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Sıdıka Avar était une enseignante turque, connue pour avoir été directrice de l’Institut des filles d’Elazığ, entre 1939 et 1959. Elle est considérée comme une des “héroïnes nationales turques” et un “exemple” pour “la turcification de la population kurde”. (Vous trouverez sa biographie détaillée en fin de l’article n°2).
L’action de Sıdıka Avar, fut poursuivie par d’autres femmes comme Türkan Saylan, ‑pour n’en citer qu’une-. Ces écoles-usines ont semé les graines de la honte, la haine de soi, dans l’inconscient de jeunes générations arrachées à leur essence.
Nous savons qu’en 2012, 44% de ces écoles se trouvaient au Kurdistan.
L’article suivant est de Suna Arev, et la troisième partie d’une série publiée en turc, dans Nupel.
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Orphelines de Dersim, esclaves de Sıdıka, servantes d’officiers
Au fil du temps, je cherche toujours Geyik. Je voudrais effleurer sa blessure sur son omoplate droite, transformée en écorce d’arbre, faire couler le pus de sa plaie, la panser…
J’ai dit à Job, “Viens, ! Viens donc voir une plaie !“1
Geyik2 est désormais un faon muet qui a perdu sa langue. Une biche blessée. Pourtant, sur les terres dont elle fut arrachée par la force, ce sont des animaux sacrés. Les “chèvres de montagne” de Dersim sont les “bêtes innocentes de Xızır”3, on ne peut verser leur sang.…
Sıdıka Avar, où est Geyik ? Où est Geyik, qui, te regarda avec “ses yeux de traitre” malgré sa plaie remplie de vers au dos, et ne lâchera pas ton col, jusqu’à la fin des temps. Dis Sıdıka ?…
Et Hayriye ?
A‑t-elle été formée à bien servir ? Repasse-t-elle bien les affaires de la directrice ? Fait-elle bien sa lessive, sa vaisselle ? A‑t-elle appris à cuisiner, à rendre la maison étincelante de propreté ? Allez, dis Sıdıka. Hayriye, cache-t-elle toujours le quignon de pain dans sa poitrine ? Pense-t-elle encore ” peut être un jour retrouverai-je Geyik, pour partager mon pain avec elle” ? Dans quelle langue Hayriye rêve-t-elle ? Dans quelle langue parlent-elles, ses souffrances ? Dis quelque chose !
Elles ont vu l’olive pour la première fois ici, dans ce centre d’assimilation. C’est ici, qu’elles ont passé sur leur pieds nus, des souliers, pour la première fois.
Ces deux fillettes furent prises de Hozat, et amenées ici. Elles ont possédé leur première paire de chaussures, ici. Elles les mirent sous leur oreiller, et n’en dormirent pas de la nuit. Connais-tu l’odeur des premières chaussures Sıdıka ? Les premières fois sont pérennes, elles ne ne s’effacent pas facilement, ne disparaissent pas.
Comme si la page de la “pauvreté du Kurde” avait été tournée, elles reprirent la route de Hozat. Elles marchèrent durant trois jours, trois nuits, rien que pour montrer ces souliers à leur grand-mère. Elles eurent peur, elles dormirent cachées l’une dans les bras de l’autre…
Parce que leur grand-mère verrait enfin les chaussures, et elle serait heureuse… Sıdıka, connais-tu le goût de ce bonheur, toi ? Et ensuite, quand elles pleurèrent pour leurs souliers fracassés dans la terre et les pierres, dans quelle langue leurs larmes coulèrent-elles ? Sıdıka, dis, dans quelle langue ?
Souviens-toi de ta première proie. Elle avait appris le Turc si bien, qu’elle devait traduire pour l’administrateur en visite du village des “ourses de montagne”. Pure comme de l’eau, elle était remplie de bonnes intentions… Puis, cet administrateur parlant le turc, a amené cette fille dans un bois, et l’a violée. Selon lui, “la chair du Qizilbash4était halal à tous, pendant trois jours”. Ainsi avait commandé leur Sultan. De toutes façons, pas de punition… La fille se jeta dans les eaux de Munzur… De quelle langue était sa dépouille ? Durant combien de jours l’a-t-on cherchée, Sıdıka ?
Un jour ce fut votre départ pour Ankara. Les filles kurdes allaient voir de grands Turcs… Contrairement aux maisons de pisé d’Elazığ, défoncées, délabrées, nues, à Ankara, s’érigeaient des édifices. Qui saurait combien Ankara paraitrait grand et somptueux aux yeux de ces filles qui ne connaissaient qu’Elazığ, à tout un monde de distance.
“Tout ça, maitresse ? Tout ça nous appartient-il à nous, les Turques ?” demanderaient-elles. “Oui, tout” répondrais-tu, puis tu ajouterais “et nous sommes si grands “, pour leur bien rappeler…
Avec la devise “un Turc vaut le monde”, tu feras en sorte que ces filles kurdes aient bien honte d’elles-mêmes. Et pour cela, tu investiras tout ton temps.
Les journalistes vinrent à tes pieds, et même les Etats-Unis entendirent ta renommée. Ne venaient-ils pas de là, l’expérience, l’exemple ? Rappelles-toi des indiens ! Ils n’avaient pas pressenti les épées acérées de Colomb. Lorsqu’ils dirent “bienvenu” en serrant les lames de l’homme blanc, leurs mains saignèrent.
Quand tu amassais les filles kurdes miséreuses, à Tokat, à Ankara, à Bingöl Karlıova, au Peri Suyu où Munzur coule comme une soeur, sur les routes de Palu, Çemişgezek, Ovacık, Mazgirt, Pülümür, Pertek, Baskil et Keban, quand tu les renvoyais telles des épées contre leur propre langue, leur propre identité, qu’as-tu ressenti ? De quelles victoires barbares, que tu allais emporter dans le futur, as-tu rêvé ?
Maintenant et toujours, nous allons demander des comptes Sıdıka. Nous les demanderons toujours, jusqu’à la fin des temps… Où est Geyik ? Où se trouve sa plaie, comment saigne-t-elle encore ? Parle Sıdıka, dis… Où est Geyik ? Les biches, Sıdıka, où sont les biches ?
Ici, c’est un des plus grands villages de Kuzuova, et ses plus anciens propriétaires sont les Arméniens. Dans le village, des mûriers par rangées… Des rangées de saules, des rangées de pruniers, et aussi des fontaines voûtées… Sur les deux côtés du village, des oliviers de bohême,5 arbres du paradis, s’étendent jusqu’à Harput, jusqu’à Paramazlar. Les Arméniens du village ont été envoyés à la mort en 1915, ils n’en sont plus revenus.
En partant sur les chemins de la mort, ils ont laissé derrière, des écoles détruites, des églises démolies, et aussi des cimetières, avec leurs ossements qui affleurent la terre. Les choses restées derrière, hébétés les ont regardé partir…
Là voilà Dersim, juste là. La route de Mercimek est une montagne à elle seule. Elle descend sur la plaine comme un serpent, avec de telles courbes, qu’elle met des heures à y arriver. Quelle route cette Mercimek ! Un voyage long comme les falaises que les voitures emplies de voyageurs entassés, longent jusqu’à Elazığ, pourtant à une dent de Dersim… Les mères appellent Xızır à l’aide, durant tout le voyage, jusqu’à l’arrivée sur le plat…
L’Ottoman lança l’appel. Tous les jeunes arméniens capables de tenir pioche et pelle se réunirent au pied de la montagne Mercimek. C’est eux qui ouvrirent, avec leurs pelles et pioches, cette route qui terrifie, rien qu’à la regarder…
Lorsque la route fut, et elle atteignit Dersim, on les tua tous, à coup d’épées. Ils furent enterrés sous la route qu’ils avaient bâtie de leurs mains.
Ce n’est pas des racontars, le barbu de Nureddine Pacha6, avec Topal Osman, après avoir bu à Giresun, le sang de milliers de Roums7, arriva à Koçgiri İmranlı, et y prêta un nouveau serment de massacre. Arméniens, Roums tués, désormais c’était le tour des Qizilbash.
Pendant que İmranlı était en sang, et se consumait au son de lamentations écarlates, une main accrochait une médaille sur la poitrine de Nureddine le barbu à Ankara.
Cette main, c’était celle de Mustafa Kemal, la guerre était sainte et le sang versé, halal…
Qui a dit “il y aura une expédition à Dersim, mais il n’y aura pas de victoire” ? Si ce n’était pas Nureddine le barbu, ce serait son gendre Hüseyin Abdullah Alpdoğan cherchant à obtenir “victoire”, et ce avec la permission de Mustafa Kemal… Koçgiri, le pays des saints sages des “12 coeurs“8, ne se nourrissait-il pas de Dersim ?
Et…
Le massacre fut.9
Des milliers furent enterrés sur les rives du Munzur, des milliers déplacés, des milliers, brisés dans la gueule du loup.
Les restants eurent comme part, misère et lamentations. Leur seul poids était leur blanche chemise sans col. Ils se dispersèrent nus, dans les villages de Kuzuova d’Elazığ, à une dent de Dersim…
Des villages qu’on avait repeuplés après le massacre des Arméniens, par des émigrants turcs.
“Les gens de Dersim sont bandits ! Ils sont des voleurs. Ce sont des Qizilbash qui ne reconnaissent ni mère ni soeur, des sans foi, sans livre, qui ne croient en rien”… En répétant tout cela, leur renommée arriva avant eux, jusqu’aux émigrants turcs placés dans les villages de Kuzuova. Ils prirent peur, migrèrent ailleurs par centaines. On n’en comptait plus un seul, parait-il, lorsque les miséreux sans langue de Dersim, fuyant l’odeur de poudre et de sang, vinrent s’installer ici.
Des milliers d’originaires de Dersim vivent à Kuzuova et la plupart sont ouvriers, les serfs de la caste du pouvoir sunnite. Eux, sont l’objet du dépeçage perpétuel sur ces terres, sans voix, seuls, blessés…
Voilà un mur de pisé effondré… Des gradins, restés des Arméniens, accueillent les “12 coeurs”. Eux, en sarouals rapiécés, chaussés de caoutchouc, cousus de ficelle de jute, miettes de pain rassis sur la poitrine, parlent sans cesse de Dersim… Leur affaire inachevée est à la charge de “12 coeurs”.
Hüseyin Şengül
Le barbier Hüseyin Şengül est de la tribu Haydaran. Il dit, “J’avais 12 ans, ou peut être pas encore… J’entendis que la rébellion des Qizilbash de Koçgiri était réprimée par le sang. Le cruel barbu aurait reçu son épée de Mustafa Kemal en personne, et coupé tous les innocents. Une telle mer de sang frappa à la porte de Dersim. Le barbu devint membre de l’assemblée national, son gendre envoya l’appel. ‘Vous avez entendu Koçgiri, venez donc rendre vos armes à la République. Que le sang ne se verse plus.’ Chez-nous, l’ordre de nos pères est éminent. Avec mon frère, nous ramassâmes village par village, hameau par hameau, tous les fusils et couteaux existants. Nous les apportâmes à dos de mules, au commissariat, et les livrâmes à Abdullah.
Alişer et Zarife, Koçgiri
Désormais, nos biens comme nos vies étaient livrés à la République. Alişer, Zarife10 et leur enfant adopté s’étaient réfugiés entre les mains Xızır de Dersim. Alişer un brave, Alişer, un homme instruit… Il est leader Qizibash de Koçgiri…
Comment aurions-nous su que Alpdoğan s’était immiscé entre nous, tel un serpent et avait formé des milices… Un jour, nous entendîmes que Heyderi Kop avait tué Alişer, Zarife et un neveu, dans une grotte. Il avait décapité Alişer et Zarife et vendu leur tête à Abdullah Alpdoğan, contre une poignée d’or.
C’est après ce jour là, que tous nos lieux saints, nos montagnes, nos roches, nos eaux, nous ont boudés… Ils nous ont fermé leur coeur, nous ont tourné le dos. Après ce jour, nos visage n’ont plus souri, nos pains sont devenus pierres. Heyderi Kop et ses hommes, ces faces noires maudites, ont tâché notre nom, notre histoire.
Ensuite, des soldats s’introduisirent dans tous les villages, tuèrent tout le monde sans différencier, vieillards, enfants. Un jour en rentrant du bétail, dans notre maison détruite, je n’ai retrouvé ni ma mère, mon père, ni mes frères.
Les pierres furent mon pain, que je rongeais… Ils étaient tous morts, au pied d’une falaise. Mes cinq frères, mes parents couchaient dans une mare de sang. Mes deux soeurs n’étaient pas parmi eux… La montagne Zel se transforma en déluge, déferla de mes yeux…
‘Tais-toi’ me dit quelqu’un ‘tais-toi donc ! Tu es de Haydaran, ils te tueront aussi, ta lignée séchera, tu ne mûriras point’… Il me prit par la main et m’amena chez lui. Le jour, les soldats nous cherchaient. Je me cachais dans la montagne. La nuit, chez cet homme, je dormais sur mon oreiller, devenu mare de larmes. Il ne fallait pas que la montagne, les rochers ne voient ce que nous avions vu.
Celui qui m’a caché, qui m’a offert ma vie, était Şemali de la tribu Areyan. Quand la loi du nom de famille fut promulguée, il a pris le nom de Şengül. Je me dis que c’était ma dette de reconnaissance, j’ai pris son nom, voilà, je suis Hüseyin Şengül. Même si on n’a jamais retrouvé la joie11…
Des milliers d’êtres humains furent tués, envoyés en exil, comme des hordes de fourmis… L’Etat, prétextant trois, quatre fusils qui pètent par auto défense, causa notre anéantissement…
Le temps passa… J’entendis que mes deux soeurs seraient en vie. Elle auraient été données comme servante, à des officiers des rails. Les tripes ça n’écoute rien, je me jetai sur les routes. J’ai retrouvé une de mes soeurs à Merzifon, au service d’un officier. Je l’ai ramenée à la maison. Elle avait oublié sa langue, devenue muette… L’autre soeur, je la cherchai beaucoup. A la fin, j’ai trouvé sa trace à Istanbul. Elle était ensevelie de la tête au pied dans une autre religion, dans une autre langue, était devenue une étrangère. Etrangère à sa blessure, dans deux mondes différents. Nous étions anéantis, tués une nouvelle fois.”
Ici, c’est un grand village de la plaine de Kuzuova. Des exilés de Dersim se répartissent en plus de 300 foyers. 7 foyers sont d’appartenance à l’Islam sunnite. Entre eux et les Qizilbash, il y a une fontaine. Leur cimetière est différent aussi. Même les plus pauvres ont une démarche confiante, droit debout. Eux, ils sont comme les vrais propriétaires du pouvoir. Les maisons de certains sont décorées sur le mur le plus haut, de trois croissants rouges, comme des fers à cheval… Le moindre événement politique dans le village est su d’abord par eux. Et l’Etat est mis au courant. A part quatre, cinq personnes âgées, personne ne sait parler en kurde. La quasi totalité des enseignantEs envoyéEs au village, sont bigotEs et fascistes…
Mustafa Kemal est une couronne sur les têtes…
Les pauvres, assis au pied des murs, écoutent dans un silence de mort, la parole des “grands” :
“Ma foi, quand il y a eu le massacre dans ce Dersim, Atatürk n’était pas au courant, tout ça c’était les jeux d’Alpdoğan. Mustafa Kemal Atatürk est en vérité un Qizilbash, mais que voulez-vous, il était obligé de le cacher…
Bref, à Ankara il a du pain sur la planche ! Il entendit que ce serait la fin des Qizilbash… Il s’exclama, ‘vite, trouvez moi Fevzi Çakmak!‘12L’appel fut lancé, Fevzi Çakmak arriva, le salua d’un tel salut que le feu sortit des yeux de Mustafa Kemal…
Et puis alors, il somma ‘agis donc Fevzi, on massacre notre Nation’. Fevzi Çakmak, soit il est Qizilbash lui aussi, ou bien Mustafa Kemal lui a livré son secret, à lui seul. Alors, Fevzi sauta dans un train et arriva à Elazığ en une journée. Il regarda et vit Dersim dans la fumée des canons et fusils. Il dit alors à ceux qui étaient là-bas ‘trouvez-moi vite un cheval. C’est l’ordre de notre Atatürk…’
Envoyé par le Dieu, un cheval à robe baie arriva, et s’arrêta devant Fevzi Çakmak. Le cheval devint Jolly Jumper, Fevzi devint Xızır13, ils se mirent sur la route de Pertek… Jolly Jumper galopait si vite que juste au seuil de Pertek, il tomba, poumons éclatés. Quant à Fevzi Çakmak, il passa devant le régiment et arriva en sauveur. ‘Que faites-vous ô les perfides ? Ordre d’Atatürk : arrêtez le massacre !’ dit-il.
Le massacre s’arrêta net…
Si nous sommes encore en vie aujourd’hui, voilà, toussa toussa c’est grâce à Atatürk. Que cela se sache.”
Quel besoin de l’Etat, lorsqu’on a servi un tel poison au peuple ?…
Ali, occupe toi du cheval.
Fatma, toi, des fourneaux…
Maintenant, je nommerai Geyik. Où est Geyik ?
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