La première pierre de la centrale d’Akkuyu date de 2015. Puis une pierre fut malencontreusement lancée contre un avion russe. Cette pierre, depuis généreusement attribuée à des officiers d’Etat major gülenistes, est aujourd’hui oubliée.
En 2018, Erdoğan et Poutine en personne ont cimenté un contrat de 80 années à propos de cette centrale, plus importante à leurs yeux qu’un avion de chasse et l’assassinat d’un ambassadeur. Ainsi vont les affaires, et Poutine, qui a l’ambition de diversifier son industrie de l’énergie, tout comme Erdoğan qui en a besoin pour 2023, ont conclu le pacte.
Le lancer de pierres et d’appels d’offres date de 1965, pour le site en question. Se sont succédés depuis les Suédois, les Canadiens, les Allemands, les Français, la Turquie elle même, via des montages de sociétés, plus ou moins “durables”. On ne peut donc imputer la volonté de développer l’énergie nucléaire au Reis actuel. On pourra par contre imputer le contrat final à celui-ci. Contrat final qu’il fait miroiter à son peuple de crédules.
Nous n’avons pas pour habitude de faire des renvois à la “voix de son maître”, mais la lecture de cet article est édifiante pour se rendre compte que ces arguments sont partagés par la majorité de l’opposition libérale à Erdoğan, et qu’une véritable opposition politique au nucléaire aura bien du mal à se construire. (voir ici)
Pour situer rapidement géographiquement le site, sachez qu’il se trouve sur la côte Sud de la Turquie, entre Antalya et Mersin, face à l’île de Chypre.
Déjà, en 2012, le très sérieux Institut des Relations Internationales et Statégiques analysait les projets de Sinop et d’Akkuyu avec ces jolis mots “précurseurs de nouvelles formes de financement et de développement du nucléaire civil”.
On y trouve aujourd’hui effectivement un condensé de montages capitalistes financiers croisés, au-delà des relations géo-stratégiques tendues, avec la présence des grands patrons ou des ex grands patrons du nucléaire à tous les étages.
Sur ces deux réalisations en démarrage, il n’est pas étonnant de retrouver 3 acteurs mondiaux du nucléaire, dans l’ordre France (58 réacteurs), Japon (54), Russie (32). Les USA, en tête avec 104 réacteurs n’étaient pas sur les rangs. Et derrière ces Etats nucléaires, on retrouve désormais un montage financier très libéral où des dirigeants peuvent passer d’EDF à FRAMATOM, à ROSATOM, AREVA, SUEZ, Mitsubishi… comme consultants, facilitateurs de dialogue, directeurs de projets, chargés de mission… Nous vous épargnerons les noms, ils rayonnent d’eux-mêmes.
L’industrie du nucléaire est à l’échelle mondiale, quels que soient les organismes qui la contrôlent, un business capitaliste, totalement rompu à l’exercice de la finance libérale. Et elle propose désormais des centrales en “leasing”, en quelque sorte, pour plusieurs décennies à rallonge.
Le contrat Russo-Turc pour la centrale d’Akkuyu en est une belle illustration.
Le même site de l’IRIS, déjà bien renseigné en 2012 écrivait :
Rosatom offre la possibilité à la Turquie de se procurer une centrale de quatre réacteurs de troisième génération VVER 1200 MW d’un montant estimé à 20 millions de dollars. C’est un contrat totalement inédit car si traditionnellement, les sociétés nucléaires peuvent proposer des aides financières, ou des crédits, faire du leasing de combustible (comprenant la vente de l’uranium enrichi, et la reprise du combustible usé), offrir la formation, le personnel, ou encore pour certains marchés réaliser des ventes à travers l’Etat pour offrir plus de garanties, jamais un contrat n’est allé aussi loin dans ses engagements.
La Russie assurera le fonctionnement et l’approvisionnement de la centrale en combustible durant toute sa durée de vie et se chargera également du recyclage des déchets et du démantèlement. C’est une offre commerciale très attractive, de nature à convaincre les derniers sceptiques de doter leur pays de centrales.
La Turquie s’engage en échange à racheter au moins 50% de l’électricité de la centrale au prix de 0,1235 dollar par kWh et ce durant 15 ans, le reste pouvant être vendu au prix du marché ou même exporté en Europe ainsi qu’au Proche et Moyen-Orient. Le prix est avantageux car l’électricité sur le marché turc en 2011 variait selon les conditions de 3 à 11.7 centimes de dollar par kWh(2).
Moscou restera l’actionnaire principal pendant toute la durée de vie de la centrale, mais offre la possibilité à des investisseurs turcs ou étrangers de monter au capital jusqu’à 49%.
Rosatom offre également la formation de 300 étudiants turcs au sein de l’Université nationale de recherche nucléaire russe (MEPHI), avec des cours de russe obligatoires.
La responsabilité des Turcs ne porte que sur la fourniture du site, la connexion aux réseaux électriques, la construction civile et la protection physique du site. Toutes les autres opérations seront sous la responsabilité de Rosatom et assurées par elle.
Bien sûr, les termes du contrat ont quelque peu changé, et l’argument du tarif plus encore. Remarquons au passage que ce contrat met à jour également ce qui, structurellement dans bien d’autres domaines économiques en Turquie, constitue le socle principal sur lequel se développe la “crise” économique.
Selon les déclarations d’Erdoğan lui-même, alors que lu et Poutine reposaient leurs pierres sur le site, le projet Akkuyu répondrait à 10 % de la demande énergétique en Turquie, à quasi égalité avec celui de Sinop. Il n’est nulle part pris en compte la très grande déperdition énergétique du fait des acheminements d’électricité dans le Pays, récemment dénoncée par les autorités municipales de Sinop. Les deux projets sont estimés AUJOURD’HUI à 20 Milliards de dollars et 30 milliards d’Euro. Nous donnons volontairement les chiffres dans ces deux monnaies, pour vous renvoyer aux turbulences en cours.
Le projet d’Erdoğan et de l’AKP, dans le nucléaire comme ailleurs, repose sur des piliers bien connus :
• parvenir au bond en avant pour 2023 par des projets de grands chantiers spectaculaires, avec l’endettement qui va avec, mais aussi l’enrichissement de court terme d’acteurs économiques qui ne ruissellent que dans les poches des proches. Continuer ainsi à renforcer des couches sociales acquises.
• fixer un standard pour la Turquie calqué sur le “développement” du Golfe, sans disposer du pétrole, (mais avec l’aide de Dieu?). Le gaspillage et l’inutile sont de rigueur, et surtout en énergie.
• faire absorber par la Turquie le pire des technologies, en raccourci, que ce soit en agriculture, où la chimie est reine, ou maintenant dans l’énergie, pour parvenir au rayonnement mondial d’une Turquie libérale, Nation pieuse et militarisée. Et tenter d’empocher les bénéfices liés à cette mondialisation au pas de course.
Cela peut vous sembler caricatural et réducteur, mais, pour les soutiens de l’AKP, ce sont là les crédos, en langage populiste.
Et lorsqu’un maire à Sinop, ou une association en Turquie, se prononcent contre ces projets, malgré la censure, il est difficile de faire la part entre les “pas de ça chez-nous, allez ailleurs !” et les réels opposantEs à l’industrie nucléaire et au monde qui va avec, projet de 2023 d’Erdoğan inclus.
Dans l’instant, les arbres sont abattus, les terrains préparés, pour l’un et l’autre projet. Le béton coule ici et là. Mais la Turquie en est pleine, de ces bétons coulés.
On pourrait lui souhaiter que les pierres volent à nouveau contre ces projets et leur monde, et que pierre qui se pose n’amasse que mousse.
A suivre…