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Ce ven­dre­di 5 août, une fois n’est pas cou­tume, Erdoğan et Pou­tine ont tenu à ce que leurs pro­pos lim­i­naires préal­ables à un entre­tien pro­longé soient retrans­mis par les médias du monde entier.

Cette nou­velle ren­con­tre de Sotchi est donc con­sid­érée par les deux comme une occa­sion de s’adress­er “au monde”, autant que de dis­cuter de prob­lèmes domes­tiques, d’én­ergie, d’al­i­men­ta­tion, de la Syrie…

Les deux pro­pos lim­i­naires, de Pou­tine d’abord, puis d’Er­doğan, sont en soi un exer­ci­ce qui propulse dans une dimen­sion où la réal­ité du moment sem­ble absente. On saura de quoi l’un voudra par­ler à l’autre, mais ce qui vient au pre­mier plan, c’est l’esquisse de la théorie d’un grand com­plot occi­den­tal con­tre les pays en voie de développe­ment con­cer­nant l’al­i­men­ta­tion en céréales, qui aurait été déjoué, grâce au prési­dent turc. La Russie peut enfin ali­menter le monde, avec l’aide déci­sive d’Er­do­gan. Elle en était paraît-il empêchée jusqu’alors par des sanc­tions injus­ti­fiées de l’Oc­ci­dent, selon Pou­tine. Cette théorie dévelop­pée par le min­istre Lavrov lors de sa récente tournée ne cite pas bien sûr la cause des sanc­tions, et l’Ukraine n’est pas citée. L’in­va­sion et la guerre n’ex­is­tent pas. Tout cela relève du “spé­cial”. Et on peut ten­dre l’or­eille, l’Ukraine n’ex­iste pas.

Cet aspect mis en avant dans les con­grat­u­la­tions récipro­ques est bien sûr des­tiné aux chefs d’E­tats et pop­u­la­tions qui se trou­vaient privés des expor­ta­tions de céréales, d’o­rig­ine ukraini­enne… Rap­pelons que les sanc­tions con­tre la Russie n’en­globaient pas un embar­go ali­men­taire, et que la réten­tion des céréales russ­es fai­sait par­tie de la stratégie de Pou­tine, comme l’est celle du gaz. D’ailleurs, avant même l’ac­cord récent, des céréales ukraini­ennes détournées par la Russie avaient déjà tran­sité sans dif­fi­culté pour ali­menter des “amis de la Russie”.

A écouter les deux dirigeants, cette ren­con­tre n’a donc pas pour sujet la guerre en Ukraine, l’in­va­sion russe, mais d’autres ques­tions plus cru­ciales que seraient les prob­lèmes énergé­tiques et des deman­des déjà exprimées d’Er­doğan sur les ques­tions de lutte con­tre le ter­ror­isme, et en par­ti­c­uli­er en Syrie.

Les div­i­den­des poli­tiques de l’ac­cord sur les céréales étant encais­sés à l’is­sue des prélim­i­naires, on ne peut qu’énon­cer le reste, qui fera l’essen­tiel des entretiens.

Erdoğan a rap­pelé que la Turquie prof­it­era elle-même de cette reprise d’ex­por­ta­tions. Elle devrait d’ailleurs se faire au béné­fice de la Russie. Il est revenu ensuite sur les ques­tions d’énergie.

En 2021, la Turquie impor­tait pour 45% de sa con­som­ma­tion en gaz de la Russie, et autour de 10% de son pét­role. Elle ne s’est pas sen­tie con­cernée par les déci­sions européennes de refuser de régler la fac­ture en rou­bles. Mem­bre de l’OTAN, mais pas de l’UE.

Mais, sur ces ques­tions énergé­tiques, et alors qu’elle ten­tait de s’ac­ca­parer des ressources poten­tielles en gaz en Méditer­ranée, la Turquie a déjà con­clu des con­trats pour le nucléaire, et notam­ment pour la con­struc­tion de la cen­trale d’Akkuyu, pro­jet-phare du prési­dent Recep Tayyip Erdoğan, dont un des réac­teurs “devrait” entr­er en ser­vice en 2023. Devrait, car ce pro­jet patine un peu, du fait des ten­sions régionales, et de la sit­u­a­tion économique en Turquie.

Un rap­pel sur le “con­trat” qui avait été passé, via Rosatom, entre la Turquie et la Russie, et notam­ment ceci, trou­vé dans une gazette : “La Turquie devra pay­er au min­i­mum 32 mil­liards de dol­lars pen­dant 15 ans pour l’électricité pro­duite par cette cen­trale. Autrement dit, la Turquie devra pay­er env­i­ron 2 mil­liards de dol­lars par an à la Russie pour la seule cen­trale d’Akkuyu, en plus de ce qu’elle lui paye pour le gaz.” On imag­ine donc l’at­tente russe, par les temps qui courent, et alors que les fonds pour le 4e réac­teur tar­dent à être trou­vés. On imag­ine de l’autre côté l’im­pa­tience d’Er­doğan, pour le couron­nement du pro­jet en 2023, année du cen­te­naire de la République et d’échéances pour le pouvoir.

On par­lera d’Akkuyu à Sotchi, dans “l’in­térêt réciproque”.

L’autre désidéra­ta d’Er­doğan, sans sur­prise, con­cerne la “lutte con­tre le ter­ror­isme”, qu’il assim­i­le à la ques­tion syrienne.

Sa demande est con­nue. Il s’ag­it de la fameuse créa­tion d’une “zone tam­pon” en ter­ri­toire syrien, où la Turquie pour­rait “re-localis­er” des réfugiés syriens en “trop” sur son ter­ri­toire, le tout en liai­son avec les fonds qu’elle obtient de l’UE pour con­tenir ces mêmes “réfugiés”. Et pour cela, bien sûr, comme les dits “ter­ror­istes du PKK” en Syrie s’y opposent, une incur­sion mil­i­taire turque serait bien­v­enue, sans que des “com­pli­ca­tions” n’interviennent.

Rap­pelons là aus­si que ce “pro­jet” déjà ancien est vu d’un bon oeil par une grande par­tie de l’élec­torat kémal­iste, son oppo­si­tion, tant pour se débar­rass­er des “Syriens” que de repren­dre des ter­ri­toires “qui furent les nôtres”.

Con­tin­uer à penser que l’op­po­si­tion à Erdoğan est favor­able aux Kur­des a et restera tou­jours une hérésie. Dans son immense majorité, elle est nation­al­iste et ne se tourne vers les Kur­des que pour qué­man­der leurs voix lors des élec­tions, comme à Istanbul.

Erdoğan voudrait donc obtenir un blanc-seing de Pou­tine, pour l’opéra­tion mil­i­taire qu’il pré­pare, comme il a déjà ten­té de le faire avec l’OTAN et le chan­tage sur la Suède et la Fin­lande.

Il n’a jusqu’alors pas réus­si à obtenir un feu vert dans le cadre d’As­tana non plus. L’E­tat Major améri­cain, quant à lui, y voit à juste rai­son une men­ace de désta­bil­i­sa­tion de la région qui pour­rait sig­ni­fi­er une résur­gence de Daech.

Un change­ment de pied de Pou­tine sur le sujet aurait une très grande impor­tance, d’au­tant que deux évi­dences s’imposent :

Dans de cadre même des accords d’As­tana, la Turquie s’est mon­trée inca­pable d’as­sur­er sa part, tant par sa prox­im­ité de tou­jours avec les groupe­ments dji­hadistes que par sa volon­té d’en découdre avec le mou­ve­ment kurde, ne recon­nais­sant en aucune façon l’en­tité autonome de Syrie Nord et sa diversité.

Après l’in­va­sion d’Afrin et de sa région, la Turquie s’est con­tentée d’empocher les béné­fices des pil­lages d’une région agri­cole et a délégué aux dji­hadistes “l’ad­min­is­tra­tion”. Le résul­tat est une cat­a­stro­phe human­i­taire, l’in­stal­la­tion d’une zone de non droit où pil­lages, enlève­ments, vio­ls sont mon­naie courante, et où dif­férentes fac­tions s’affrontent.

Les deux dirigeants à ambi­tions impéri­al­istes, s’ils ont des intérêts com­muns, ne peu­vent cepen­dant s’en­ten­dre sur cette ques­tion aux dimen­sions inter­na­tionales au détour d’une rencontre.

Et, quand nous lisons, dans une cer­taine presse européenne, qu’ils pour­raient abor­der la ques­tion “d’une paix en Ukraine”, on croit rêver, et surtout on se demande sérieuse­ment quel est le niveau de con­nais­sances des ques­tions inter­na­tionales de ceux qui peu­vent écrire de telles âner­ies, et surtout y croire. Est-on à ce point pressé de brad­er l’Ukraine sur le dos des intérêts gaziers européens ?

Ces deux saigneurs de guerre ne sont là, à Sotchi, que pour son­der leurs intérêts récipro­ques, et ten­ter de tir­er un max­i­mum de “l’opéra­tion spé­ciale”, encore un moment, pas pour par­ler de paix.


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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…