Kedis­tan a tenu à traduire, pour de mul­ti­ples raisons, cette inter­view d’Aslı Erdoğan, en par­tie passée inaperçue dans la presse, et totale­ment ignorée des médias francophones.


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Tout d’abord, lorsque nous avons par­ticipé de la cam­pagne de sou­tien pour la libéra­tion d’Aslı Erdoğan, nous l’avions déjà fait bien au-delà d’une sim­ple cam­pagne con­tre les atteintes à la lib­erté d’ex­pres­sion. Lorsque nous avions alors traduit les textes d’Aslı, et incité à les lire ou les faire lire en pub­lic, c’est juste­ment parce que sa démarche poli­tique, (et aux antipodes d’une politi­ci­enne jar­gonnante), ame­nait à une prise de con­science, par le biais de l’art de l’écri­t­ure où elle excelle, de ce qu’elle décrit ici dans l’in­ter­view comme la trans­gres­sion de seuils au-delà desquels tout devient pos­si­ble. Ce qu’elle décrivait alors dans des let­tres comme “ce qui sec­ouera inévitable­ment l’Eu­rope” et crise exis­ten­tielle de l’Eu­rope

Nous venions d’as­sis­ter en direct aux mas­sacres de Cizre. Zehra Doğan nous livrait ensuite son inter­pré­ta­tion de Nusay­bin détru­ite… Deux femmes qui, sans se con­naître, util­i­saient leur art pour com­mu­ni­quer l’indi­ci­ble au monde entier. L’une Kurde, l’autre qui se dit elle-même peut être Turque blanche… N’est-ce pas là, la pre­mière néces­sité de traduire un tel article ?

Une autre rai­son impéra­tive est liée à la démarche de ces deux femmes qui, par­lant de la Turquie, de ses destruc­tions et morts de 2015/16 au Bakur, de ses purges et empris­on­nements d’au­jour­d’hui, amè­nent à une réflex­ion transna­tionale et human­iste sur les rav­ages du nation­al­isme et ce que les traces de ses crimes lais­sent pour oblitér­er un avenir proche. La rai­son même d’ex­is­tence de Kedis­tan.

Tant dans les œuvres qui s’ex­posent de Zehra Doğan, que dans les livres et arti­cles aujour­d’hui écrits par Aslı Erdoğan, se don­nent certes à voir et à lire le côté obscur du monde. L’une, en adepte de la soli­tude assumée, l’autre par appel à la lutte col­lec­tive, con­vo­quent pour­tant au sur­saut pour en sor­tir. Et toutes deux sont des femmes…



Suite à la sor­tie du livre “Das haus aus Stein”, (Bâti­ment de pier­res) en Alle­magne chez les édi­tions Pen­guin, Zülküf Kurt intro­duit l’in­ter­view qu’il a réal­isée avec Aslı Erdoğan à Frank­furten en met­tant l’ac­cent sur la notoriété transna­tionale de l’écrivaine, suite à la cam­pagne de sou­tien qu’elle a suscitée.

Aslı Erdoğan. Pre­mière femme lit­téraire de langue turque, mise en juge­ment et men­acée de peine de prison à per­pé­tu­ité ; l’au­teure qui a été arrêtée pour avoir été un mem­bre tour­nant du con­seil d’ad­min­is­tra­tion d’ Özgür Gün­dem,  fut incar­cérée durant 136 jours. Une auteure dont les livres ont été traduits en 19 langues et ses textes en 30 langues… Rien que “Le silence même n’est plus à toi” a été pub­lié, du Français au Roumain, en 12 langues. Et dans la ver­sion orale, en français,  aux Edi­tions des Femmes, c’est Cather­ine Deneuve qui a offert sa voix.”

Dans ce reportage pub­lié sur Yeni Özgür Poli­ti­ka, en turc, Aslı s’ex­prime sur la sit­u­a­tion actuelle en Turquie, sur Cizre, Sur, le quarti­er his­torique de Diyarbakır, et sur sa littérature…

- Vous avez été arrêtée et incar­cérée durant 136 jours. Avez-vous été sur­prise par la demande de peine de prison à perpétuité ?

Qui ne serait pas sur­pris ? Je n’ai jamais été une fig­ure poli­tique active. Je n’ai jamais été mem­bre d’un quel­conque par­ti. Je n’ai même pas d’ac­tiv­ité asso­cia­tive. J’ai vécu seule, j’ai écrit seule, je me suis battue seule. Bien sûr, qu’il y a eu des sol­i­dar­ités, des luttes com­munes avec des gens, mais n’im­porte qui,  ayant lu 3 arti­cles d’Aslı Erdoğan, sait aisé­ment que cette femme ne peut avoir aucun lien avec une quel­conque organ­i­sa­tion. [Le mot] organ­i­sa­tion est util­isé en Turquie, comme si c’é­tait quelque chose d’il­lé­gal, or s’or­gan­is­er, veut dire faire des choses ensem­ble. Mal­heureuse­ment je n’ai pas une per­son­nal­ité comme cela. Je crois que la soli­tude est aus­si un proces­sus de réclu­sion. L’écri­t­ure “organ­i­sa­tion­nelle” n’est pas un tra­vail qui peut dur­er longtemps. Je n’ai fait de la poli­tique que dans mes articles.

J’ai com­mencé mes chroniques en 1998. Dans les con­di­tions de la Turquie, aucune enquête n’avait été ouverte en ce qui con­cerne mes arti­cles.  Je vais dire que c’est un petit mir­a­cle. J’ai vrai­ment une plume qui évite le jar­gon poli­tique du style slo­gan. Aucun pro­cureur n’a pu trou­ver quelque chose qu’il pour­rait lier à un quel­conque arti­cle du code pénal. C’est pour cela, qu’alors que je n’ai jamais été jugée,  me retrou­ver devant la jus­tice avec une demande de per­pé­tu­ité incom­press­ible,1être jugée avec l’ar­ti­cle 302, décrit, plutôt que ma sit­u­a­tion, la sit­u­a­tion de la Turquie. C’est la pre­mière fois qu’un jour­nal [Özgür Gün­dem] a été accusé en Turquie, au titre de l’ar­ti­cle 302, c’est à dire “porter atteinte à l’in­tégrité de l’E­tat”. De plus, la coor­di­na­tion des con­seils d’ad­min­is­tra­tion tour­nants n’avait aucune respon­s­abil­ité légale sur le journal.

Lorsque j’ai été arrêtée, j’é­tais une auteure, traduite en plus de 10 langues, j’avais reçu déjà 6 prix (et main­tenant c’est mul­ti­plié par deux). Dans ces prix, il y a des prix lit­téraire comme Sait Faik. Mon pre­mier prix, en 1990. J’ai com­plété ma 29ème année en lit­téra­ture. Tu ne con­nais pas cette femme, ni rien, et tu m’ac­cus­es d’une chose comme être dirigeante du PKK !!… même les cor­beaux en riraient. Dans le rap­port de police qu’ils ont rédigé, après m’avoir tant sur­veil­lée, il est écrit “Aslı Erdoğan est sus­pec­tée d’être mem­bre du PKK, car il y a des sus­pi­cions sur le fait qu’elle aurait soutenu les uni­ver­si­taires pour la paix.“2Il n’y a pas besoin de sus­pecter mon sou­tien aux uni­ver­si­taires, je les ai soutenuEs ouverte­ment. J’ai fait des dis­cours en représen­tant les auteurEs pour la paix. Le dossier est telle­ment vide, que même la police est désem­parée. Il n’ex­iste rien de com­mun, ni une quel­conque rela­tion avec le PKK, rien…

Qu’ont-ils trou­vé après tant de recherch­es ? “Ah, elle fait par­tie des con­seillers d’Özgür Gün­dem. “Ça y est, on a trou­vé ! Dans ce cas Aslı Erdoğan dirige donc Özgür Gün­dem. Donc Aslı Erdoğan dirige le PKK. Et même qu’elle en est un des fon­da­teurs.” Ils ont ouvert le procès sur ce point. La coor­di­na­tion des con­seillers n’avait aucune influ­ence sur le jour­nal, ni en pra­tique ni légale­ment. Lorsque le PKK a été fondé, j’avais 10 ans. Je ne suis pas kurde… bon ça, ça n’a pas d’im­por­tance, mais je ne par­le pas le Kurde. Enfin, si j’é­tais dirigeante, j’au­rais au moins appris la langue kurde, depuis le temps, non ?… surtout si j’é­tais la fon­da­trice. Aurais-je dirigé l’or­gan­i­sa­tion par l’in­ter­mé­di­aire de traducteurs/trices ? C’é­tait un procès tragi­comique. Lorsque nous nous sommes mis en rang en face du juge, j’ai dit “le PKK va ouvrir un procès en demande d’in­dem­ni­sa­tion pour avoir sapé sa répu­ta­tion”.

Necmiye Alpay, moi, Bilge Con­te­pe, trois femmes d’un cer­taine âge, vêtues de tailleurs, nous présen­tons notre défense. C’est comique. C’est nous qui dirige­ri­ons l’or­gan­i­sa­tion ? Pour l’amour de dieu, il n’y a plus que nous à le faire ? Nous par­lons de l’or­gan­i­sa­tion de guéril­la la plus anci­enne au monde. Necmiye Alpay, moi et Bilge Con­te­pe, la dirige­ri­ons… Quoi dire devant cela ? Surtout que moi, depuis de longues années, j’ai du mal à me diriger moi même… De par ma nature, je n’ai jamais fait par­tie d’au­cune struc­ture organ­i­sa­tion­nelle en chaine de com­man­de­ment, je ne pour­rais pas. Tout le monde m’écraserait et passerait. Don­ner des ordres, le pou­voir, me dégoutent. Je n’ar­rive même pas à utilis­er d’or­di­na­teur, car je n’aime pas don­ner des ordres. Com­ment répon­dre à cette thèse dis­ant que je dirig­erais une telle grande organ­i­sa­tion… c’est un com­pli­ment ou quoi ? Je ne sais pas. Bref, c’é­tait une arresta­tion qui dépas­sait l’en­ten­de­ment, et je pense que c’é­tait une pre­mière dans le genre. Mal­heureuse­ment cela ne s’est pas arrêté là.

- La perpétuité incompressible, l’emblème de cette époque.

Je pense que la per­pé­tu­ité incom­press­ible est l’emblème de cette époque, comme l’emblème des nazis était les camps de con­cen­tra­tion ‑et le camp de con­cen­tra­tion n’est pas une inven­tion nazie-. Selon mes con­nais­sances, dans la dernière année, 758 per­son­nes, seule­ment en lien avec la ten­ta­tive de coup d’E­tat [du 15 juil­let 2016], ont été con­damnées à la per­pé­tu­ité incom­press­ible. Les chiffres changent sans cesse. Par­mi ces per­son­nes il y a 17 civils. Si vous y ajoutez celles et ceux qui ont été con­damnéEs dans les procès de PKK-KCK, le nom­bre trou­vera, au moins les 1500. Les 758 sont seuls ceux qui ont été con­damnés en lien avec le 15 juil­let. Je ne con­nais pas le chiffre exact. Mais des mil­liers de per­son­nes ont été con­damnées à cette peine, et selon mes esti­ma­tions, des dizaines de per­son­nes sont en cours de jugement.

La semaine dernière, Osman Kavala et l’équipe de Anadolu Kültür ont rejoint  ces per­son­nes. Ils deman­dent main­tenant, pour toutes les per­son­nes qu’ils croient “coupables”, la per­pé­tu­ité incom­press­ible. Ils ouvrent les procès, et le pire, mal­gré le fait qu’il n’y ait pas une seule preuve, ils con­damnent. C’est comme à l’époque de Staline. Nous avons été les pre­mières, avec Necmiye Alpay, et juste après, ce fut Ahmet Altan.

- Votre arresta­tion était-elle un mes­sage pour dire “ne mon­trez pas de sol­i­dar­ité avec les Kur­des” ? Quelle lec­ture en avez-vous faite ?

Je cherche une expli­ca­tion rationnelle, comme tout le monde, et j’en perds la rai­son quelque part. J’ai beau­coup étudié la péri­ode nazie. Je peux être con­sid­érée comme spé­cial­iste des camps de con­cen­tra­tion. Le point où le fas­cisme a com­mencé est peut être la perte de la ratio­nal­ité. Il n’y a aucune expli­ca­tion rationnelle qui expli­querait pourquoi 6 mil­lions d’être humains ont été envoyés dans des cham­bres à gaz. Et je pense qu’en Turquie, à ce stade, les expli­ca­tions rationnelles restent insuff­isantes. Parce que la per­son­ne en face, ne se com­porte pas d’une façon rationnelle. La sol­i­dar­ité avec les Kur­des est la pre­mière chose qui vient à l’e­sprit. Oui, ils mènent une poli­tique comme cela. Avant de marcher sur les Kur­des, avec “le plan de destruc­tion” ils vont bris­er d’abord les cer­cles extérieurs. Mais, Aslı Erdoğan est-elle la per­son­ne à arrêter la pre­mière ? Quelle force aurais-je dans la sol­i­dar­ité avec les Kur­des ? Il y a peut être mille per­son­nes à arrêter avant moi. Ou bien, Ahmet Altan, est-il le pre­mier nom dans la lutte con­tre Fetul­lah Gülen ? Est-il le porte dra­peau du mou­ve­ment ? Il ne l’est pas. Osmal Kavala est accusé de vouloir ren­vers­er l’or­dre con­sti­tu­tion­nel… bien sûr ce sont des noms sym­bol­iques, mais ils ne sont pas des noms clés. S’il s’agis­sait d’une lutte menée avec rai­son, pour moi, tout cela serait quand même des erreurs gravissimes.

Si je menais un “plan de destruc­tion” con­tre les Kur­des, je n’au­rais pas com­mencé par Aslı Erdoğan. Par con­séquent, par exem­ple les procès ouverts pour le mou­ve­ment Gülen sont plus rationnels. Ils ont mis leurs indics partout, dans toutes les struc­tures, y com­pris les jour­naux de gauche. Ils ont observé. Ils ont pré­paré des preuves, qu’elles soient fauss­es ou non, ils ont con­sti­tué un réseau. Ils trou­vaient le moyen d’in­té­gr­er les gens, d’une façon à les laiss­er sans échap­pa­toire, dans ce réseau, notam­ment sur Inter­net. Même sur mon ordi­na­teur, des pro­grammes de sur­veil­lance ont été trou­vés. Cela veut dire qu’ils ont sur­veil­lé des dizaines de mil­liers de per­son­nes. Alors que main­tenant, ils arrê­tent au hasard, à l’aveu­glette. Autrement dit, le fas­cisme est juste­ment cela. L’ar­bi­traire…  Aslı Erdoğan ne con­nait pas ses lim­ites. Nous sommes en colère con­tre Ahmet Altan. Nous n’avons jamais été chaud pour Osman Kavala !

Si ces noms ont un point com­mun, on peut point­er leurs ques­tion­nements sur la ques­tion kurde, la ques­tion arméni­enne, ou sur cer­tains tabous des Turcs blancs. Bien sûr, il y a une atti­tude du genre “celui qui frôle la ques­tion kurde, nous le détru­irons”. C’est un mes­sage surtout adressé aux Turcs blancs. Moi, je ne me con­sid­ère pas comme une Turque blanche, mais aux yeux de beau­coup, je suis une Turque blanche. “Sortez du cir­cuit. Nous nous occu­per­ons d’eux. Pour qui vous prenez-vous, traîtres à la Patrie !”.

On demande des peines de prison de 7 ans, de 10 ans, même pour ceux et celles qui ont juste par­ticipé aux “gardes de sol­i­dar­ité”.3J’en­tendais même de mes lec­tri­ces et lecteurs, “Aslı, nous vous aimons beau­coup, mais que faites vous à Özgür Gün­dem?”. C’est cela qui n’est pas digéré, qui est perçu comme un crime. Ce que j’écrivais dans Özgür Gün­dem, per­son­ne ne le lisait. Le seul fait que j’ai pu y écrire, a dérangé sérieuse­ment beau­coup de per­son­nes de divers milieux. Et, peut être que ce qui m’est arrivé, est la sanc­tion de cela.

- Vous avez 4 arti­cles sur Cizre, Sur, Nusay­bin qui ont­con­sti­tués les chef d’ac­cu­sa­tion pour votre procès. “Ceci est ton père”, “Le jour­nal du fas­cisme : aujour­d’hui”, “Lec­tures d’histoire d’un fou”, “Le plus cru­el des mois”…

Mon arti­cle “Le jour­nal du fas­cisme” est un texte lit­téraire. Seul son titre est provo­ca­teur et poli­tique. A part cela, la suite est un mono­logue. Il peut se pass­er n’im­porte où dans le monde, et il est intem­porel. Bien sûr, c’est Sur, Cizre, une ville qui brûle, un monde extérieur détru­it qui sont racon­tés. (Dans son dossier a noti­fié : “l’au­teur racon­te ici, l’opéra­tion [mil­i­taire] à Nusay­bin” Or le texte a été pub­lié en mai, et l’opéra­tion est menée à Nusay­bin en juin !). Il n’y a rien dans cet arti­cle. Un mono­logue intérieur. Ce texte est sur la destruc­tion intérieure d’une per­son­ne, provo­quée par le fas­cisme, ou par un régime qui pra­tique une lourde vio­lence. Bien évidem­ment, j’ai vécu cette destruc­tion en obser­vant Cizre et Sur. Mais “Ceci est ton père” est tout à fait sur Cizre et Sur. Je n’ai écrit que deux arti­cles dans lesquelles j’ai traité directe­ment ces sujets.

- Ces textes ont dû les déranger. Qu’est-ce qu’ils ne veu­lent qui se sache ?

Oui, je pense que ces arti­cles en ont dérangé cer­tains. Peut être parce qu’ils ont été traduits vers divers­es langues, avant que je sois empris­on­née. J’ai util­isé pour ces deux textes, une tech­nique que j’avais pra­tiquée aupar­a­vant pour Soma. Il s’ag­it d’une tech­nique de “tran­scrip­tion” du poète autrichien Heim­rad Bäck­er. Il est dans ses pre­mières 18 années de sa vie, mem­bre des “Jeuness­es hitléri­ennes”, mais il change après avoir vu Mau­thausen. Et à par­tir de ce moment, il se con­sacre jusqu’à la fin de sa vie, à une seule tâche ; trou­ver un lan­gage qui peut par­ler des camps de con­cen­tra­tion, du géno­cide, de l’Holo­causte. Je pense que lorsqu’il est mort il pos­sé­dait la plus grande archive per­son­nelle sur l’Holo­causte. Il en a fait don à l’E­tat autrichien. J’ai lu son livre “Tran­scrip­tion”, je pense il y a cinq ans. La pre­mière fois que je l’ai lu, il ne m’a pas par­lé. A la deux­ième lec­ture il m’a frap­pée. Et il dit que les plus grandes souf­frances ne peu­vent être exprimées par un lan­gage lit­téraire. Pour cela, il est néces­saire de bâtir un autre lan­gage, une autre lit­téra­ture. Je peux vous réciter un de ses poèmes qui m’a le plus marquée. 

Et tout de suite, ils ont été jetés dans le trou cité ci-dessus

Et tout de suite, ils ont été jetés dans le trou cité

Un autre trou s’est ouvert.

J’ai essayé cette tech­nique, il y a des années, pour un arti­cle sur la tor­ture, mais je n’ai pas réus­si. Parce que j’y avais ajouté beau­coup de choses de ma per­son­ne. Ensuite, en rédi­geant les arti­cles sur Soma, je me suis totale­ment effacée, et j’ai seule­ment repris. J’ai reçu des retours très puis­sant des lecteurs et lec­tri­ces. Plus tard, j’ai essayé à nou­veau pour l’ar­ti­cle de Cizre. Cela sem­ble très facile, mais ce ne l’est pas. Le prob­lème est de trou­ver dans des mil­liers de phras­es, les bons mots, les quelques mots qui porteraient la voix de la victime.

Les rap­ports d’au­top­sie, les procès ver­baux policiers, ont un lan­gage extrême­ment sec, hyp­no­ti­sant, dif­fi­cile à lire, ennuyeux. Mais vous pou­vez utilis­er ce lan­gage d’une telle façon, que les lecteurs et lec­tri­ces, hyp­no­tiséEs, com­pren­nent que vous par­lez de per­son­nes réelles. Pas un seul mot de ce texte ne m’ap­par­tient. Tout provient entière­ment des arti­cles de jour­naux, reportages, rap­ports d’au­top­sie. Claire­ment, c’est un col­lage textuel. Mais, der­rière ce col­lage, il y a un sérieux effort lit­téraire. Ecrire un texte de ce type, prend près d’un mois. Je vais choisir à tout cass­er cent phras­es, mais je souhaite racon­ter un massacre…

Bien sûr, sur Cizre et Sur, ils mènent une poli­tique d’oc­cul­ta­tion. Ils perçoivent alors le fait que j’écrive sur Cizre et Sur, comme une provo­ca­tion. Parce qu’ils sont forte­ment coupables. Faut-il dire, une atti­tude typ­ique­ment machiste, ou féo­dale, com­ment dois-je exprimer sans utilis­er un mot dis­crim­i­na­toire ? C’est une atti­tude qui, quand on dit “tu es coupable”, ne répond pas “oui, je demande des excus­es”. Et ce pays a tou­jours été comme cela. Au sujet de la ques­tion arméni­enne, il n’y a pas eu un seul qui a dit “est-ce réelle­ment arrivé, regar­dons donc”. “Quoi ! Traitre à la Patrie ! Ven­du ! Les arméniens ont fait tant !” etc… Cette men­tal­ité n’a jamais changé.

- Beau­coup de choses ont été écrites et dites sur le fait que Cizre était un tour­nant. Et vous, com­ment inter­prêtez-vous Cizre ?

C’est une péri­ode où je suis tombée dans un dés­espoir pro­fond en pen­sant qu’en Turquie rien ne pour­rait plus jamais être comme avant. J’u­tilise tou­jours le terme “fas­cisme” avec beau­coup d’at­ten­tion. En le met­tant entre guillemets, j’indique que je l’u­tilise dans son sens lit­téraire. Je n’ar­rive plus à trou­ver d’autre mot. A Cizre, un très grand crime con­tre l’hu­man­ité a été com­mis. Des êtres humains ont été brûlés vivants dans des sous-sols.

Robos­ki aus­si est très impor­tant dans l’His­toire des années récentes. Mais Cizre est autre chose. Comme il ne suff­i­sait pas que la ville soit écroulée sur les habi­tants, les gens qui auraient pu être arrêtéEs vivantEs, ne l’ont pas étéEs. Ils ont été brûlés dans des sous-sols dans lesquels ils s’é­taient faits coin­cer. Des gens por­tant des dra­peaux blanc ont été mitrail­lés. Et, civils, enfants, femmes, aucune dif­férence n’a été faite. Cela est pass­er au delà de la guerre, cela est une poli­tique de massacre.

Dans un pays, une fois cer­tains seuils moraux trans­gressés, tout peut être pos­si­ble. En Turquie, les seuils moraux sont dépassés, l’un après l’autre. Par exem­ple nous étions une société qui respec­tait les funérailles. Vous avez vu ce qui a été fait à la mère d’Ay­sel Tuğluk. L’ir­re­spect aux défunts, brûler vifs les civilEs, envoy­er vers la mort de la façon la plus lourde, laiss­er les cadavres dans les rues… Tout cela mon­tre que cer­tains seuils moraux ont été dépassés.

- Un retour en arrière est-il possible ? 

C’est très dif­fi­cile. Ils n’ont aucune envie de faire demi tour, ou de faire sa compt­abil­ité. Peut être dans 20, 30 ans. Les traces sur les gens ne sont pas des traces de poudre, tu ne peux pas les faire dis­paraitre au lavage. Les habi­tantEs de Cizre, de Sur, les Kur­des, même les sol­dats por­tent les traces, nous aus­si. Ce que je voulais ques­tion­ner dans “Le jour­nal du fas­cisme” était  juste­ment cette trace restée sur les témoins, plutôt que de décrire un dilemme entre vic­time et assas­sin. En vérité, je voulais en faire un livre, mais je n’ai pas eu l’oc­ca­sion, j’ai été empris­on­née. Quel le destruc­tion psy­chologique subis­sons-nous, nous qui sommes témoins de tout cela. Que per­dons-nous ? Je voulais rechercher exacte­ment cela. Mais je n’ai pas eu la possibilité.

-  Lorsqu’on regarde ce qui s’est passé depuis 2015, pour vous, vers où va la Turquie ? Pou­vez-vous dire qu’il y a de l’espoir ?

Il y a l’oblig­a­tion de don­ner des répons­es d’e­spoir à ce genre de ques­tions, mais à vrai dire, je ne suis pas recon­nue comme une per­son­ne très opti­miste. Peut être que je suis crain­tive. Parce que l’e­spoir est une affaire de courage. Dans la vie, j’ai beau­coup trop de décep­tions. Mais l’hu­main, est un être qui arrive à espér­er. Plus les con­di­tions sont mau­vais­es, plus notre tal­ent pour espér­er se développe. Mais, si on regarde objec­tive­ment, indépen­dam­ment de mes ressen­tis, je ne vois pas de signes posi­tifs. Les jauges mon­trent que le cours est mauvais.

La société est totale­ment mise en silence. Selon mes esti­ma­tions, en deux ans, 150 mille per­son­nes ont été arrêtées. Ils con­stru­isent de nou­velles pris­ons et aug­mentent la capac­ité à 500 mille. Ils vont empris­on­ner alors, ceux et celles qui sont jugéEs en lib­erté. Dans tous les pays Européens, glob­ale­ment 168 jour­nal­istes sont en prison, et 162 d’en­tre eux-elles sont en Turquie. Ce sont des chiffres graves. Et prob­a­ble­ment les chiffres sont en vérité plus hauts. Je peux faire une com­para­i­son comme ceci : lorsque la Deux­ième Guerre Mon­di­ale avait débuté, dans les camps de con­cen­tra­tions il y avait 40 mille personnes.

La Turquie vit une péri­ode par­ti­c­ulière­ment dure. Et cela est occulté par le jeu de la démoc­ra­tie, le par­lement et les élec­tions. Tant que cette par­o­die se pour­suit, je ne vois pas de chemin de sor­tie. Ce sont des élec­tions, des élec­tions locales qui seront la solu­tion ? Cer­tains [pays] organ­isent des jeux olympiques, nous, nous organ­isons des élec­tions ! Des écrivainEs, des poli­tiques, des défenseurEs de droits, des avo­catEs, des jour­nal­istes sont soit à l’in­térieur, soit à “l’ex­térieur”. Le tiers du HDP dans lequel j’avais mis beau­coup d’e­spoir est en prison. Com­ment vont-ils/elles tenir, com­bi­en de temps ? Com­ment vont-ils/elles pou­voir récupér­er après tous ces coups ? La grève de la faim ini­tiée [le 8 Novem­bre] par Ley­la Güven, toute seule, [en prison] il y a 124 jours [le jour de l’in­ter­view], a été rejointe par des cen­taines de per­son­nes depuis les pris­ons. Par­mi eux-elles, il y a aus­si mes amies de quartier.

Mon seul espoir est le fait que ce silence se brise avant qu’il y ait des morts, et que la société se sec­oue, sorte du con­géla­teur dans lequel elle est enfer­mée, et se réveille.


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