“7 jours 7 nuits”, le film d’Ali Bozan, a reçu un prix pour la meilleure fiction au Festival international de film court-métrage de Marmaris. Il est dédié à mère Taybet, assassinée par l’Etat turc.
Et pourtant, même s’il fut impossible de tourner dans les lieux mêmes où se sont déroulés les exactions, ce film n’est pas une fiction. Et nombre de personnes qui ont vécu ces sièges, les nuits interminables où les tirs ne cessaient pas, la vue des corps impossibles à déplacer sans risquer la mort à son tour, l’odeur des brûléEs dans les caves, peuvent témoigner de ces crimes contre l’humain.
Dessin de Zehra Doğan “Mère Taybet”
Zehra Doğan fut aussi de celles et ceux-là, qui, comme journalistes, ont vécu cet enfer, décidé par l’Etat turc, de l’intérieur. Ses œuvres d’artiste ne cessent d’en témoigner.
Alors, qu’un court métrage très épuré exprime à son tour cet indicible, dont le continent européen n’a jamais voulu regarder les réalités en face, quoi de plus normal, venant de quelqu’un qui s’est senti tout autant blessé dans sa chair, par ces massacres qui relèvent de crimes contre l’humanité, perpétrés par les forces de répression de l’Etat turc, à nouveau deux années durant, contre les populations kurdes du Bakur.
Il faut regarder ce film, non pour l’infinie tristesse, mais comme un cri contre le silence.
La caméra s’éloigne du corps, et dans cette élévation, symboliquement, la vie est arrachée, dans ce paysage urbain détruit lui aussi. Les sons, les bruits de tir accompagnent l’ascension, ponctuée par une voix off, à la fois expression de douleur d’un fils démuni, et colère froide contre le déni du massacre. 7 jours, 7 nuits…
Taybet İnan, 57 ans, mère de 11 enfants, fut tuée par balles devant chez elle le 19 décembre 2015 à Silopi, district de Şırnak, alors sous couvre-feu. Sa dépouille est restée 7 jours durant dans la rue. Son beau frère Yusuf İnan, qui s’était porté à son aide, fut également blessé dans la cour de la maison et est décédé après 20 heures d’attente d’une ambulance. Le mari de Taybet a été également blessé au bras. Cette affaire a été portée au Parlement par le député HDP Aycan İrmez avec une demande d’enquête. En fin 2017, l’enquête interminable se poursuit…
Ali Bozan : “J’avais appris cette mort incroyable de Taybet İnan, pendant la période de couvre-feux, et je sentais la colère et le désespoir qui me laissaient démuni. Lorsque le député Sezgin Tanrıkulu a lu la lettre du fils de Taybet İnan, je me suis senti une deuxième fois atteint dans ma chair. Mais celui-ci m’a fait découvrir de quelle façon j’allais enregistrer cet événement douloureux dans l’histoire. Je devais faire ce film. Et là, où les choses s’étaient passées.
Mais il n’était pas possible d’entrer dans cet endroit qui portait encore les traces de la guerre, ni même de s’en approcher.
Nous nous sommes retournés alors, vers d’autres zones, scènes de réhabilitation urbaine, car le tissu de ces zones, ressemblait à Sur, Cizre, Silopi. Nous avons fait le tournage dans le quartier Fikirtepe à Istanbul, et nous avons fait ce film qui se présente en un plan unique, en un lieu unique, en une seule journée.”
Ali Bozan, est né le 22 octobre 1985. Diplômé de la faculté de Beaux-Arts de l’Université de Mustafa Kemal, il travaille actuellement pour des séries télévisées. Ses films précédents, “Muhteşem Üçlü”, (Magnifique Trio) réalisé en 2012 et Ayakkabılar (Chaussures) en 2009, ont été sélectionnés pour plusieurs festivals.
(Pour plus d’infos : Kameraarkası)
“7 jours 7 nuits” • Court métrage, 3 min. Version originale en kurde, sous titrée en turc, en anglais. Réalisation Ali Bozan Taybet Ana : Halime Ok. Assistant réalisateur : Jwan Abdo, Camera drone / directeur photo : Serdar Canik et Özgün Özdemir, Montage : Mevlüt Akçın, Son : Ercan Bilgili, Maquillage : Kianna Sheweki, Müzik : Seyhan Şenyaylalar.
Avec l’aimable autorisation du réalisateur nous re-publions “7 jours 7 nuits” avec des sous-titrages français. La source originale se trouve ICI.
Ce film accompagnera en projection, toutes les expositions de Zehra Doğan.
Pour activer les sous-titrages, cliquez l’icône
à droite en bas du film
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Article de Reyhan Hacıoğlu, publié sur Özgür Blog Gündem, le 29 décembre 2015.
Ce texte a été lu par Sezgin Tanrıkulu député CHP le 5 Ocak 2016, à la tribune de l’Assemblée nationale.
Je suis Taybet Inan, ma mère, et voici la nouvelle année
Il fait très froid, mais vraiment très froid, le pain se fait rare. Il faut que j’aille dans l’autre quartier et je vois Zehra. Il reste si peu avant son accouchement. J’espère que le couvre-feu sera levé d’ici là… Cet hiver tout est arrivé, l’un après l’autre. Le maudit, pour avoir des votes, il a transformé nos maison, notre pays en enfer. Nous avons au moins vu qui est ami et qui est ennemi. Il n’y a rien à faire, je dois sortir de la maison, je dois voir les filles. Et je dois trouver le moment opportun pour cuisiner selon la situation. Sinon, les enfants mourront de faim. Il n’y a ni eau ni électricité, au moins il y aura de quoi manger…
Voilà, c’est avec ces pensées que je suis sortie de la maison. Lorsque je suis arrivée au milieu de la rue, une chose est venue se planter dans ma jambe. Avant que je ne ressente la douleur, une autre a trouvé ma poitrine… Ça doit être ce qu’ils appellent des balles. Le sang a commencé à couler et mon corps est tombé au sol en même temps que son ombre. Moi Taybet, Taybet İnann de Silopia, mère de 11 enfants, 57 ans. Une femme kurde aux cheveux blanc et enduits de sang, restée dans la rue, blessée pendant 5 heures, et morte pendant les 7 jours suivants.… Lorsque vous prenez la première balle, vous ne ressentez rien, mais la deuxième, et je pense que je vais mourir avec, elle m’a fait très mal. Elle est arrivée juste en dessous de mon coeur. J’ai pu vivre suffisamment longtemps pour me demander pourquoi elle ne s’était pas plantée dans mon coeur ! Elle n’est pas venue sur mon coeur, pour que je puisse me rappeler tout ce qui est dans mon coeur. Si j’avais réussi à passer sans tomber, et me rendre à ce quartier où ma jeunesse s’est passée… J’étais une femme brave, j’étais douée, et résistante. Sinon comment aurais-je pu faire tenir 11 enfants dans 57 ans ? Ils ne m’ont pas demandé si je voulais me marier avec, mais mon mari était un homme bon. Nous avons eu bien sûr nos soucis, des faims ou des festins, mais je dirai que nous avons bien passé cette vie. Ensuite, les enfants, un, deux et après, ici c’est le village personne ne dit arrête, j’ai mis au monde 11 enfants. J’ai bien fait, mais si je n’avait pas entendu leurs cris… Je parlais de nous, je ne séparais personne, la seule chose que je sais dans ma courte vie, c’est la cruauté de l’Etat envers nous autres, les Kurdes. Nombre sont partis. Mes enfants ne sont pas allés. Si c’était le cas, je ne serais pas différente de tant de femmes qui ont souffert, mais qui se tiennent debout. Quand on tombe à terre, au début, on pense que ça va finir en un clin d’oeil. Pourtant j’ai très mal… Je venais de tomber, j’ai entendu la voix de mon beau frère Yusuf. J’allais lui dire qu’il vienne me chercher, les bruits de tir ont retenti l’un après l’autre ! Ensuite, des cris, encore… Si je pouvais me lever, regarder. J’ai oublié ma douleur, je n’avais plus de forces. Il est tombé un peu plus loin de moi. J’ai l’impression qu’ils ont pu venir le chercher. La voix de Zeynep vient jusqu’à moi. Je connaitrais cet “agit” où qu’il soit. Mon enfance, ma jeunesse, ma vie s’est passé avec. Il a été chanté pour tant d’enfants, tant de jeunes, et pour celles et ceux qui manquent au coeur. Ils ont alors tiré sur Yusuf… Les cris de mon cadet viennent jusqu’à moi… “Oncle ! oncle !”. Si je pouvais répondre, si je pouvais empêcher de pleurer mon petit. Je parle de petit, mais il a 16 ans. Aux yeux des mères les enfants sont toujours enfants… Mon corps devient lourd. Pourtant ça ne fait même pas une demie heure que je suis à terre.… Le temps s’est refroidi encore. Comme ils se bagarraient, pas facile 11 enfants. La plupart se sont mariéEs, mais il y en a encore d’autres que je n’ai pas encore marié. En tombant, je suis tombée sur mon bras, il me fait très mal… Les enfants, les voisins pleurent un coup, et un coup ils insultent. Les filles sont en crise de nerfs… Si je pouvais récupérer mes forces, si je pouvais me réfugier dans le jardin de la maison. Comment ma force s’est-elle épuisée ? Pourtant j’ai toujours travaillé, ‑été comme hiver. Ma vie s’est passée à suer, à besogner. Je ne sais pas combien d’heures se sont écoulées. Ils sont comme des rapaces. Après que je sois à terre, ils ont continué à tirer sans cesse. Il n’y a pas de bruits de sirènes. Je pense qu’ils ne les laisseront pas venir me chercher. De toutes façons, mes souvenirs s’estompent. Ma voix se transformera bientôt en un gémissement. J’aurais du faire un testament pour qu’ils m’enterrent à côté de mon père. Comme il y a beaucoup de mots restés dans ma gorge, à adresser à mes filles, mes fils, mes petits enfants… Je ne peux plus sentir mes doigts. Pourtant ils étaient des plus habiles aussi bien pour les fêtes que pour la lessive et la vaisselle… Les voix de mes enfants sont à peine audibles, je pense que je meurs. Combien d’heures se sont écoulées depuis que je suis tombée, qu’est-t-il arrivé à Yusuf ? Ca aurait été mieux qu’il me tire dessus dans le jardin de ma maison. Qui sait pendant combien de jours, ils vont empêcher mon enterrement. A la maison, il n’y a pas d’électricité, il n’y aura pas de glaces… S’ils pouvaient ne pas me tuer devant les yeux des enfants… Pourquoi donc suis-je sortie à la rue, je voulais dire… j’ai oublié, je, je.…..
Quand ma mère a été snipée la première fois, on nous a prévenu, nous avons couru. Avant qu’on y arrive, mon oncle a voulu aller la chercher, ils l’ont snipé aussi. Lorsque je suis arrivé, les voisins portaient mon oncle. J’ai dit “ma mère?”, “restée dans la rue”, m’ont-ils dit. J’ai voulu y aller, ils m’ont retenu. J’ai pleuré, pleuré, pleuré… Ma mère est restée comme ça dans la rue. D’abord, elle bougeait à peine, imperceptiblement. Puis, ses mouvements, avec les heures passées, ont diminués… Nous avons appelé tout le monde, députéEs, préfet, gouverneur. Nous avons dit, pour être morte, elle est morte, mais qu’on enlève ces corbeaux, pour qu’on puisse chercher sa dépouille… Qui sait ce que ma mère a ressenti. Elle a du avoir mal… Nous ne parlions pas d’amour, mais elle avait une façon d’enlacer, ça valait le monde. Des milliers de mots ne pouvaient pas décrire cet amour… Ma mère est restée exactement 7 jours dans la rue. AucunE de nous n’avons pu dormir, de peur que les chiens viennent, les oiseaux se perchent dessus. Elle, elle était allongée là, et nous, à 150 mètres, nous sommes morts… Autant qu’un être humain peut faire souffrir un autre, c’est ça que l’Etat nous a fait pendant 7 jours. 7 jours, exactement 7 jours, le cadavre de votre mère resterait dans la rue… Humain ne peut peut être bien, ne peut rester humain… Les mains de ma mère était comme des pierres, et elle avait tellement serré son foulard, qu’elle avait sûrement souffert. J’ai embrassé ses mains, en la remerciant de tout ce qu’elle a fait pour moi, mais… Le sang de ma mère était séché, ses mains, son visage, couverts de terre, en tombant. Sa robe mouillée de sang, puis séchée. Et le parfum de ma mère a disparu. Ma mère sent la terre et le sang. Ses cheveux pétrifiés, salis. Ceux qui croient aux Dieux, ont pris l’essence de sa vie ! Les yeux de ma mère sont restés ouverts, son visage tourné vers la maison. Elle a replié ses jambes, sans doute en essayant de reprendre des forces. Ma mère, vous avez tué ma mère. Je ne sais pas si vous avez des enfants. Même si vous n’en avez pas, vos maîtres en ont. Je ne parlerai pas de la douleur, parce qu’elle est lancinante… Ma mère est restée 7 jours, pendant 7 jours dans le froid de l’hiver. Le plus dur c’est de ne pas savoir pendant combien de temps elle est restée blessée. Je me dis qu’il serait mieux qu’elle soit morte tout de suite. Vous, vous avez tué ma mère et le Dieu prendra la vôtre !…
Tout ce que vous lisez dans ce texte, mais absolument tout, est inspiré de la réalité. Cette histoire de vie, n’est pas un scénario de film. Bien que les noms, les descriptions m’appartiennent, l’auteur de ce massacre est l’Etat ! Bonne année.
Reyhan Hacıoğlu, le 29 décembre 2015
English : Film • “7 days 7 nights” (work in progress)