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Par Nilüfer Ovalıoğlu Gros, ini­tiale­ment pub­lié dans Obser­va­toire de la Turquie Con­tem­po­raine, le 15 Mai 2021.

La suite de cet arti­cle, à paraître sous peu,  vous con­tera le périple effec­tué. Petite Amal tra­verse la France en ce moment, après une halte dans la Val­lée de la Roya. La pandémie et quelques péripéties ont retardé le voy­age, qui devait s’achev­er à Man­ches­ter en juil­let 2021.

Comme cette ini­tia­tive n’est pas relayée à la hau­teur où elle devrait l’être, les médias français étant davan­tage intéressés par les anti-migrants que par ceux qui en par­lent en con­nais­sance de cause, par exem­ple, nous reprenons cet arti­cle qui sera donc bien­tôt suivi d’un deux­ième, plus actu­al­isé. Ain­si cha­cun pour­ra con­naître la genèse du projet.

Little Amal — une petite fille étonnante qui tissera la route migratoire de la Turquie vers l’Europe

 

Lit­tle Amal — La Petite Amal est une mar­i­on­nette géante qui entam­era un voy­age de 8,000 km débu­tant à Gaziantep, la ville turque qui accueille le plus nom­bre d’immigrants près de la fron­tière syri­enne de  la Turquie.  En Juil­let 2021, elle tra­versera le sud de l’Anatolie, à pied, accom­pa­g­née d’une équipe de mar­i­on­net­tistes. Elle passera par Adana, Ana­mur, Antalya, Deni­zli, Éphèse, İzmir, Çeşme et pren­dra un bateau vers la Grèce. Elle entre­pren­dra alors un périple qui passera par l’Italie, la France, la Suisse, l’Allemagne, la Bel­gique et abor­dera le Roy­aume-Uni. Son voy­age vise à met­tre en lumière la crise de l’accueil des réfugiés. De haut de ses 3,5 mètres la Petite Amal représente des mil­lions d’enfants for­cés de quit­ter leur domi­cile dans des sit­u­a­tions désespérées.

Ce pro­jet, The Walk, est créé par  la com­pag­nie de théâtre Good Chance, en col­lab­o­ra­tion avec Hand­spring Pup­pet Com­pa­ny, par les créa­teurs Sud Africains mon­di­ale­ment con­nus de la pro­duc­tion War Horse, sous la direc­tion artis­tique d’Amir Nizar Zuabi, dra­maturge primé de Jérusalem et ancien directeur asso­cié de Young Vic à Lon­dres. Le pro­duc­teur Stephen Daldry, réal­isa­teur, met­teur en scène et pro­duc­teur anglais, con­nu pour la pro­duc­tion de la pièce de théâtre musi­cale Bil­ly Elliot et le film The Hours les rejoint pour la réalisation.

La marche de La Petite Amal évoque la pul­sion de mobil­ité inhérente à l’histoire humaine depuis le début de la for­ma­tion des com­mu­nautés pre­mières.  Le chemin de la Petite Amal  est riche des traces his­toriques,  cul­turelles des errances,  des périples, des exils et des migra­tions à tra­vers con­ti­nents et siè­cles. La fil­lette, cet arché­type, est inscrite dans la con­science col­lec­tive de la région mésopotami­enne où la mobil­ité des hommes et des femmes est dense, là où se tra­cent les pre­mières routes de com­merce. Dans les con­tes régionaux, la fil­lette part pour un voy­age ini­ti­a­tique à la recherche de ses frères incon­nus ou bien pour­suit un  pré­ten­dant mys­térieux à tra­vers forêts  et mon­tagnes. Elle représente l’anxiété de et autour de l’enfant-fille sur les chemins incon­nus et semés de dan­gers, hors du foyer.

La région de l’Anatolie  du sud-est est déposi­taire d’histoires dev­enues taboues d’enfants et de femmes exilées et qui ont péri sur ces routes, notam­ment pen­dant le géno­cide des Arméniens en 1915. Ces réc­its  s’amalgament, étayant con­tes et mythes régionaux.

Sur sa route vers la mer Égée, la Petite Amal tra­versera les ter­ri­toires de  l’Odyssée de Homère, réc­it mythique qui l’accompagnera à tra­vers les régions sud de la Turquie jusqu’à la Grèce. Une fois en Europe, elle emprun­tera les anci­ennes routes de pèleri­nage, celles de Saint-Jacques de Com­postelle ain­si que celles qu’ont pris­es les migrants ital­iens, polon­ais , turques, kur­des qui ont con­tribué à la recon­struc­tion de l’Europe après la Deux­ième guerre mondiale.

Cette œuvre publique de haute sig­ni­fi­ca­tion met en actes la pul­sion humaine qui con­siste à se mobilis­er et à se déplac­er, à quit­ter la séden­tar­ité. Elle nous rap­pelle la pré­car­ité dans laque­lle se retrou­vent femmes, filles et enfants lorsque les con­di­tions de con­flits armés, les guer­res, les cat­a­stro­phes naturelles les con­traig­nent à émigrer.

Il s’agit aus­si d’une époque, la nôtre où le théâtre et la per­for­mance, les arts en général affron­tent une crise majeure due à la pandémie. Cette créa­tion pro­pose  de revis­iter, de réac­tu­alis­er le débat sur la nature et le rôle des arts, de l’activisme et de la résistance.

En con­stru­isant  ce gigan­tesque corps de la mar­i­on­nette qui incar­ne le pro­to­type de “la petite fille refugiée”, en la lançant à tra­vers champs et fron­tières con­flictuelles ‑la fron­tière gré­co-turque ou fran­co-anglaise-  et en facil­i­tant son inter­ac­tion avec les per­son­nes ren­con­trées sur sa route, les créa­teurs attirent l’attention sur la néces­sité de l’art dans nos vies, sur la respon­s­abil­ité des artistes dans un monde hyper médi­atisé où la petite fille réfugiée n’est qu’une ombre sur nos écrans.

Dans leur ouvrage col­lec­tif Vul­ner­a­bil­i­ty in Resis­tance Judith But­ler, Zeynep Gam­bet­ti and Leti­cia Sab­say posent la ques­tion: “Qu’est-ce qui chang­erait dans nos cadrages ? poli­tiques si on pou­vait imag­in­er la vul­néra­bil­ité comme une des con­di­tions de la pos­si­bil­ité même de la résis­tance?” Les créa­teurs de la mar­i­on­nette exposent à nos yeux cette appro­pri­a­tion de la vul­néra­bil­ité. Une vul­néra­bil­ité mag­nifiée par cet objet théâ­tral qu’est la Petite Amal et qui à son tour arpente les routes sil­lon­nées depuis le début de l’humanité, un arché­type de l’histoire humaine qu’on appelle main­tenant l’“émigrée”.

La poupée géante et son périple évo­quent le voy­age trag­ique  d’une autre artiste, Pip­pa Bac­ca, qui par­tie de Milan en auto-stop  pour le Moyen-Ori­ent devait tra­vers­er Slovénie, Croat­ie, Bosnie, Ser­bie, Bul­gar­ie, Turquie, Liban, Syrie, Égypte, Jor­danie et Israël. Son voy­age visait à opér­er “un mariage entre les dif­férents peu­ples et nations” en por­tant sym­bol­ique­ment une robe de mar­iée , la même tout au long de cette expéri­ence. Cette robe deve­nait un témoin, rassem­blant des sou­venirs sur elle-même, se “con­som­mant” et se “salis­sant”. Arrivée à Gebze en Turquie en 2008, elle fait une mau­vaise ren­con­tre, est vio­lée et assas­s­inée. La tragédie ampli­fie ici le voy­age de la femme, la guerre, la vul­néra­bil­ité gen­rée et les fron­tières qui déshumanisent.

Le voy­age de la Petite Amal s’achèvera fes­tive­ment par un événe­ment de grande enver­gure au Fes­ti­val Inter­na­tion­al de Man­ches­ter en novem­bre 2021.

Nilüfer Ovalıoğlu Gros

Vous pou­vez suiv­re les événe­ments et l’it­inéraire d’A­mal sur cette page, soutenir l’ini­tia­tive et vis­iter le site walkwithamal.org… Vous pou­vez égale­ment retrou­ver The Walk, sur Face­book, Twit­ter, Insta­gram, Tik­Tok et Youtube.


Nilüfer Ovalıoğlu Gros est une artiste de théâtre contemporain originaire de Turquie. Elle a enseigné et créé aux Etats Unis, en Angleterre et en Turquie. Entre 2013- 2017 elle a fondé la Compagnie de théâtre Traversée à Mardin près de la frontière syrienne de la Turquie. Avec les participants locaux elle a créé des pièces postdramatiques à partir des témoignages et des sonorités issues de la région. Nilüfer a publié dans des revues scientifiques comme Performing Arts Journal et Journal of Embodied Research. Ses recherches et créations sont basées sur des performances socio-culturelle chargées de la transmission de l’histoire par l’intermédiaire des corps.
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