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Une fois de plus, les forces armées turques ont bom­bardé des zones lim­itro­phes d’I­rak et du Roja­va, ciblant des pop­u­la­tions à majorité kur­des et ézidis.

Il s’ag­it cette fois du camp de réfugiés kur­des de Makhmour et de la région ézi­die de Shen­gal au Sud du Kur­dis­tan irakien, ain­si que la région de Dêrîk, au Roja­va (Nord-est syrien). Les dif­férentes frappes auraient été effec­tuées selon les sources kur­des, par des avions de chas­se turcs ayant décol­lé de la 8è base aéri­enne d’Amed (Diyarbakır). A Makhmour, ces frappes ont fait deux morts par­mi les forces d’au­to-défense, et des dizaines de blessés, dans le camp de réfugiés. Les bom­barde­ments sur Shen­gal ont été dévastateurs.

Le régime turc a pris pré­texte de l’an­nonce faite par le Par­ti des Tra­vailleurs du Kur­dis­tan de sa réu­nion annuelle, pour lancer ses attaques, qui suiv­ent de près celles opérées par drones, alors que Daesh avait lancé son opéra­tion sur la prison d’Has­saké au Rojava.

En réal­ité donc, rien de nou­veau dans la stratégie du régime turc con­tre le mou­ve­ment kurde, si ce n’est une escalade dans les “meurtres à dis­tance”, escalade qui fait suite elle, tant aux revers mil­i­taires enreg­istrés en Irak, lors de ten­ta­tives d’of­fen­sives ter­restres turques con­tre le PKK, qu’au gel des posi­tions entre Russie, régime syrien et Turquie, con­tre­car­rant les plans d’oc­cu­pa­tions d’Er­doğan en Syrie, à la faveur des accords d’As­tana.

Ain­si irait, vu d’Eu­rope, une guerre que d’au­cun dis­ent de “basse inten­sité”, menée par les airs, et avec des tech­nolo­gies “mod­ernes” de ren­seigne­ments et de drones tueurs.

Les appels au sec­ours se joignent aux hom­mages ren­dus aux vic­times et, en face, aux promess­es nation­al­istes de “sacs jaunes” pour les activistes du mou­ve­ment de libéra­tion kurde.

Facile dans ses con­di­tions, pour qui est chaud par­ti­san de réal-poli­tique, de faire des ren­vois dos à dos, quitte à jeter une forme de désaveu au sujet des “forces kur­des”, hier louées pour leurs sac­ri­fices con­tre Daesh.

Les droites européennes par­lent à demi-mot de “droit pour la Turquie à défendre ses fron­tières”, en écho à leur pro­pre sou­verain­isme forter­esse, et con­tin­u­ent de crim­i­nalis­er le mou­ve­ment kurde dans les faits, avec le classe­ment ter­ror­iste du PKK. Déci­sions de jus­tice con­tre leurs sou­tiens, expul­sions ou dif­fi­cultés mis­es dans l’accueil des réfugiés politiques.

La cri­tique d’Er­doğan, pour­tant tou­jours présente dans les médias européens, ne se fait pas à pro­pos de ses ambi­tions ter­ri­to­ri­ales en Syrie Nord et des actes de guerre pour ce faire, de ses inten­tions géno­cidaires con­tre le peu­ple kurde, mais au nom de la “lib­erté uni­ver­sal­iste”, qui per­met de dénon­cer son “islamisme”.

Ain­si con­state-t-on le “en même temps” médi­a­tique, se faisant l’é­cho d’une main des juge­ments et empris­on­nements d’in­tel­lectuels et jour­nal­istes en Turquie, des luttes des femmes, et de l’autre s’éloignant de la lutte de libéra­tion kurde. Le phénomène a été extrême­ment vis­i­ble lorsque Daesh a mené son opéra­tion ter­ror­iste con­tre la prison d’Hassaké.

Cer­tains jour­nal­istes, sans même se l’avouer, ména­gent le nation­al­isme turc, la turcité, tout en con­spuant l’is­lamiste Erdoğan. On con­nais­sait déjà la con­fu­sion entretenue par un cer­tain “c’é­tait mieux avant Erdoğan”, voire le plus sub­til  “depuis le coup d’E­tat de 2016″, dans lequel le nation­al­isme kémal­iste était loué comme laïc et pro­gres­siste, cachant ses crimes sous le tapis de la turcité. Voilà que se pro­file sa ver­sion “sou­verain­iste” 2022, adap­tée aux évo­lu­tions européennes.

En France notam­ment, où la ques­tion de l’Is­lam est dev­enue une obses­sion poli­tique, tant dans l’ul­tra droite iden­ti­taire que dans des frac­tions de la gauche et de l’ex-gauche de gou­verne­ment, ce phénomène est fla­grant et a même des réper­cus­sions sur la néces­saire sol­i­dar­ité avec le Rojava.

Ain­si le “laï­cisme de com­bat”, cheval de bataille d’édi­to­ri­al­istes “répub­li­can­istes” dont Car­o­line Fourest est la plus car­i­cat­u­rale, inter­fère-t-il dans les sou­tiens qui seraient indis­pens­ables. La lutte des Kur­des est réduite à un com­bat con­tre “l’is­lamo fas­cisme”, et le pro­jet du Roja­va à un “Etat laïc en marche”. Exit l’u­nité des peu­ples de la région autour d’un pro­jet pos­si­ble, vive les “pesh­mer­gas” (forces kur­des iraki­ennes, soit-dit en passant).

Dans une péri­ode élec­torale française, le prag­ma­tisme du mou­ve­ment kurde et de sa dias­po­ra ren­con­tre du coup, l’op­por­tunisme poli­tique de cer­tains par­tis ou “per­son­nal­ités médi­a­tiques”, plutôt que la sol­i­dar­ité active et sincère des courants poli­tiques pro­gres­sistes. La con­fu­sion pour­rait encore en sor­tir grandie.

Un autre fait rend com­pliqué le sou­tien au Roja­va : la réus­site d’une cer­taine manière de tout ce qui con­court à son isolement.

Car laiss­er penser que le Roja­va, comme un vil­lage gaulois, dis­poserait de la potion mag­ique qui lui per­me­t­trait de résis­ter à la face de tous, serait crim­inel. Ce pro­jet poli­tique, au con­traire, est men­acé dans son exis­tence même, et il n’est pas une coquille vide sus­pendue au dessus de la tête de pop­u­la­tions qui scru­tent le ciel et n’y voient que des bombes.

Le con­texte géo-poli­tique de blo­cus, entre l’é­tau du régime soutenu par la Russie, les attaques et manoeu­vres de la Turquie, la fer­me­ture ter­restre voulue par les autorités barzanistes avec l’en­tité kurde iraki­enne, la “guerre de l’eau”, accom­pa­g­nés par le “lais­sez-faire” inter­na­tion­al, sont en eux-mêmes déjà les obsta­cles majeurs pour qu’une révo­lu­tion démoc­ra­tique intérieure con­tin­ue de se développer.

Com­ment ne pas com­pren­dre que des pop­u­la­tions, dont beau­coup sont déplacées, ont enreg­istré des deuils pro­fonds, résul­tats des per­sé­cu­tions récentes et anci­ennes, dont le car­ac­tère mul­ti­cul­turel reste à soud­er, non sur des résiliences liées aux dif­férences, mais autour de recon­nais­sances mutuelles, pour­raient ne pas vivre dans l’in­sécu­rité du lende­main et regarder le “poli­tique” comme secondaire ?

Se regrouper en hom­mage aux vic­times d’ex­ac­tions, hon­or­er les dates anniver­saires des com­bats con­tre Daesh, rechercher une espérance com­mune autour des auto-défens­es, ne pour­ra faire oubli­er en per­ma­nence la pré­car­ité des camps de réfugiés, les aléas d’ap­pro­vi­sion­nement, l’in­sécu­rité crée, et le quo­ti­di­en d’une vie à con­stru­ire. Le con­cours de toutes les intel­li­gences, com­pé­tences, savoirs faire, et leur mise en action com­mune au plus près des gens devient extrême­ment dif­fi­cile à réaliser.

Ce à quoi l’AANES est con­fron­tée chaque jour, ce n’est pas à l’é­clo­sion de nou­velles com­munes révo­lu­tion­naires, mais bien au résul­tat de la con­jonc­tion de toutes les actions tox­iques de tous ces enne­mis qui veu­lent la réduire à leur mer­ci ou la voir disparaître.

Le dire ain­si me paraît être un bon début pour con­stru­ire un réel sou­tien, non sur des nuages d’u­topie autoréal­isatrice, mais sur ce qu’il est pos­si­ble d’obtenir, partout où nous sommes, de nos gou­verne­ments et poli­tiques respectifs.

Le pre­mier acte doit être une exi­gence de desser­rer l’é­tau et de garan­tir par accord un non sur­vol de la région à des fins guer­rières, ain­si que le rétab­lisse­ment des appro­vi­sion­nements, y com­pris en eau.

Cela passerait par la recon­nais­sance inter­na­tionale explicite de l’AANES, avec qui tout le monde dis­cute hyp­ocrite­ment en faisant mine d’ig­nor­er son existence.

Il est bien évi­dent que l’OTAN s’y opposera, sauf à exiger des con­ces­sions poli­tiques fon­da­men­tales aux­quelles l’AANES ne peut répondre.

Ce ne sont là que les prin­ci­pales deman­des répétées des autorités de la Syrie Nord.

Les soutenir c’est accepter la réal­ité et l’ur­gence de la sit­u­a­tion. Et il y en a beau­coup d’autres. C’est aus­si ne pas se voil­er la face et com­pren­dre que la survie du pro­jet poli­tique ne passe pas seule­ment par une pop­u­lar­i­sa­tion pro­pa­gan­diste de ce pro­jet, mais bien main­tenant, par sa pos­si­bil­ité même d’ex­is­tence matérielle.

Le pro­jet du Roja­va s’est con­stru­it dans la guerre et dans des con­di­tions de guerre. C’est effec­tive­ment la réalité.

Oubli­er que l’op­por­tunisme des Nations, pour défendre leurs intérêts pro­pres, la con­ti­nu­ité d’in­térêts impéri­al­istes, fut hier de se “coalis­er” con­tre un enne­mi prin­ci­pal et devient aujour­d’hui, comme tou­jours depuis plus de 1000 ans, de refuser l’é­man­ci­pa­tion des Peu­ples, serait se bercer d’il­lu­sions. La coali­tion de fait de ces forces hos­tiles est un rap­port de forces qui met en péril le pro­jet poli­tique du Roja­va pour offrir un avenir à ses peuples.

Ain­si, à chaque endroit où nous sommes, s’adress­er vive­ment aux Etats-nations qui sont les nôtres, sans en atten­dre de mir­a­cles, et com­bat­tre les sou­verain­ismes ravageurs et fas­cisants qui les habitent, reste une pri­or­ité, pour con­courir au soutien.

Voilà pourquoi nous avons, au Kedis­tan, à min­i­ma, signé cette tri­bune.


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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…