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Sıdıka Avar était une enseignante turque, connue pour avoir été directrice de l’Institut des filles d’Elazığ, entre 1939 et 1959. Elle est considérée comme une des “héroïnes nationales turques” et un “exemple” pour “la turcification de la population kurde”. (Vous trouverez sa biographie détaillée en fin d’article).
L’action de Sıdıka Avar, fut poursuivie par d’autres femmes comme Türkan Saylan, ‑pour n’en citer qu’une-. Ces écoles-usines ont semé les grains de la honte, la haine de soi, dans le subconscient de jeunes générations arrachées à leur essence.
Nous savons qu’en 2012, 44% de ces écoles se trouvaient au Kurdistan.
L’article suivant est de Suna Arev, et la deuxième partie d’une série publiée en turc, dans Nupel.
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Un centre d’assimilation à Elazığ : l’Institut des filles Sıdıka Avar
Atatürk, aurait dit, en donnant des conseils à Sıdıka Avar, “Sais-tu pourquoi les populations de l’Est sont pauvres et ignares ? La seule raison est le fait qu’elles ne parlent pas turc. Si elles apprenaient le turc, le problème disparaîtrait…”
Atatürk ; grand Turc, immense Turc, noble Turc, unique Turc, Turc de chez Turc !!!
En Turquie ce nom de famille ne peut être donné à d’autres que lui. C’est interdit. Ce nom appartient à lui seul. Qui le lui a donné ? Voilà une autre tragédie. Celui qui a donné le nom Atatürk à Mustafa Kemal, est un arménien. Un “résidu d’épées”.1
Il s’agit d’Agop Martayan Dilaçar, qui est un linguiste. Le nom Dilaçar2 lui fut donné d’ailleurs, par Atatürk en personne. Agop, l’arménien, contribua grandement au développement de la langue turque… Et, avec le temps, il travailla en réduisant petit à petit son nom, ne laissant plus que A. Dilaçar. Car effrayé de son nom, il le cacha. Le développement de la langue turque lui doit beaucoup, mais son nom authentique Agop Martayan se fana doucement, se fondit, s’effaça, et de ce nom prodigieux resta derrière, juste un “A. Dilaçar”.
Lorsqu’il décéda en 1979, alors qu’il était président de l’Institut de langue turque (TDK) pour lequel il a tant oeuvré, la chaîne de télévision de l’Etat TRT, annonça “A. Dilaçar est mort”… Comme il n’y a pas de limites dans la flagornerie et la trahison, il n’existe pas non plus, de moyen pour échapper à soi-même… Il fut enterré au cimetière arménien à Şişli [Istanbul]…
Mais, sur nos terres, Atatürk a aussi un autre nom, prononcé avec haine et malédiction. Les gens lui donnent un surnom qui ne sera pas oublié durant des générations, ni jamais pardonné : “Kor Musto”… Ils disent ce sobriquet chaque fois que son nom est prononcé. Il est celui qui éteint les foyers, le cruel, mains ensanglantées, celui qui a fait massacrer le Kurde, le Qizilbash 3… La continuité de l’Ottoman dans la République…
Tout et tout le monde baigne dans le sang…
Atatürk et Sıdıka Avar
Voilà donc cette Sıdıka Avar, devenue main d’Atatürk, qui ira à l’Est, et là-bas, noiera le Kurde dans la gloire de la turcité… Elle venait tout juste de se séparer de son mari, et elle avait une petite fille. Soit… La turcité est plus importante que tout ! Elle confia sa fille à un internat et se mit sur les routes… Direction Elazığ, à une dent de Dersim.
Elazığ, c’est un moulin broyeur du peuple de Dersim… Sıdıka Avar est dans le train noir, qui passera bientôt à Palu. Palu, ville natale de Cheikh Saïd Rıza4. Qu’elle puisse broyer déjà Dersim à la hâte, ces autres villes suivront, avec la bénédiction de la turcité ! Sıdıka Avar irait, juuuusqu’à Bingöl…
Sıdıka arriva à Elazığ dans l’obscurité de la nuit… Elle séjournera dans un faubourg, dans une vieille bâtisse, qui fut une maternité auparavant, transformée en école de filles, avec un internat. Ce bâtiment puant, tout en ruines, est en vérité une “maison de redressement”, un centre d’assimilation.
Elle est accueillie à la porte par le personnel, d’origine d’Elazığ, qu’elle appellera plus tard des “soeurettes”. L’arrivée d’une nouvelle enseignante, tout le monde est curieux. Une porte entrouverte, par laquelle, toutes les minutes, sept huit fillettes tendent leur tête brune passées au rasoir, et scrutent. Farouches, vêtues de hardes, miséreuses…
“Ayıvo ayıvo” 5 ou “töö“6 disent ces enfants de 10, 12, 15 ans… Ce sont les gendarmes qui les ont amenées, de force, de Dersim.
Sıdıka demande alors aux soeurettes :
- Qui sont celles là ?
Réponse : “Les internes, les ourses de montagne, les Kurdes, les rejetons de ceux qui se rebellent”.
La première réaction de Sıdıka Avar fut alors “Mon dieu, qu’elles ont un étrange accent…”.
Seul leur accent ? Pour elle, leurs prénoms sont autant bizarres. Fincan, Saray, Hatun, Geyik, Xazel, Kadife, Anık , Elif, Beser… Fintos, Sisin…
Pourtant, son propre prénom, Sıdıka, est d’origine arabe, mais il n’est nullement bizarre à ses yeux.
Elazığ, “La prune noire pas mûre, mange pour panser ta blessure” 7
Les soeurettes traitent mal les “ourses de montagne”. Le directeur de l’école aussi, les enseignants aussi… Il y a des filles d’Elazığ en scolarisation de jour, mais elles, elles sont privilégiées…
Tout le travail de l’école est à la charge des petites mains des orphelines de Dersim : lessive, vaisselle, cuisine, y compris tâches domestiques personnelles des employés… Les mépriser, les maltraiter c’est presqu’un fard 8
Depuis le jour où les portes de l’Anatolie furent ouvertes à l’ottoman barbare, est émis le firman9 : le massacre des peuples historiques est un wâdjib.10 Le principe fondamental “tuez ceux qui ne sont pas issus de vous, ne laissez pas la descendance prendre la route” est aussi là, mais avec une différence, les épées sont remplacées par des canons. Les fatwas de dominations émises depuis des siècles sont fringuantes, comme des enfants nés d’hier. Il fut un temps sur ces terres, où les peuples historiques croyaient en un avenir. C’était des gens qui travaillaient la terre, qui mangeaient ensemble, qui partageaient, solidaires. Est-ce pareil maintenant ? “L’unité” et la “sérénité” sont désormais les cauchemars des pouvoirs. “Dis-toi, tue celui qui n’a pas foi en toi, son bien, sa vie, son honneur, même sa langue est halal pour toi. Eux, qui ne reconnaissent mère, leur soeur, leurs femmes, sont libres durant trois jours, eux sont halal pour toi. Les plats qu’ils cuisinent ne se mangent pas, l’animal qu’ils abattent est impur. Ils éteignent les bougies11, ils n’accomplissent jamais de ghusl12”. Dès lors que le pouvoir lance dans le peuple la conjuration, l’avilissement, dès lors que le peuple y croit, l’affaire est réglée. Le pouvoir sera désormais anticipé par le peuple. Cela n’avance-t-il pas ainsi depuis des siècles ?
“Eh, ça ne peut se faire comme ça” dit alors Sıdıka… “Si ça continue de la sorte, ces enfants deviendront nos ennemis. La forteresse doit être conquise de l’intérieur. Les ‘ourses’ doivent être transformés en urgence, en ‘agneaux”’.
Tout le monde craint le Pacha, à Elazığ. En vérité Sıdıka le craint aussi. Elle en a entendu de mauvaises choses à son propos. Pour lui faire part de son problème, elle va à la résidence du Pacha. Elle implore une demande officielle pour le Pacha, pour que le devoir d’éducation et de turcification des filles de Dersim lui soit donné à elle seule. Elle en use des mots… Il y a aussi la consigne d’Atatürk, alors elle obtient finalement ce qu’elle veut.
En fait, le Pacha n’est pas comme on raconte. Il parait même “sympathique” à Sıdıka.
Qui est donc ce Pacha ? Hüseyin Abdullah Alpdoğan !13
Homme unique, autorité unique, à tel point qu’il envoie un homme à la corde, et prend un homme de la corde.
Elle retrousse les manches Avar. Désormais, les filles lui sont confiées. Elles ne feront plus le travail de l’école, ni les servantes pour les autres. La chose la plus importante est qu’elles apprennent le Turc, qu’elles lisent et écrivent. Interdiction de parler en kurde, même entre elles. Sıdıka ne fait plus raser les cheveux des enfants au rasoir, elle les épouille de ses propres mains, elle fait venir du gaz spécial pour mettre sur leur tête. Elle les amène au hammam, les lave et les cure elle-même, leur achète les beaux habits et souliers. Elle agrandit les portions des repas. Elle les traite tellement bien qu’on ne peut décrire… Elle n’autorise quiconque à l’école, à appeler les mioches comme “ourses de montagne”, “semence de kurde”. Elle l’interdit. Car, sinon, celles-là n’oublieront pas leur kurdicité. Sıdıka a le Pacha derrière elle, et aussi, le leg d’Atatürk. C’est ainsi.
Elle caresse leur tête, elle les borde la nuit, pour qu’elle n’aient froid. Les enfants commencent à appeler Sıdıka, “anne“14. Désormais “daye“15 était morte…
Sıdıka Avar, en recherche de filles.
Voilà la situation… Les enfants apprennent donc la langue turque, et petit à petit commencent à lire et écrire en turc…
Il est un seigneur, H. Agha. Riche, originaire de Mazgirt, il possède quarante villages, des chevaux à robe bai, ses demeures sont au service de l’Etat. Il a aussi des serfs, des serviteurs, des mets mielleux et onctueux, et des draps soyeux dans lesquels dorment confortablement les autorités de l’Etat qui viennent en visite, armes à la main… Le peuple lui, pauvre, pouilleux, toit abattu sur la tête, foyer éteint, mange du pain de millet.
Elif, la fille de H. Agha, est une femme grande, élancée, bien nourrie. Elle monte les chevaux à robe bai, avec assurance, cheveux au vent. Et, avec elle, il y a Fincan… H. Agha amène en personne, les deux filles, et les confie à Sıdıka. Pour qu’elles étudient, qu’elles apprennent le Turc… A l’école, Elif est une privilégiée. Fincan obéit à tous les ordres d’Elif, et se plie à toutes ses demandes personnelles, fait discrètement tout ce qu’elle veut.
Fincan est au service d’Elif, elle est la fille d’une boniche de la famille. Fincan n’est pas envoyée ici, pour y être éduquée, mais pour servir Elif… Tiens, voilà au milieu du feu, une contradiction de classe.
Durant les vacances, Elif fut ramenée par Sıdıka elle-même à H. Agha. Elle dormit dans des draps en soie. Plus tard, Elif ouvrira une école, et avec ses 25 élèves, elle prouvera elle aussi le pouvoir suprême du Turc. Quant à Fincan, elle deviendra l’éclaireuse de sa propre classe…
Sıdıka se mit à visiter les villages un par un, pour trouver de nouvelles filles. La présence à l’Institut dure trois ans. Les enfants apprennent le Turc durant ces années, et sont envoyées à Akçadağ (Malatya), comme enseignantes. Elles ne pourront pas devenir autre chose. Des domaines comme le droit, la médecine, la philosophie, l’ingénierie n’existent pas pour elles. Elles seront aussi des “mères et des maitresses de maison”, qui excellent en couture, en cuisine, en ménage et qui élèvent les meilleurs enfants turcs…
Les livres étudiés restent aussi dans un certain moule. “Çalıkuşu“16 de Reşat Nuri… Ce snobinard de Kamuran qui donne des espoirs à sa cousine Feride, mais qui s’amuse avec d’autres belles femmes… Feride, enseignante, qui subit tous les malheurs du monde dans une Anatolie de pierres et de montagnes, et ensuite, toujours vierge, se marie avec Kamuran. Kamuran déjà marié, père d’un enfant, veuf. Que pouvait-il y avoir de mal à ça, puisque finalement Feride était restée “pure”… Il y a aussi “Yaban“17, dont la fin est atroce. L’officier qui brûle d’amour de la Patrie, fuira en laissant la femme qu’il aime dans un cimetière, dans le sang. Peut être, mais il l’a aimée ! Et puis “Ateşten Gömlek” 18…
L’éducation donnée là, est bien cette éducation bourgeoise, bien connue.
Mais, dans les premiers temps, la population est rétive. Elle ne prend pas Sıdıka en son sein, la laisse demandeuse. Elle doit se débrouiller pendant un long moment avec les filles amenées par les gendarmes et par la force… Mais Sıdıka est déterminée, elle prendra les filles de ces villages et leur apprendra le Turc. Et elle le fait…
A cette époque, dans cette région, pratiquement personne ne parle le Turc. Au début, elle règle ses affaires, y compris à Bingöl sur lequel elle met la main, par l’intermédiaire de traducteurs. Mais cela ne dure pas très longtemps. “Ses filles” déjà éduquées, se dispersent, village par village, ville par ville. Ainsi les filles kurdes deviennent-elles les meurtrières de leur langue maternelle, de leurs propres croyances et de leur culture. Les plus immenses des Turques, les meilleures musulmanes, ce sont bien elles désormais…
Tu ne parleras pas en kurde, tu ne penseras pas en kurde.
Les filles maitrisent le Turc, et elles sont heureuses avec leur mère Sıdıka. Le Pacha viendra à l’école en inspection… Il faut bien accueillir ce boucher d’humains !
Hüsniye est la première de l’école. Hüsniye se lève donc, tel un soldat, et pour Abdullah Pacha, avec son Turc parfait, récite un poème.
“Les enfants turcs, les enfants turcs
Regards en avant, têtes hautes
Horizons du pays, la vie de demain,
Les enfants turcs, tout vous appartient”
“Ouiii, dit le Pacha, tout vous appartient les enfants, travaillez bien…” Aussi bien Sıdıka que les enfants sont très fières ! Abdullah Alpdoğan, l’autorité unique à Dersim et à Elazığ. Ce Pacha qui tient les têtes coupées de Alişer et Zarife !19
İsmet İnönü, Sıdıka Avar
1944, on est en juillet. İsmet İnönü20 rend visite à l’Institut des filles d’Elazığ. Avec lui, toute une rangée d’autorités et d’élus.
A l’école, il n’y qu’une seule fille, Elmas, de Dersim. Elle est venue de Hozat, un peu tôt. İnönü veut alors la voir, parler avec elle, l’inspecter. Elmas a bien appris le Turc. Alors on appelle Elmas. Elle arrive dans la pièce, salue l’assemblée respectueusement.
İnönü l’appelle à sa table, et demande :
- Connais-tu le Turc ?
- Oui Monsieur.
— Où l’as tu appris ?
— Ici Monsieur.
Il tend alors à Elmas, un feuillet de journal :
- Lis donc, que je vois.
Elmas lit remarquablement.
İnönü, prononce un “brrrravooo !” considérable.
- Qu’as tu appris d’autre ?
- Couture et gestion du foyer…
İnönü ressent une fierté. Sıdıka aussi.
Ensuite İnönü tend sa main, Elmas se met à genoux et embrasse celle-ci.
İnönü dit “Voilà… Kurde !”
Oui. Avec une panoplie de personnes adultes à côté de lui. Ça doit être ça d’avoir honte au nom des autres. Dans nos coins, on surnomme İnönü, “İsmet le sourd”…
Sıdıka Avar est devenu alors la forteresse de l’assimilation de l’Institut des filles d’Elazığ… Qui ne vient pas en visite ! Hasan Ali Yücel21, İsmail Hakkı Tonguç22, et puis qui encore ?…
Un jour les gendarmes amènent à l’école, deux fillettes. Ces filles s’étaient cachées dans la montagne durant huit mois. Ce sont les enfants descendant des habitants de Dersim, pendus sur la place d’Elazığ.23…
Geyik et Hayriye..
Nous sommes en août, les écoles sont en vacances.
On informe “L’ordre de l’inspection. Ces filles sont les enfants des rebelles sans honneur. Elles ne seront pas éduquées, elle seront mises au travail pour l’école”.
Geyik est une fille costaude, avec “un regard de traitre” ! Cheveux en pagaille. Des mois passés en montagne, où voulez-vous trouver un peigne ? Vêtue d’une robe en lambeaux jusqu’aux genoux, jusqu’aux bras, d’un coton dont le motif n’est plus visible. Au dos, le tissu collé sur son omoplate droit. Sur la poitrine, déchirures jusqu’au nombril. Une corde attachée à la taille.
La petite, c’est pareil. Seulement le dos de la robe est en meilleur état.
La peau de leur visage ressemble bien à la peau humaine, mais la peau de leur corps est comme devenue marron, comme une écorce d’arbre. Blessures aux ongles, autour de leur bouche.
Hayriye est si maigre, que sa peau est comme une pelure collée à ses os. Son visage est ridé, comme une vielle. Aurait-elle ses 14 ans ?
Ils veulent les faire entrer. Elles n’entrent pas. Sıdıka et sa directrice tendent alors à toutes les deux, une tranche de pain avec du fromage dessus. Geyik ne la prend pas et leur tourne le dos. Hayriye attrape le pain de la main de Sıdıka. Elle fuit aussitôt en reculant, elle rompt un morceau de pain, le mange, et cache le reste dans sa poitrine. Sıdıka insiste pour donner le pain à Geyik. Elle frappe la main de Sıdıka d’un revers, le pain tombe par terre. Et Hayriye court, attrape la tranche, et la cache aussi dans sa poitrine.
Sıdıka et sa directrice, affectées par cette faim incommensurable, font amener plus de pain et de fromage. Les donnent d’abord à Hayriye, qui s’accroupit, et mange, tout en les scrutant.
Sıdıka se rapproche de Geyik, avec un morceau de pain rempli de fromage, en disant “kızamine“24, elle lui caresse le dos. Elle propose encore une fois le pain dans la main. Geyik regarde Sıdıka, Sıdıka lui sourit et l’encourage “kızamıne”. Geyik le prend, d’un geste brusque et contrarié. Elle lui tourne le dos. Elle s’accroupit et commence à manger.
Toutes les deux, sentent extrêmement mauvais. Le personnel fait bouillir de l’eau. C’est Hayriye qui est lavée la première. Sa peau ne lâche pas la saleté, on frotte son corps avec la brosse de la cuisine, mais sa peau reste toute tâchée.
Il est impossible de faire entrer Geyik pour la laver. Lorsque la directrice ne peut y parvenir, deux hommes du personnel arrivent. Deux gaillards ne peuvent ménager Geyik. “Mon dieu, quelle force, quelle résistance !”. Dans ce remue-ménage, son dos commence à saigner. Pendant que les hommes la tiennent, Sıdıka observe le dos en sang. Une plaie sur l’omoplate droite, fusionnée avec son habit, devenue une carapace… De petits vers blancs dedans…
Plus tard dans l’année, la directrice fut mutée ailleurs. En partant, elle se dit “je prendrais bien Hayriye avec moi, elle ferait mes tâches domestiques”. Elle demande l’autorisation au Pacha, il la donne. Pourquoi il ne la donnerait pas ? Quelle est la différence avec les bêtes sans propriétaire dispersées dans la vallée de Kuzuova ? La directrice amène Hayriye, comme un mobilier, comme servante… “Le travail de l’infidèle est halal aussi”.
Ceux qui ont dénoncé la cachette de ces enfants aux gendarmes sont les milices locales. Les milices que Abdullah Pacha a achetées à trois sous. “Riya Şaeye”…25
L’histoire de Geyik et Hayriye est en vérité le visage du massacre de Dersim26 dans le miroir, illustré par la plaie sur le dos de Geyik, et les vers blancs dedans.
Ce qui a été vécu, tu ne dois jamais oublier, jamais pardonner…
(A suivre)
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Suna Arev est née en 1972 dans le village Uzuntarla, district d’Elazığ.
Dans une famille de huits enfants, elle est immergée dès son plus jeune âge, parmi les travailleurs agricoles à la tâche. Tel un miroir qui date de son enfance, la période du coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980 a formé sa vie politique. Diplômée de l’École professionnelle de commerce d’Elazığ, elle a vécu, en grandeur nature les comportements fascistes et racistes dans sa ville.
Depuis 1997, elle habite en Allemagne, pour des raisons politiques. Elle est mère de quatre enfants.
Sıdıka Avar
Née en 1901, à Cihangir , Istanbul, décédée en 1979 à Istanbul, elle fut une enseignante turque connue pour avoir été directrice de l’Institut des filles Elazığ entre 1939 et 1959. Elle est décrite comme “une des héroïnes nationales turques” et un exemple pour “la turcification de la population kurde”.
Elle est née de Mehmet bey, un fonctionnaire ottoman et une femme au foyer. Elle a été formée comme enseignante au collège de Filles de Çapa, et à partir de 1922 elle a travaillé au collège de Filles circassiennes à Istanbul. Dans les années 1920, elle et son partenaire ont déménagé à Izmir, où elle a trouvé un emploi comme enseignante à l’école juive locale et au collège américain pour les filles. Elle se proposait également pour éduquer les prisonnières à Izmir.
Elle était mariée et mère d’un enfant. Elle a divorcé de son partenaire en 1937, avant d’aller enseigner à l’Institut des filles d’Elazığ. Le fait qu’elle ait décidé de laisser son propre enfant derrière elle, alors qu’elle se rendait à l’est, était contraire à la conception de la “famille traditionnelle kémaliste” considérée comme la base d’un pays prospère, mais perçue comme un sacrifice personnelle pour la Patrie.
Après plusieurs demandes de sa part, elle a finalement été affectée à l’Institut des filles Elazığ en 1939. Après deux mois, elle a été promue directrice de l’Institut. Elle a été brièvement affectée directrice adjointe au Tokat Girls Institute en 1942, mais est retournée à Elazığ en 1943 où elle est restée jusqu’à sa retraite en 1959. Initialement, Sıdıka Avar a eu des difficultés à recruter des filles comme élèves car les villageois doutaient que les filles soient bien traitées dans l’institut. Elle était en quelque sorte idéaliste dans la “turcification” des Kurdes et a développé des stratégies sur la façon d’atteindre le résultat demandé d’une manière coopérative. Avar a fait appel à la nécessité de gagner le cœur et l’esprit des filles kurdes et de leur faire aimer la turcité. Elle a interdit le passage à tabac des anciens élèves, mais en même temps aussi l’utilisation de leur langue maternelle. Elle y réussit si bien, qu’avec le temps, les filles ont estimé que le turc était supérieur à leur langue kurde ou zazaki. Avar a conservé des images d’avant-après du processus d’éducation, d’une “nouvelle femme turcophone civilisée” à partir d’une fille kurde. Avar a également changé le processus de recrutement des élèves car elle a demandé à l’inspecteur général d’être autorisée à recruter les filles elle-même, et que les soldats ne forceraient pas les villageois à remettre les filles à l’institut. Alors qu’elle a interdit l’utilisation de la langue maternelle de ses élèves, elle a utilisé la langue kurde pour les recruter. Selon elle, un “bonjour” en kurde pourrait être le début d’une relation durable. Avar a enseigné à environ un millier de filles jusqu’à ce que l’école soit fermée et qu’elle ait dû partir. En 1959, sous le gouvernement du Parti démocrate, la section des filles du Dersim fut fermée.
Elle a publié ses mémoires sous le titre “Dağ Çiçeklerim” (Mes fleurs de montagne).
Les photos de l’article, retravaillées, proviennent d’une archive personnelle, dans lesquelles on peut voir la transformation de ses élèves dont elle a voulu garder la trace. Elle a tenu à léguer cette archive photographique au Ministère de l’éducation turc.