Dans ce jeu de dupes en Syrie, où cha­cun est autour de la table en com­péti­tion pour le titre de Judas, Pou­tine aura dis­tribué les cartes pour la gagne.


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Depuis le début, la Russie oeu­vre en droite ligne dans l’e­sprit du proces­sus d’As­tana, qu’elle a imposé en mai 2017, après qua­tre rounds de négo­ci­a­tions entre l’I­ran, la Turquie et elle-même. Ce proces­sus inscrivait sur le ter­rain la maîtrise des rap­ports de forces mil­i­taires, et la mise à l’é­cart de fait de la dite “coali­tion”, inca­pable de propo­si­tions ou de volon­té de propo­si­tions. En ce sens, l’ap­par­te­nance non con­testée à l’OTAN de la Turquie, et sa présence dans le proces­sus, valait acqui­esce­ment pour les autres mem­bres de l’OTAN. Rap­pelons que le Con­seil de Sécu­rité de l’ONU avait aus­si, en 2016, applau­di l’ac­cord rus­so-turc, prélude à Astana. Une cer­taine gauche en Europe avait applaudi.

En 2017 égale­ment, les Pays européens, pressés d’en finir mil­i­taire­ment avec Daech, grâce au sac­ri­fice de près de 11 000 com­bat­tantEs kur­des, ont com­mencé, après Raqqa, puis les derniers com­bats en mars 2019, à s’empêtrer avec le rap­a­triement impos­si­ble de leurs ressor­tis­sants dji­hadistes et leurs familles. Tous étaient en porte à faux vis-à-vis de leurs opin­ions publiques. L’an­nonce du retrait améri­cain dans ce cadre, il y a presque un an, fut inter­prété comme une annonce de poli­tique intérieure.

En réal­ité, il avait déjà pesé comme une men­ace au dessus du pro­jet du Roja­va, et avait con­traint à ouver­ture de début de négo­ci­a­tions entre les autorités démoc­ra­tiques du Roja­va et le régime syrien, ce à quoi pous­sait la diplo­matie russe depuis plus de trois ans. Ces “négo­ci­a­tions” avaient déjà un car­ac­tère contraint.

La déci­sion il y a quelques mois, peu avant l’an­nonce ferme du retrait améri­cain, d’une com­mis­sion validée par l’ONU, à même d’ou­vrir des pour­par­lers autour d’une nou­velle con­sti­tu­tion syri­enne, est aus­si une résul­tante de la diplo­matie russe à l’oeu­vre. Les FDS et les représen­tants du Roja­va étaient exclus de cette com­mis­sion, rappelons-le.

Lorsqu’on par­le de diplo­matie russe, il ne faut jamais oubli­er qu’elle s’ap­puie sur une présence mil­i­taire forte en Syrie, en sou­tien du régime, même si les forces russ­es ont été “dégrais­sées” début 2019.

L’ac­cord d’As­tana prévoy­ait aus­si un con­trôle aérien russe dans les zones de “dés­escalades” con­cernées par le proces­sus. Dis­ons de suite un unique sur­vol syrien, russe, et donc une maîtrise de la réduc­tion des poches d’op­po­si­tion au régime, jusqu’à la dernière, Idlib. La Turquie fut chargée d’y con­trôler les groupes dji­hadistes et cela a abouti à la sit­u­a­tion que l’on con­naît, c’est à dire un recy­clage de mer­ce­naires et de gangs à son prof­it, pom­peuse­ment bap­tisés “armée nationale syri­enne”. La Russie n’a pas non plus empêché la prise d’Afrin, ter­ri­toire kurde en Syrie, par la Turquie, qui y a hébergé déjà ces groupes, début 2018.

Il y a donc, depuis 2016, un jeu de dupes à l’oeu­vre, dans lequel la Russie de Pou­tine tire les ficelles pour son compte et celui du régime syrien, avec en arrière plan une cau­tion irani­enne. Dire cela est enfon­cer une porte ouverte. Mais avec la fas­ci­na­tion poli­tique que Pou­tine déclenche par­fois là où on ne l’at­tendrait pas, il est bon de se répéter. Trump n’a pas con­trar­ié ces trahisons et y a rajouté la sienne, en pré­cip­i­tant les choses, et don­nant un feu vert à ce qui en réal­ité se pré­parait col­lé­giale­ment en couliss­es, depuis la fin mil­i­taire de Daech.

Aucune chan­cel­lerie occi­den­tale ne peut dire qu’elle n’a rien vu venir, même trop occupée par ses opin­ions publiques, ses con­trats d’arme­ment ou les imbroglios inter­na­tionaux provo­qués par un Trump, sur tous sujets. Les mêmes chan­cel­leries savaient par­faite­ment que l’u­ni­latéral­isme ini­tié par le Prési­dent améri­cain, et la diplo­matie du rap­port de forces d’un Pou­tine, aurait des con­séquences cat­a­strophiques sur le théâtre de guerre de la Syrie. Le en même temps hyp­ocrite con­sis­tant à main­tenir le PKK sur les listes ter­ror­istes et à en recevoir ses mem­bres de façon oppor­tuniste, était à son niveau, une annonce des trahisons en cours, sous le regard d’un Pou­tine triomphant.

On ne peut affirmer pour­tant que c’est là une vic­toire du régime Bachar. Le régime, d’ailleurs, n’a jamais signé les accords d’As­tana, tout en en recueil­lant les fruits suc­ces­sifs. La présence géos­tratégique de la Russie au Moyen-Ori­ent dépasse large­ment la ques­tion de Bachar. Et rien que par­ler égale­ment “gaz” ferait écrire un chapitre entier sur la rela­tion présence russe en Syrie, appro­vi­sion­nement européen et Turquie. La vente des S400 est une broutille à côté.

Il y a une anec­dote qui en dit long, con­fir­mée par quelques extraits vidéos, sur la ren­con­tre Pou­tine-Erdoğan. Celui-ci, alors qu’il sor­tait sa carte fétiche des zones tam­pons en Syrie, s’est vu prié de les ranger devant la caméra… Sans inter­préter out­re mesure cette anec­dote, cela par­le sur les arrières pen­sées à long terme.

Pou­tine s’est servi d’Er­doğan, comme il se sert du régime en place en Syrie. Ses fins n’ac­cepteront aucune toute puis­sance de l’un ou de l’autre. Une paix à la Pou­tine est une paix imposée par les présences mil­i­taires sur le ter­rain, la sienne et celle du régime. Et le déroulé prochain des événe­ments démon­tr­era que la présence dji­hadiste en Syrie, que ce soit à Idlib, Afrin aujour­d’hui, sera une étape sup­plé­men­taire dans la guerre en 2020, où la Turquie devra abdi­quer ses pré­ten­tions à soutenir les bar­bus dont elle se sert aujour­d’hui. En échange, il est prob­a­ble que le pro­jet du Roja­va soit démem­bré, sous occu­pa­tion de l’ar­mée syri­enne, sauf si, là encore, un Pou­tine décidait à son tour d’u­tilis­er leur présence con­tre la men­ace dji­hadiste, tou­jours présente.

Le choix de la résis­tance et le refus des points d’ac­cords Erdoğan-Pou­tine, fait hier par les FDS, est un choix poli­tique très dif­fi­cile à tenir, d’au­tant que les forces du régime sont achem­inées sous présence russe vers le Nord de la Syrie, et que la bataille des con­quêtes de ter­rain dans les 30 km se pour­suit, par les forces turques, avec ses vic­times et déplacés, ses exac­tions et crimes de guerre avérés. Cette résis­tance, avec le fort sym­bole que fut Serêkaniyê, mon­tre, s’il était encore besoin, que si le pro­jet poli­tique du Roja­va ne sor­ti­ra pas indemne de ces semaines passées et à venir, il a imprimé dans des pop­u­la­tions, chez les acteurs/trices de ce proces­sus au Roja­va, et les femmes en par­ti­c­uli­er, une volon­té de non retour sur les acquis démoc­ra­tiques et le vivre ensem­ble. Quelle que soit la crise human­i­taire, les con­séquences de guerre, alors que ce ter­ri­toire con­nais­sait la paix dans un océan de con­flits, cette mémoire per­dur­era et nour­rit la résistance.

Quand celui à qui tous ont con­fié la dis­tri­b­u­tion des cartes utilise son pro­pre jeu truqué, au nom de la paix autour de la table, le per­dant est celui qui ne triche pas.

Ce qua­trième arti­cle clôt un essai d’y voir clair dans les rôles joués par les dif­férents acteurs inter­na­tionaux. Cet exer­ci­ce n’est pas mu par une envie de “spé­cial­iste”. Il y en a assez comme cela qui se répan­dent en ce moment sur les plateaux de chaînes d’in­fos, tous avec un “livre” à pro­mou­voir, ou un Ego à con­forter. Je ne reviens pas de Raqqa, où j’au­rais “com­bat­tu avec les pesh­mer­gas” (sic). Kedis­tan n’a aucun film hol­ly­woo­d­i­en laïc à pro­mou­voir non plus.

Je dois aus­si à nos amiEs com­bat­tantEs inter­na­tion­al­istes, à la place qui est la mienne, de ten­ter de faire com­pren­dre large­ment ce que je com­prends moi-même de ce merdier syrien, après m’être mod­este­ment penché sur la sit­u­a­tion. Pour que demain le sens de leur com­bat inter­na­tion­al­iste ne soit pas traîné dans la boue, en même temps que “judi­cia­risé” par les Etats, aller plus loin que le factuel s’impose.

Défendre le Roja­va aujour­d’hui, défil­er avec des pan­car­tes “Erdoğan assas­sin”, dénon­cer les crimes de guerre, n’est pas sim­ple­ment un devoir mil­i­tant ou human­iste, même si les crimes de guerre “filmés” sont à vomir.

Ce qui se déroule his­torique­ment au Roja­va, en même temps que le monde s’en­flamme con­tre le libéral­isme cap­i­tal­iste, et que la planète s’embrase sous sa pré­da­tion, est la ten­ta­tive d’écrase­ment d’une solu­tion démoc­ra­tique, tou­jours cri­ti­quable, mais ô com­bi­en utile pour l’hu­man­ité toute entière, comme le fut celui d’une cer­taine révo­lu­tion espag­nole écrasée en 1936.

Pour être très con­cret enfin, je ne peux qu’en­cour­ager à dénon­cer les crimes de guerre, sans relâche, et répon­dre aux appels d’ur­gence des pop­u­la­tions. Si cette chronique ne ser­vait qu’à cela, elle aurait été utile.

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26 octobre 2019

Voici la déc­la­ra­tion des SDF faite en réponse aux accords et adressée à la Russie :
“Après de longues dis­cus­sions avec la Fédéra­tion de Russie sur notre objec­tion précé­dente à cer­taines con­di­tions du mémoran­dum, nous avons con­venu de la mise en œuvre de l’ac­cord, basé sur l’ac­cord de Sochi du 22 octo­bre 2019, visant à met­tre un terme à l’a­gres­sion turque sur le nord-est de la Syrie.

Les forces de défense se redé­ploieront vers de nou­velles posi­tions éloignées de la fron­tière tur­co-syri­enne dans le nord-est de la Syrie, con­for­mé­ment aux ter­mes de l’ac­cord, afin de met­tre un terme aux effu­sions de sang et de pro­téger les habi­tants de la région con­tre les attaques turques. Nos forces dans la zone frontal­ière sont rem­placées par des gardes-fron­tières du gou­verne­ment central.

En tant que forces démoc­ra­tiques syri­ennes, tout en assur­ant le pub­lic de notre engage­ment total en faveur de la défense du peu­ple et de la région, nous appelons la Fédéra­tion de Russie à hon­or­er ses engage­ments et à per­me­t­tre un dia­logue con­struc­tif entre l’Ad­min­is­tra­tion autonome du nord et de l’est de la Syrie et le gou­verne­ment cen­tral, gou­verne­ment de Damas. ”


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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…