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Ukraine, Haut-Karabakh, Balkans, Asie centrale… La guerre des drones d’Erdoğan

En novem­bre 2020, l’Azerbaïdjan venait à bout des forces arméni­ennes dans la république auto­proclamée du Haut-Karabagh, dite l’Artsakh, à l’issue d’une guerre éclair de six semaines. Une vic­toire due à la supéri­or­ité mil­i­taire des Azer­baïd­janais, en par­ti­c­uli­er grâce à la présence des drones kamikazes Orbiter 1K et Harop2, de fab­ri­ca­tion israéli­enne, les red­outa­bles drones Bayrak­tar TB2 dernier mod­èle, fab­riqués en Turquie. Un arme­ment fourni avec les spé­cial­istes de leur maniement, en par­ti­c­uli­er les ingénieurs turcs qui téléguidaient le déroule­ment des attaques. L’Arménie, en totale impré­pa­ra­tion, ne pos­sé­dant aucune forme d’équipement per­me­t­tant de neu­tralis­er ces attaques, devait per­dre rapi­de­ment. De plus, suiv­ant le précé­dent en Libye et Syrie du nord, la Turquie avait expédié presque immé­di­ate­ment des mer­ce­naires dji­hadistes rebelles de l’Armée nationale syri­enne, soutenus et entraînés par Ankara. Les pires atroc­ités com­mis­es par ces mili­ciens en Libye et en Arménie ont été documentées.

L’Azerbaïdjan est la pièce maîtresse de la nou­velle con­fig­u­ra­tion pan­turque et néo-ottomane menée par le “grand frère” turc dans le Cau­case au nom de la poli­tique “une nation, deux états” qui voudrait inven­ter un empire économique et idéologique fondé sur une loin­taine par­en­té de lan­gage et d’appartenance ter­ri­to­ri­ale par­fois fan­tas­mée. À vrai dire, si l’Azerbaïdjan, chi­ite, con­traire­ment à la Turquie, sun­nite, partage des bases eth­niques, ce peu­ple a longtemps fait par­tie de l’empire séfé­vide, donc perse. C’est presque la pre­mière fois que la qua­si-total­ité des opéra­tions a été con­duite à dis­tance, éloignée du champ de bataille. Le seul précé­dent fut l’attaque de vingt jours par Israël con­tre Gaza au mois de mai 2020 où la Israel Defense Forces (IDF) a util­isé des drones de sur­veil­lance et de com­bat, économisant de la sorte sa pro­pre armée. Il est cer­tain que Gaza et l’Artsakh sont des indi­ca­teurs de la direc­tion que pren­dront les com­bats armés à l’avenir.

Depuis cette vic­toire turque, l’industrie mil­i­taire est dev­enue, pour Erdoğan, la pièce maîtresse d’un pro­jet de dom­i­na­tion économique, sociale et cul­turelle qui va de l’Asie cen­trale jusqu’en Afrique, en pas­sant par l’Europe du Nord et de l’Est. Les nom­breuses vidéos filmées directe­ment par les drones et mon­trées en con­tinu sur les chaînes azer­baïd­janais­es pen­dant le con­flit ser­vent désor­mais de cat­a­logue de vente à l’usine Baykar qui d’ailleurs appar­tient au gen­dre d’Erdoğan. Pour pré­par­er le cen­te­naire de la République turque qui aura lieu le 29 octo­bre 2023, la Turquie a décidé de mon­tr­er qu’elle est une puis­sance majeure, un grand par­mi les plus grands, du moins dans l’industrie de l’armement où elle compte rivalis­er avec les États-Unis et la Russie 1.

À quelque 2 000 km de l’Arménie, un autre ter­ri­toire ex-sovié­tique retient l’attention du reis turc. L’Ukraine est séparée de la Turquie par la Mer noire et pos­sède une pop­u­la­tion tatare turk­mène sun­nite con­cen­trée dans l’ancien khanat ottoman de Crimée, soutenue directe­ment par Ankara, ce qui explique son oppo­si­tion à l’annexion de la région par la Russie. Un bon nom­bre de Tatars de Crimée se sont réfugiés en Ukraine, ce qui aurait motivé le gou­verne­ment turc à con­stru­ire une mosquée imposante en plein cen­tre de Kiev. Notons au pas­sage qu’une par­tie de l’Ukraine, la Podolie, a fait par­tie de l’Empire ottoman au XVI­Ie siècle.

Bien enten­du, pour le moment, c’est la men­ace d’une inva­sion de la Russie qui domine toutes les préoc­cu­pa­tions nationales et inter­na­tionales, et la pop­u­la­tion ukraini­enne est sur le pied de guerre. Lors d’un entre­tien télé­phonique per­son­nel, le 2 févri­er dernier avec l’activiste de Kiev, Maria Dmitrie­va, celle-ci expri­mait ses vives craintes devant la poli­tique impéri­al­iste russe. Lorsque j’évoquais la Turquie, elle était per­plexe, tout au plus recon­nais­sante pour l’aide mil­i­taire que celle-ci four­nis­sait, via la vente de drones Bayrak­tar. Les Bayrak­tar achetés en 2018 ont don­né un sen­ti­ment d’assurance inouï aux mil­i­taires ukrainiens qui en ont ouverte­ment témoigné, bien con­scients du pou­voir de destruc­tion iné­galé de ces drones, même con­tre une armée aus­si bien équipée que celle de la Fédéra­tion russe. Moscou est inqui­et et pour de bonnes raisons. En pleine ten­sion avec les Russ­es, le 14 jan­vi­er dernier, le prési­dent Alyev effec­tu­ait une vis­ite offi­cielle auprès de son homo­logue à Kiev, sig­nant un accord de coopéra­tion mutuelle. Les stratèges ukrainiens auraient été impres­sion­nés par leur stratégie mil­i­taire dans l’Artsakh et ont décidé de s’approvisionner chez le même four­nisseur de drones, ce qui explique prob­a­ble­ment l’alliance de ces deux parte­naires improb­a­bles que seule la mise à dis­tance de Moscou unissait…

Une pre­mière util­i­sa­tion de Bayrak­tar – et la seule pour le moment – sur la ligne de front du Don­bass avait été notée le 26 octo­bre dernier, détru­isant un obusier russe. En fait, depuis 2019, des mil­i­taires ukrainiens sont for­més par leurs homo­logues turcs dans l’usine Baykar en Turquie-même. Près de Vas­sylkiv, à 20 km de Kiev, une usine est en train d’être con­stru­ite des­tinée à pro­duire dès la fin 2022 les drones turcs de la généra­tion suiv­ante du type ANKA.

Le 3 févri­er dernier, Erdoğan est venu en vis­ite offi­cielle à Kiev offrant, en grand seigneur, ses ser­vices de médi­a­teur avec la Russie avec qui, cepen­dant, les rela­tions sont quelque peu trou­bles. Notons que comme pour l’Azerbaïdjan, la Turquie est le prin­ci­pal parte­naire économique de l’Ukraine, les deux pays vien­nent de sign­er un accord de libre-échange. L’Azerbaïdjan et l’Ukraine sont-ils de sim­ples clients de la Turquie oppor­tuniste ? Il sem­ble à l’auteure de ces lignes que ces échanges recou­vrent une poli­tique beau­coup plus large avec une visée à long terme.

Un projet irrédentiste ?

Depuis la guerre con­tre le Haut-Karabakh, le car­net de com­man­des de l’usine Baykar ne cesse de se rem­plir : de la Pologne à la Corne d’Afrique, en pas­sant par la Ser­bie et la Géorgie. Il est vrai que ces drones sont bien moins onéreux que leurs con­cur­rents améri­cains : 1 à 2 mil­lions de dol­lars con­tre les 20 mil­lions à débours­er pour un seul drone améri­cain Pro­tec­tor, fab­riqué par Gen­er­al Atom­ics. Certes, les drones chi­nois sont moins chers, mais ils ne pro­posent pas de ser­vice après-vente comme la Turquie, trop heureuse de pour­suiv­re dans le temps long des rela­tions fructueuses avec les pays-clients.

Au-delà de l’opportunisme mer­can­tile, un fil con­duc­teur relie cette nou­velle clien­tèle des drones Bakrak­t­yar TB2.

La Turquie a mas­sive­ment investi dans les pays de langue turque à la chute de l’URSS. Le chercheur Bayram Bal­cı avait noté les mal­adress­es du gou­verne­ment turc du Pre­mier min­istre Süley­man Demirel qui appelait, au début des années 1990, la créa­tion d’un “monde turc de l’Adriatique à la muraille de Chine” sans en avoir les moyens. Le loin­tain Kha­ganat turc auquel Demirel se référait datait d’avant l’avènement de l’Islam. Cepen­dant un dis­cours uni­fi­ca­teur se con­stru­i­sait jusque dans les manuels sco­laires qui met­tait en valeur des liens “his­toriques” entre la Turquie et ces nou­veaux états – Azer­baïd­jan, Kaza­khstan, Ouzbék­istan, Kirghizs­tan et Turk­ménistan –, tan­dis que ces derniers, pour qui la lin­gua fran­ca était le russe 2 revendi­quaient des iden­tités nationales indi­vidu­elles après la chute de l’URSS. La présence d’un Islam pop­u­laire dans cha­cun des pays con­cernés a fourni une source morale rapi­de­ment inté­grée dans leur poli­tique étrangère, et des liens com­mer­ci­aux et cul­turels se sont étab­lis avec les pays musul­mans et l’adhésion aux organ­i­sa­tions islamiques 3. C’est l’angle choisi par la Turquie pour une inter­ven­tion directe de la Prési­dence des affaires religieuses (Diyanet) dans la poli­tique intérieure de l’aire de l’Asie cen­trale et le Cau­case, véri­ta­ble soft pow­er très effi­cace. Ain­si la con­struc­tion de mosquées (dans un style ottoman sans rap­port avec l’architecture tra­di­tion­nelle), l’ouverture d’universités, de fac­ultés théologiques, de lycées qua­si­ment gra­tu­its. Avec la dis­pari­tion pro­gres­sive des anciens cadres à la tête des pays de cette région, on peut s’attendre à une sou­p­lesse accrue devant les propo­si­tions d’Erdoğan, d’autant que celles-ci sont accom­pa­g­nées de con­di­tions com­mer­ciales extrême­ment favor­ables, et, à présent, de l’accès à une tech­nolo­gie mil­i­taire de pointe. Les propo­si­tions venant de l’Iran et l’Arabie saou­dite sont, de ce fait, com­plète­ment évincées.

Le meilleur moyen de faire ren­tr­er ces pays d’Asie cen­trale dans la famille pan­turque est la vente de drones Bayrak­tar. Seul l’Ouzbékistan s’est opposé, jusqu’à présent, à la main­mise de la Turquie sur les affaires religieuses et les liens com­mer­ci­aux, la Russie et la Chine demeu­rant ses prin­ci­paux parte­naires. Du moins jusqu’à la fin 2020. Tachkent vient d’annoncer la con­struc­tion de ses pro­pres drones, sans doute avec l’aide de la Turquie, après la sig­na­ture d’un accord de coopéra­tion mil­i­taire. C’est ain­si que sous peu, pays de l’Asie cen­trale, en plus de l’Azerbaïdjan, se trou­veront dotés d’une arme de dis­sua­sion mas­sive, bien moins onéreuse que le nucléaire et util­is­able en cas de besoin… La per­spec­tive est inquiétante…

Les ter­ri­toires même momen­tané­ment ottomans ont une valeur qua­si-mys­tique pour Erdoğan : c’est le ter­reau de la Ur-Nation turque aux valeurs morales immé­mo­ri­ales con­fir­mées par l’Islam à la tur­ca, l’origine même de la civil­i­sa­tion si celle-ci n’avait pas été détournée par le pro­jet athée dépravé de l’Occident dont il faut éradi­quer toutes les traces ain­si que les pop­u­la­tions allogènes, voire les oppo­si­tions même internes qui dresseraient des obsta­cles à l’accomplissement de cette vision. Comme l’explique si bien Hamit Bozarslan 4, c’est Erdoğan qui s’est désigné comme exé­cu­teur de ce pro­jet qua­si mes­sian­ique, l’homme prov­i­den­tiel du millénaire.

Cer­taines ter­res, les Balka­ns en par­ti­c­uli­er, lui sont plus proches sen­ti­men­tale­ment, celles où les musul­mans sont encore désignés comme “Turcs” aujourd’hui. Ceux-ci sont, tout naturelle­ment, des “frères”, en Alban­ie, au Koso­vo et en par­ti­c­uli­er en Bosnie depuis la guerre (1992–1995). Erdoğan s’est appro­prié la cause des musul­mans men­acés – somme toute extrême­ment pra­tique – pour s’ériger en bras armé de l’Islam : l’apparente par­en­té avec le leader bosni­aque de la guerre, Ali­ja Izetbe­gov­ić, a été rap­pelée dans les nom­breux films et séries en son hon­neur 5. Erdoğan soigne aus­si ses rela­tions dans les pays ortho­dox­es de la région, comme la Bul­gar­ie et la Ser­bie, pro­posant ce nou­v­el empire néo-ottoman comme une alter­na­tive val­able à l’Union européenne. Sans aucune forme de dis­crim­i­na­tion, il est prêt à ven­dre des drones à tout le monde. Puisque l’Albanie est sur la liste des clients, il n’est pas exclu qu’un jour Tirana et Bel­grade s’envoient mutuelle­ment les mêmes drones… En atten­dant, le prési­dent serbe Alek­san­dar Vučić a men­acé d’utiliser des drones pour recon­quérir le Koso­vo, com­para­nt le bien-fondé de son ambi­tion au Nagorno-Karabakh – un comble quand on se sou­vient que la Ser­bie est orgueilleuse­ment chré­ti­enne et le Koso­vo d’autant plus dia­bolisé parce que musul­man ! On ne s’étonne pas que Pristi­na ait répliqué qu’eux aus­si se pro­po­saient d’acquérir des drones… Une réelle désta­bil­i­sa­tion est à craindre.

Si les Balka­ns font fig­ure de chou­chou du reis, ce n’est pas le cas pour Machrek, le Maghreb et la pénin­sule ara­bique égale­ment asservis jadis à la Sub­lime Porte. Con­traire­ment aux Balka­ns et l’Asie cen­trale, l’effondrement de l’Empire ottoman fut suivi par la créa­tion de républiques mod­elées sur l’exemple kémal­iste, dont l’Égypte, la Syrie, l’Irak, l’Algérie et la Tunisie. L’Arabie saou­dite suiv­it un autre chemin qui la mit en rival­ité directe avec la Turquie sur des aires d’influence régionale et spir­ituelle : cha­cun se voit comme le seul représen­tant d’un Islam à la fois con­ser­va­teur et résol­u­ment mod­erne, soutenu par l’économie néo-libérale et l’utilisation de tech­nolo­gie infor­ma­tique de pointe. Alliés (par­fois) ou clients, les arabes ne sauraient être des “frères”. Notons toute­fois que les Émi­rats aus­si bien l’Arabie saou­dite et le Qatar, pour­tant égale­ment rivaux, voire enne­mis au Yémen, se pré­par­ent tous à acheter des drones à la Turquie. Là aus­si, sur ces ter­ri­toires anci­en­nement ottomans, assis­terons-nous à une con­fronta­tion entre drones identiques ?

Cette nou­velle forme d’impérialisme con­tribue bien enten­du à créer des blocs hégé­moniques dans le sens où l’entendait Gram­sci. Bien enten­du, on pour­rait rétor­quer que le plan Mar­shall a aus­si imposé the Amer­i­can way of life de façon sem­blable en Europe, avec en plus l’OTAN comme présence mil­i­taire pour le sauve­g­arder con­tre l’ennemi com­mu­niste. Mais ici, il s’agit de ressus­citer et de revig­or­er une dom­i­na­tion anci­enne selon les ter­mes con­tem­po­rains, le tout infusé d’une idéolo­gie religieuse rig­oriste, même quand il s’agit d’un pays nulle­ment musulman.

Le sché­ma ortho­doxe en Ukraine, par exem­ple, en ce qui con­cerne les droits des femmes, n’a pas grand-chose à envi­er à la vision islamiste d’Erdoğan. On a observé la même réti­cence devant la Con­ven­tion d’Istanbul (crim­i­nal­isant la vio­lence con­tre les femmes) de laque­lle Erdoğan a retiré son pays en 2021, alors que ni l’Ukraine, ni la Russie, ni l’Azerbaïdjan n’y ont adhéré, évo­quant la cou­tume et la reli­gion comme sauve­g­ardes suff­isantes. Inutile de pré­cis­er que dans ces pays, la vio­lence con­tre les femmes ne cesse de s’aggraver. Notons qu’aucun des pays acheteurs de Bayrak­tar ne s’est illus­tré par sa défense des droits humains, ce qui fait présager le recours aux drones con­tre leur pro­pre pop­u­la­tion, à l’instar de la Turquie con­tre les Kur­des. En novem­bre 2021, le Maroc a util­isé ses tout nou­veaux Bayrak­tar con­tre un con­voi de véhicules sahraouis, tuant treize civils, selon le Polis­ario. Ain­si, en jan­vi­er dernier, le bom­barde­ment d’un camp de réfugiés au Tigré par le gou­verne­ment éthiopi­en, client récent chez Baykar Makina.

Quand la Turquie utilise directement ses drones sur son propre peuple

Il est fort curieux que le monde ne se soit guère intéressé aux drones quand la Turquie en fai­sait usage, en par­ti­c­uli­er con­tre ses pro­pres citoyens kur­des (20 % de la pop­u­la­tion) sur le ter­ri­toire turc, au nom de sa lutte forcenée con­tre le PKK depuis 1984 qui s’est inten­si­fiée en 2016 avec la destruc­tion de villes entières comme Cizre, Kızıl­te­pe, Şır­nak et Sur. Il est vraisem­blable que toute la région a servi de ter­rain d’essai pour les nou­veaux drones que l’usine Baykar était en train de dévelop­per. Les bom­barde­ments visaient égale­ment les quartiers anciens et his­toriques, témoignant de la volon­té non seule­ment d’urbicide mais aus­si celle d’effacer les traces d’une cul­ture anci­enne et allogène, comme pour l’Arménie et l’Artsakh menée par son vas­sal azer­baïd­janais. La vision de l’hégémonie néo-ottomane et pan­turque ne s’accommode pas de plu­ral­ité, ce que démon­tre égale­ment l’attitude ambiguë envers les Juifs, par­fois taxée d’antisémitisme.

Sans prôn­er tout à fait le géno­cide, Erdoğan exige la soumis­sion jusqu’à l’effacement, la ver­sion la plus sévère de l’ancien statut de dhim­mi6. C’est que la guerre obses­sive con­tre les Kur­des est une guerre sainte pour Erdoğan, notion qu’il recou­vre par le terme “Guerre con­tre la ter­reur” lancé par les États-Unis en 2001, qui désor­mais sert de jus­ti­fi­ca­tion à une répres­sion mul­ti­forme qua­si-uni­verselle. Fort de son rôle de jus­tici­er, il emprunte sans hésiter l’espace aérien étranger (syrien, irakien, azer­baïd­janais) pour men­er un dji­had non déclaré con­tre des opposants par déf­i­ni­tion mécréants, ce qui explique sans doute l’aide apportée à l’État islamique dont in fine Erdoğan partage la vision du monde.

Sa lutte s’est con­cen­trée depuis cinq ans env­i­ron con­tre les forces du PYD, Par­ti de l’Union démoc­ra­tique du Roja­va, le can­ton kurde de Syrie alors que leurs troupes ont été les seules à lut­ter sur le ter­rain con­tre celles de l’État islamique. Certes, le sou­tien pour le Roja­va en tant que seul mou­ve­ment démoc­ra­tique et égal­i­taire dans le Moyen-Ori­ent a fait qu’en 2019–2020 le Cana­da, l’Allemagne et le Roy­aume-Uni ont fini par ne plus exporter des com­posantes néces­saires à la fab­ri­ca­tion des drones, mais l’usine Baykar a rapi­de­ment sup­pléé à ces man­ques à tel point que la Turquie n’importe presque plus d’armement des États-Unis. En août 2021, la Turquie a con­duit vingt attaques par drone en une seule semaine ciblant spé­ci­fique­ment des per­son­nal­ités des YPG (Unités de pro­tec­tion du peu­ple du Roja­va), sans que les États-Unis ou la Russie ne bronchent. En pleine men­ace d’invasion de l’Ukraine par la Russie, les attaques con­tre les Kur­des de Syrie et d’Irak se pour­suiv­ent, ignorés de tous. En vérité, les drones incar­nent la foudre de Jupiter, admin­is­trant un châ­ti­ment “juste” à ses enne­mis, décidé par la seule volon­té sou­veraine du reis pour qui la société est par essence un corps organique en guerre, donc com­plète­ment mal­léable 7.

Erdoğan s’est plu une fois à citer les mots d’un poète nation­al­iste :  “Les amis, sachez que, pen­dant six siè­cles, nous avons dom­iné trois con­ti­nents et sept mers. Nous les dominerons de nou­veau… Les minarets sont nos baïon­nettes, les coupoles sont nos casques. Les mosquées sont nos casernes, les croy­ants nos soldats.”

On pour­rait ajouter : “Et les Bayrak­tar seront nos fan­ions”, d’autant que le terme sig­ni­fie juste­ment “por­teur de drapeau”.

Car­ol Mann

Carol Mann
Chercheure associée à Paris 8 est l’auteure de Femmes afghanes en guerre aux Editions le Croquant (2010) et De la burqa afghane à la hijabista mondialisée, Une brève sociologie du voile afghan et ses incarnations dans le monde contemporain aux Editions L’Harmattan (2017) ainsi que de nombreux articles sur l’Afghanistan
Article publié également sur la “Revue des deux Mondes”

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