualités. Après ce jour, j’ai reçu des centaines de lettres. Des centaines de lettres que j’ai lues une par une, dont je me souviens de chaque ligne. Je les ai lues tellement de fois, que je me souviens encore, qui a écrit, quelle lettre, les noms…
J’ai passé trois ans en prison, avec des lettres, mon journal intime, en lisant, parfois en écrivant. J’ai été libérée, grâce aux luttes des femmes de tous les coins du pays. Quand, lors de ma dernière audience, le juge a lu le verdict, tout le monde a pleuré. Les femmes s’étaient agglutinées en face de la justice machiste et avaient gagné une grande victoire.
La libération de Yasemin. 4 juillet 2017, devant la prison de femmes de Bakırköy, à Istanbul.
“Jin, Jîyan, Azadî”
Les femmes, mes avocates, ma famille et les journalistes sont venues m’attendre devant la porte de la prison. En rêvant du jour où je serais libérée, je m’étais fait une promesse. J’allais saluer celles et ceux qui m’attendaient, avec un slogan. Avec le slogan dont je me sens le plus proche, qui me décrit le mieux… Quand la porte de la prison s’est ouverte, les micros se sont tendus vers moi et une journaliste m’a demandé “Yasemin, as-tu quelques mots à dire aux femmes, un message ?”. “Oui” répondis-je et en faisant le signe de victoire de mes doigts, j’ai lancé ce slogan dans ma langue maternelle : “Jin, jîyan, azadî !” [Femme, vie, liberté ! en kurde.]
Ma famille et mon avocat m’ont réprimandée. Ce slogan fut la raison de l’acceptation des appels et objections à la décision, et de la peine de 15 ans que j’ai reçue ensuite. Mais moi, je n’ai jamais regretté d’avoir salué les femmes avec ce slogan. Si c’était aujourd’hui, je les saluerais avec le même slogan et avec la même sincérité. Notre combat, n’est-il pas pas pour la femme, la vie et la liberté ?
A ma sortie, ma famille ne m’a pas permise de passer du temps avec mes amies. Devant la prison, ils se sont dépêchés de m’amener à la maison. J’ai pleuré tout au long de la route. En entrant dans notre quartier, l’histoire revenait à ses débuts. J’étais reconduite dans la voiture que le défunt avait acheté à ma famille, comme cadeau de leur silence, vers la maison où j’étais arrivée vite fait mariée, où je n’avais plus remis les pieds. Un feu traversait mon corps. Je ne trouve réellement pas les mots pour décrire ce je que je ressentais.
La maison était pleine. Toute la tribu s“était réunie. Je n’oublierai jamais les paroles de mon oncle : “Tu as foutu la merde. A partir de là, tu te mets à genou et restes à ta maison. Pas question de sortir. Tu y restes et t’occupes de ton gosse ! Si on trouve un homme destiné, on te remariera”. A cet instant, j’ai cru que j’allais avoir une crise de nerfs. Je ne pouvais pas les prononcer à leur visage, mais des phrases traversaient ma tête : “Personne n’a aucune idée de ce que j’ai vécu. Quand j’ai subi des tortures, aucun ne m’a aidé. En plus ils m’ont dit, ‘tu est partie en robe de mariée, tu reviendras en linceul’. Comment peuvent-ils dire maintenant, des choses comme ça”. Alors que mes pensées étaient de ce registre, une toute une autre phrase s’est répandue de mes lèvres : “Désormais, j’existe, non pas pour les vies des autres, mais seule pour ma vie et celle de mon fils”.
Les disputes entre mon frère et moi ne cessaient pas. Un jour, il m’a dit “ressaisis-toi, tu as beaucoup changé, mais je saurais te transformer pour que tu sois comme avant”. Quelques jours plus tard, se passe ce qui devait se passer. Nous avons eu une grosse dispute. Avec 10 livres turques dans ma main, un téléphone sans crédits dans ma poche, je suis partie avec mon fils, en disant pour l’épicerie, et nous ne sommes plus rentrés. Je ne pouvais appeler personne, pas de crédit. Je me demandais ce que je pouvais faire, l’avocate Sezin Uçar m’appela. Quand j’étais en prison elle venait souvent à ma visite. Elle n’a jamais été mon avocate mais elle fut une bonne amie. Merci à elle, elle est venue comme un éclair, nous chercher. Nous sommes allées chez elle. Mon père m’appelait sans cesse. Il avait confisqué nos pièces d’identités, en pensant qu’on fuirait peut être. Sezin a pris le téléphone de ma main et raccroché. “Tu n’es pas seule” m’a-t-elle dit.
Ensuite, on m’a trouvé un travail à la mairie. Puis, j’ai eu ma propre maison. Et j’ai pris ma sœur avec moi, comme je le lui avais promis, nous avons commencé à vivre ensemble.
Nous étions heureux. Tout allait bien, jusqu’à ce que mon frère me trouve. La première chose que mon frère a fait, fut de me menacer. J’ai été obligée de quitter ma maison. Ma sœur est retournée sans vraiment le vouloir, dans la famille. Ce frère, c’est mon autre grand frère, celui qui était sergent major. Il avait été licencié à cause de ma situation. Ensuite, il ne m’a jamais laissée tranquille. Il me disait sans arrêt “à cause de toi j’ai perdu mon travail. Personne n’a pu te tuer, c’est moi qui vais le faire” et il nous lâchait pas. Ce n’était pas quelqu’un que je prenais au sérieux avant, mais ce qu’il faisait et disait avait commencé à me faire peur. Parce qu’à la fin, il m’a menacée avec une arme. Plusieurs amies ont été témoins de ces choses là…
Après ma libération, j’ai reçu beaucoup de menaces. De la part des policiers, de la famille du défunt, je recevais continuellement des menaces. Ils ont même déposé devant ma porte, une stèle de tombeau avec mon nom gravé dessus. Les policiers venaient à mon lieu de travail, me menaçaient. Quand je participais à des manifestations, ils me prenaient à part et me disaient “vas chez toi et restes y, ne te balade pas d’une manif à l’autre”. Il y a eu beaucoup d’agressions policières. Ils m’ont agressée particulièrement en disant “que fais-tu dans les protestations, qu’as-tu à faire avec la politique?”. Je ne leur ai jamais répondu, mais j’ai fait ce que j’avais à faire. Je leur donnais la réponse qu’il fallait, avec ma lutte.
Dans cette période, tout le monde me conseillait d’aller à l’étranger, mais je n’ai jamais voulu quitter le pays. Je pensais que j’avais beaucoup lutté pour être libérée, et que je pouvais lutter encore. Pendant les deux années suivant ma libération, j’ai résisté contre ce genre de problèmes. Mais il s’est passé une telle chose, qu’ils ne m’ont pas laissé d’autre chance. Trois mois avant que je quitte le pays, mon fils a été victime d’une agression, et il a eu une congestion cérébrale. L’auteur, qu’on ne connait toujours pas à ce jour, n’a pas pu être attrapé ! Après ce jour là, j’ai quitté mon travail, et j’ai demandé de l’aide de mes amies, jusqu’à ce que mon fils se rétablisse. Et, encore une fois, grâce à un réseau de solidarité, j’ai quitté le pays. Je n’avais pas d’interdiction de quitter le territoire, mais c’était un risque, car mon visage était connu. J’ai réussi ça aussi.
Maintenant, mon fils et moi, vivons dans une chambre d’un camp de réfugiés en Suisse. Pour la suite, je n’ai pas de grandes attentes. Je voudrais ne plus avoir peur, et mener une vie dans laquelle il n’y a pas de mort. Je voudrais que mon seul soucis soit les devoirs de mon fils, que je m’occupe des problèmes d’adolescence de mon enfant, que j’aie des problèmes autant que tout le monde, que ceux qui ont une vie normale.
Je suis dans un état psychologique qui me fait sursauter avec peur, et épier le moindre bruit. A un tel degré que je peux connaitre les gens qui passent devant ma porte, par leurs bruits de pas. Je me réveille en pleine nuit avec des cauchemars. Je ne me sens toujours pas en sécurité. Il est arrivé dans le camp où nous étions avant, que mon fils hurle à simple vue du personnel de sécurité. Nous n’avons pas de lieu à considérer comme chez-nous. Nous sommes dans une chambre, et la cuisine, les toilettes et la salle de bain sont communes.
Je sais très bien que mon fils n’est pas bien. Il ne peut aller aux toilettes, à la salle de bain tout seul. Il ne dort dans un autre lit que le mien. Selim est entré dans la prison, avec moi, alors qu’il était un bébé de six mois. Il dormait avec moi, sur le bas étage d’un lit superposé. Quand il a un peu grandi, il grimpait tout seul, sur notre lit. Maintenant, ici, nous avons encore un lit superposé. C’est un vrai traumatisme autant pour lui que pour moi. Si je pouvais, je le démonterais et le jetterais, pour dormir à même le sol.
Les premiers jours où nous sommes arrivés en Suisse, Selim a beaucoup pleuré. “Tu m’as menti, tu m’avais dit qu’on allait en Suisse”, me disait-il. Les camps lui paraissent comme une prison. Et il a raison, car nous sommes dans un camp loin de la ville, et désert. Vivre ici, ne fait du bien à mon fils, ni à moi. Nous avons peur. Il y a une procédure en cours et psychologiquement nous ne sommes pas bien. Nous traversons une période difficile. Chaque fois qu’on frappe à la porte, je m’affole.”
Yasemin a rejeté tous les rôles que la famille, l’homme, l’Etat et la société avaient posé sur ses épaules ; et pour cela, elle a payé le prix fort. Même si son histoire est remplie de difficultés, elle nous est familière. Parce que, ce qui nous avait réunies, nous les femmes, autour du “Procès Yasemin Çakal”, était la réalité de l’existence des millions d’autres femmes qui sont placées devant l’obligation de défendre leur vie, que ce soit à la maison, dans la rue, ou au travail, c’est à dire dans tous les espaces de vie. Yasemin a tout simplement élevé sa voix, et aussitôt celle-ci était devenue des millions de voix. Cette voix, nous a chargée toutes, d’une responsabilité politique, et nous nous sommes retrouvées dans un réseau de solidarité.
Ces jours-ci, Yasemin attend la décision de l’Office de la migration suisse. Je pense que cette décision devrait être satisfaisante également pour nous, les femmes.
Il est nécessaire que la demande d’asile que Yasemin a déposée, soit considérée comme une requête politique, et qu’elle obtienne l’autorisation qui lui permettrait de vivre en Suisse, avec son fils. Parce que, à mon avis, le fait que son récit ci-dessus soit une “histoire interminable” révèle la nature politique de sa requête.
A la fois, le passé de la lutte de Yasemin, et son présent, s’inscrivent dans l’Histoire de la femme qui s’efforce d’être le sujet de sa propre vie. Et, c’est juste là, que cette cause, revêt d’une identité politique.