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Je voudrais vous parler d’une mère, prisonnière kurde, malade, et de son enfant. C’est l’histoire de Fatma Tokmak et de Destina. Dans ce parcours de vie, vous trouverez, entrelacés, un amour de mère pour son enfant, des tortures physiques et psychologiques, une condamnation, encore une fois avec l’accusation fourre-tout de “tous terroristes !”, usée et ressassée depuis les années 80, des droits à la santé bafouée, une lutte d’identité, non seulement kurde, mais aussi de genre…
Fatma, la mère, est toujours en prison. Azad, l’enfant, aujourd’hui devenu Destina, est au seuil de son l’opération de réassignation.
J’écris cet article, car une campagne de solidarité est lancée, par le concours de l’Association LGBTIQ+, Quazar, afin de financer l’opération de Destina, campagne que je soutiens personnellement. En suivant ce lien qui vous amènera à la cagnotte, vous pourrez lire la lettre de Destina où elle s’adresse à vous, explique son vécu, ses difficultés, avec ses propres mots. Mais je voudrais apporter plus de précisions, à la fois sur le destin de Fatma, sa condamnation, un dossier emblématique mais méconnu en Europe, et, à la fois, approfondir le contexte extrêmement difficile dans lequel Destina se bat pour survivre depuis de longues années. Cela me tient à coeur de souligner ainsi l’urgence de l’aide que nous cherchons aujourd’hui pour Destina…
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Selon le “Rapport des prisons” publié par l’Association des droits humain (İHD), le 29 Avril 2022, dans les établissements carcéraux turcs se trouvent 1517 prisonnier.es malades, dont 651 dans un état grave. (Le rapport souligne qu’il d’agit de chiffres que l’association a pu obtenir par ses propres moyens, et donc, il est possible qu’ils soient sous-estimés.)
Fatma Tokmak est une de ces personnes dont la vie est menacée par les conditions carcérales très difficiles des prisons turques.
Fatma a déjà passé 23 ans derrière les barreaux. Elle est incarcérée actuellement dans la prison de femmes de Bakırköy, et souffre de problèmes cardiaques et respiratoires très graves. Valves en faillite, elle a subi jusqu’à ce jour plusieurs interventions chirurgicales, et son état nécessite des transfusions sanguines régulières.
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C’est en 1996, courant décembre, que Fatma fut placée en garde-à-vue, avec son fils Azad, alors âgé de 1,5 ans. Elle et son enfant passeront 20 jours de tortures. Afin de “faire parler” Fatma, qui ne parlait pas un mot en turc, le corps de l’enfant fut brûlé avec des cigarettes, quant à Fatma, elle a subi toutes sortes de tortures largement pratiquées à l’époque, comme des tabassages “traditionnels”, l’usage du courant électrique, l’estrapade, ou encore des tortures psychologiques et sexuelles. La supplice de Fatma et de son enfant furent portés à l’époque jusqu’au Congrès des Etats-Unis…
Après la garde-à-vue, Fatma Tokmak fut incarcérée sans pour autant que son calvaire ne cesse. Son enfant, qui avait le droit de rester près de sa mère, ou qui aurait pu être encore placé chez un membre de famille, fut envoyé à un orphelinat.
C’est Eren Keskin, déjà avocate de l’İHD à l’époque, qui prendra la défense de la mère et de l’enfant. Lorsque Eren se rendit à l’orphelinat pour tenter de récupérer Azad, elle témoigna d’un profond traumatisme chez l’enfant, qui d’ailleurs était frappé de “mutisme”, psychopathologie due au choc de ce qu’il avait traversé… Après de longues procédures et efforts, Eren réussit enfin à réunir l’enfant avec sa mère, incarcérée alors à la prison de Gebze.
Le dossier de Fatma étant établi, lors de son incarcération, un procès fut ouvert à son encontre. On la força à “signer” à l’empreinte de doigt, une déposition rédigée en turc, langue qu’elle ne comprenait pas, et son arrestation fut validée.
Eren Keskin dit, “A vrai dire, elle ne savait même pas de quoi elle était accusée. Dès le début, je fus convaincue de son innocence, mais elle fut jugée avec l’allégation d’être ‘membre d’organisation illégale’ (PKK) et pour ‘séparatisme”, en vertu de l’article 125 du Code pénal turc en vigueur à cette époque”. Il s’agit là, de l’article n°125 du Code pénal de 1926, qui fut remplacé par un nouveau Code pénal no 5237 du 26 septembre 2004, et entré en vigueur le 1er juin 2005. (JO, 12 octobre 2004, 25611). Cet article, qui a envoyé des milliers de Kurdes dans des geôles turques, disposait :“Quiconque commet des actes visant […] à mettre une partie ou la totalité du territoire de l’Etat turc sous la souveraineté d’un autre Etat ou à soustraire une partie du territoire national à l’autorité de l’Etat turc, est passible de la peine de mort”. Depuis l’abolition de la peine capitale en Turquie en 2004, elle est substituée par la “perpétuité incompressible”, une perpétuité absolue, ne bénéficiant d’aucune réduction de peine.
Fatma, ainsi jetée en prison, tomba malade au bout de 10 ans d’incarcération. C’est son coeur de mère qui lâcha… L’Institut de médecine légale (ATK) et la Fondation des droits humains (TİHV) donnèrent leurs rapports, classant Fatma Tokmak comme “prisonnière malade”. Elle sera donc libérée pour maladie cardiaque en 2005, alors que son procès se poursuivait encore.
En 2006 son jugement aboutit, Fatma fut condamnée à la perpétuité. Sachant qu’elle était innocente et ayant confiance à la Justice, Fatma pensait que le verdict serait cassé par la Cour d’appel. Mais celle-ci confirma la décision, et Fatma fut à nouveau emprisonnée.
Destina, encore “Azad” à l’époque, disait à propos de cette libération “Lorsque ma mère fut libérée, j’étais en dernière année de l’école primaire. J’ai appris sa libération en sortant des l’école. J’étais tellement heureux que dans l’émotion, j’avais déchiré mon tablier. Je n’avais pas cru qu’elle allait être libérée jusqu’à ce que j’arrive devant la prison, et que la porte s’ouvre, que ma mère sorte. C’est comme si on m’avait donné le monde. Nous avons passé 3,5 années ensemble. Nous venions tout juste de bâtir notre petit monde, qu’ils m’ont arraché ma mère, à nouveau…”
Malgré les rapports médicaux de TIHV qui attestent que Fatma ne doit pas rester en prison, les sollicitations régulières et répétées de ses avocats reçoivent systématiquement la même réponse défavorable de la part de l’Institut médicolégal : “Fatma Tokmak peut tout à fait être maintenue en incarcération, elle est capable de subvenir à ses besoins quotidiens, seule”… La dernière tentative très récente a abouti au même refus.
Depuis de longues années Fatma est maintenue en détention, dans des conditions carcérales difficiles et d’isolement. Elle est détenue dans la prison de femmes de Bakırköy, dans des cellules pour trois personnes. Elle exprime qu’elle ne peut utiliser normalement son droit aux soins médicaux. Fatma doit se rendre à l’hôpital au moins une fois par mois. Mais, à chaque retour de visite médicale, on lui impose 14 jours de quarantaine, dans une cellule d’isolement. Mis à part les conditions difficiles et inhumaines dont souffrent les prisonnier.es lors des transferts et des visites, telles que l’obligation de voyager dans le véhicule étouffant appelé “ring”, des heures d’attente dans celui-ci, ou encore les consultations avec menottes… La romancière Aslı Erdoğan, codétenue de Fatma Tokmak décrivait dans un entretien, ces visites qui ne sont que des calvaires :
Le côté le plus difficile de la prison, c’est l’aide médicale. Tu vas à l’infirmerie une fois par semaine, et là, c’est une horreur. C’est la sécurité extérieure, la gendarmerie qui t’y amène. Ils te font monter dans cet horrible véhicule, le ‘ring’. Je n’ai jamais vu autre chose qui soit plus inhumain que ce véhicule. Ils font assoir six femmes menottées, côte à côte, dans un espace petit comme un cercueil. La porte claque sur vous. La fenêtre est à peine plus grande que la paume d’une main. L’été c’est très chaud, l’hiver c’est froid, et pas aéré. Et on est secouées. Tellement que les gens vomissent. Ils vous amènent à l’hôpital comme ça. Ils prennent les femmes à l’intérieur, une par une, accompagnées de gendarmes, derrière des gros cadenas. Les autres attendent dans le cercueil étroit. 3 heures, parfois 4 heures. Celles qui vomissent, celles qui s’évanouissent… Les gens deviennent pâles. Tu veux à la fois aller voir un médecin, tu as attendu des mois pour ce transfert et à la fois, tu te dis “comment je vais supporter le ‘ring’ ?”.
Cette pratique est extrêmement décourageante pour les prisonnier.es, la plupart se résigne, et leur santé se dégrade encore plus… Lorsqu’une visite mensuelle est nécessaire, les prisonnier.es malades sont obligé.es de passer la moitié du mois, c’est à dire la moitié de leur temps, seul.es en isolement. Il n’est pas difficile de comprendre Fatma qui dit, “on nous impose des conditions inhumaines, alors je ne vais pas à l’hôpital. Je ne suis pas la seule dans ce cas. Toutes les femmes ici, disent la même chose, et nous recevons des lettres d’autres ami.es incarcéré.es dans d’autres prisons, qui vivent les mêmes difficultés. A l’hôpital, les médecins nous traitent maintenant d’une façon presque pire que les gendarmes. On ne nous enlève pas les menottes, les gendarmes ne sont pas sortis des cabinets durant les consultations, les auscultations sont effectuées d’une façon humiliante. C’est pour cela que nous ne voulons pas aller à l’hôpital.”
Aslı Erdoğan, qui fut elle aussi détenue à la prison de femmes de Bakırköy, m’a longuement parlé de Fatma, son amie de quartier d’alors.
Elle dit : “un jour Fatma avait une visite médicale à effectuer, mais cette fois, à l’hôpital de Pendik, bien loin de Bakırköy, à l’autre rive d’Istanbul. Elle s’est levée à 5 heures du matin et s’est mise en route. En fin de journée, elle est rentrée, visage blême, épuisée. Puis, elle nous a raconté ce qui s’était passé. Déjà, pour se rendre à l’hôpital, elle avait fait un voyage interminable, et avait passé ainsi 4 heures dans ce véhicule, qui ressemble à un cercueil, suffoquant, menottée… Après la consultation, en compagnie d’une horde de soldats, sans aucune intimité, arrive le moment du retour. Les soldats la mettent dans le ‘ring’, et disent qu’ils vont maintenant aller manger. Elle a attendu comme ça encore pendant quelques heures pour que ces derniers prennent leur temps à table, avant de se remettre sur la route du retour, qui durera encore 4 heures. Et cette femme, que les soldats faisaient attendre dans le ‘ring’, enfermée dans un espace restreint, sans air, où tu crèves de chaud ou de froid selon la saison, était gravement malade du coeur… Tu te rends compte ?”
Elle ajoute d’une voix sombre “elle est si malade que c’est surprenant que Fatma soit encore en vie aujourd’hui. Je pense que la seule chose qui la lie à la vie, c’est son enfant…”
Des années se sont passées ainsi, et Fatma est toujours derrière les barreaux.
Entre temps, Destina a fait son chemin de vie, et elle est aujourd’hui installée à Istanbul, pour être proche de la prison de Bakırköy, dans laquelle Fatma est toujours incarcérée. Normalement, elle doit lui rendre visite toutes les semaines. Mais, “ces visites sont devenues pour moi un vrai calvaire, j’en suis traumatisée. Je ne peux plus aller voir ma mère. Je vais avec ma famille, mais je ne peux pas y entrer, je reste devant la prison, à attendre que les autres finissent leur visite.” dit Destina. “Chaque fois où j’y mets les pieds, du fait que je sois une femme trans les gardiens et soldats m’humilient, m’insultent, m’agressent. J’en peux plus”. En effet, les personnes qui veulent voir leurs proches sont fouillées avant d’accéder à la salle de visite. Les visiteurs hommes sont fouillés par les hommes, et les femmes par les femmes. “Mis à part toutes les insultes et les humiliations verbales, je subis aussi des agressions sexuelles. Les femmes ne veulent pas me fouiller. Elles me disent qu’elles ne veulent pas me toucher et qu’elles ont envie de vomir. Je dois me faire fouiller par des hommes auxquels leur commandant ordonne de mettre des gants comme si j’étais infectée. Comme si c’était un plaisir pour moi, de me faire toucher. Pourtant moi, je ne veux pas que les hommes me fouillent, parce que les gestes de la fouille deviennent systématiquement des touchers appuyés, malsains, ils me pelotent, serrent mes seins, mes fesses. La dernière fois, pendant que j’étais fouillée ainsi, j’ai même vu leur commandant se toucher dans un coin. J’en fus écoeurée. Je n’ai plus osé y retourner. Alors je n’ai pas vu ma mère depuis des mois. Elle a besoin de moi, et elle me manque. Mais je n’arrive plus à faire face à ces agressions, je n’en ai plus la force. La réalité est que tant que je ne suis pas opérée et réassignée, je subirai ce genre d’attitudes indignes de la part des soldats et gardiens.”
D’ailleurs, en Turquie, quasi tous les prisonnier.es trans qui n’ont pas eu leur opération de réassignation et changé leur genre sur le registre, sont traités selon leur genre inscrit sur leur pièce d’identité. Ce qui pose des problèmes traumatisants, particulièrement pour les trans femmes, car les administrations des prisons, prétextant “leur propre sécurité”, les maintiennent en cellule solitaire d’une façon continue, ce qui devient de fait un isolement permanent, totalement inhumain et illégal. Rappelons les cas de Esra, de Sibel, Buse, ou encore Diren, dont nous avions parlé déjà sur Kedistan.
Destina disait lorsqu’elle était plus jeune, “je veux retrouver ma mère pendant qu’elle est vivante, avant qu’il ne soit trop tard”, et elle n’a cessé de le répéter… Les associations, les organisations et défenseur.es de droits des prisonnier.es malades, s’efforcent de faire libérer Fatma, mais lorsqu’on observe le nombre de requêtes refusées, ce combat est loin d’être gagné. Pendant que cette lutte continue, donnons au moins la chance à Destina, de rendre visite à sa mère, dans les conditions les meilleures. Avant qu’il ne soit trop tard…
Je vous remercie à l’avance pour tout type de soutien que vous pouvez offrir à Destina et ainsi indirectement à Fatma.
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