Une lettre adressée à Evrensel, un quotidien de gauche en Turquie, écrite par un ouvrier d’Artemis à Gebze, expliquant les raisons qui l’ont incité à voter pour l’AKP circule depuis hier sur les médias sociaux. Ces propos sincères qui révèlent comment l’AKP, avec toutes les institutions publiques qui lui sont proches, a remporté les élections par le biais de menaces d’instabilité politique et économique, méritent une attention particulière :
16 novembre 2015
Pour la première fois dans ma carrière ouvrière de 20 ans, j’écris une lettre destinée à un journal quotidien. J’ai beaucoup réfléchi avant de rédiger cette lettre. Suite à l’encouragement de mes camarades ouvriers à l’usine, j’ai enfin décidé de l’écrire. Le fait que les textes de plusieurs de mes camarades de l’usine soient déjà parus dans le journal Evrensel a également motivé ma décision. Néanmoins, pour moi, l’écriture de cette lettre est troublant.
Je travaille dans l’usine d’Artemis dans la zone industrielle de Gebze depuis 17 ans. Mon revenu mensuel est 1650 livres turques (550€). Nous recevons également une prime supplémentaire tous les trois mois. J’ai deux enfants qui sont scolarisés. Cette année, pour la première fois depuis le début de ma carrière ouvrière, je suis allé participer aux défilés du 1er Mai à Gebze avec collègues ouvriers de l’usine. Auparavant, je ne suivais les défilés qu’à la télé et franchement, j’en avais une impression plutôt négative. Je n’avais même pas signalé à ma femme que j’allais participer aux manifestations du 1er Mai. C’était la réunion d’information sur Soma [catastrophe minière de Soma du 13 mai 2014 qui a causé la mort d’au moins 301 mineurs] qui s’était tenue dans les locaux d’Emek Partisi (Parti du Travail) auquel j’avais assisté avec mes amis de l’usine de Gebze et les visites que nous avions rendues pour soutenir la grève des ouvriers de métallurgie qui m’avaient enfin incité à participer à la marche du 1er Mai. Cela m’avait beaucoup touché de marcher derrière nos pancartes en solidarité avec mes collègues de l’usine et les camarades ouvriers d’autres usines. J’ai contribué dans les limites de mes possibilités à la résistance des ouvriers de la compagnie de LG Arçelik dans la zone industrielle à Gebze. J’étais chargé de récolter des fonds de solidarité pour les ouvriers de LG Arçelik au sein de notre département à l’usine. Je leur ai rendu visite à plusieurs reprises.
Pendant toute ma vie, j’ai voté pour le MHP ou l’AKP. En juin 2015, je n’ai pas voté. Si j’étais allé voter, je n’aurais pas voté pour l’AKP ni pour le MHP. Je ne voulais pas voter pour le HDP non plus. Il y a 2–3 ouvriers kurdes dans notre usine. Je n’ai jamais eu des problèmes avec eux et je ne les jamais méprisés. Pour moi, d’un côté il y a les ouvriers et de l’autre, le patronat. La division « turc-kurde », ainsi que toute autre sorte de division sont nuisibles pour nous.
Je viens d’acheter un appartement construit par le TOKİ [La Direction des HLM, institution très controversée en particulier sous le gouvernement AKP] à Tuzla Aydınlı [commune d’Istanbul] avec un crédit bancaire de 15 ans. Il me reste encore 13 ans de crédit à payer. Je paye 530 livres turques par mois, charges comprises. Les prélèvements mensuels augmentent tous les 6 mois avec un taux d’intérêt égal au taux d’inflation. Depuis les élections du juin, moi et mes camarades ouvriers qui avons des conditions similaires, nous nous sommes trouvés dans l’inquiétude et le risque d’instabilité suite aux négociations échouées pour fonder un gouvernement. La population vivant dans les HLM de TOKİ dans mon quartier est d’environ 6000 personnes. La majorité des acheteurs des appartements sont des ouvriers travaillant dans les usines comme moi, qui ont un crédit bancaire de 15 ans. Pendant les réunions organisées par la direction de TOKİ, on nous disait régulièrement : « Si l’instabilité continue et si l’AKP ne peut pas fonder le gouvernement seul, vos prélèvements mensuels deviendront très élevés. Vous avez difficilement pu acheter un appartement, mais là, les intérêts augmentent, les devises augmentent. Si vous ne faites pas le bon choix, vous perdrez vos appartements ». Alors que je me sentais fort et en sécurité quand j’étais dans l’usine, chez moi, je me sentais tout seul et désespéré. Je ne discutais plus les mêmes choses à l’usine et à la maison. La direction générale de TOKİ avait commencé à organiser des réunions avec les habitants presque tous les 3 jours.
Moi, le 1er novembre, quand je votais pour l’AKP, je n’ai pas voté en tant qu’ouvrier mais en tant qu’acheteur d’un appartement de TOKİ et endetté d’un crédit bancaire de 15 ans.
Işıl Erdinç pour Kedistan