Il y a quelques jours, alors que je conduisais, mes pensées serpentaient, tout comme les routes de campagne, traversant champs et bois sous le soleil de juillet. Pour des jours comme ça, je laisse ma bigarrée de playlist en faire à sa tête. Elle pioche alors dans la boîte à merveilles, comme ça lui chante, et il lui arrive de me procurer de curieuses surprises…
Cette fois, dans un virage, commença “Hudey Hudey”. Oui oui, je veux partager avec vous, cette version de Asu Maralman et Orhan Şevki qui remonte le temps jusqu’en 1972, parmi d’autres d’ailleurs… Mais patience.
Les paroles de cette chanson appartiennent à Pir Sultan Abdal, poète alévi du 16e siècle. Membre de la confrérie de Hacı Bektaş Veli, il est considéré comme l’une des grandes figures de l’alévisme. Il est né dans le village de Banaz, dans la province de Sivas. Autour du 1560, il fut accusé de participation à un soulèvement et d’espionnage, et exécuté par pendaison à Sivas par le gouverneur ottoman, Hızır Paşa.
Une des figures les plus importantes de la tradition orale lyrique turque alévie bektashi, Pir Sultan Abdal est un grand “barde” de la littérature populaire de Turquie. Son œuvre, bien avant de se diffuser lors de ma traversée de cette campagne perdue de d’Anjou, fut transmise par la voie orale, et a influencé différentes époques musicales, inspiré de nombreux artistes…
“Hudey Hudey” est tombé dans mes oreilles au gré de la lecture aléatoire, ce 19 juillet dernier. Ce jour là, je venais juste d’apprendre la mort de Ahmet Turan Kılıç, le principal meneur de l’haineuse émeute des islamistes radicaux, qui s’est terminée par la mise en feu de l’hotel Madımak. Le “Massacre de Sivas” du 2 juillet 1993, a fait 33 victimes parmi des intellectuelLEs et des artistes aléviEs qui s’étaient réuniEs pour la quatrième édition d’un festival, organisé tous les ans, justement en l’honneur de Pir Sultan Abdal.
Cet Ahmet Turan Kılıç fut condamné à mort, puis, avec l’abolition de la peine capitale en 2002, sa peine fut transformée en perpétuité incompressible. Et, ce 31 janvier 2020, Erdoğan graciait cet homme, en raison de “problèmes de santé”… L’homme n’y est donc plus. Je ne sais pas si l’univers a une Justice, et peu importe s’il a atterri en enfer ou dans le néant, il a emporté sur sa conscience, le poids de 33 vies qui périrent dans les flammes…
Revenons sur terre et à notre chanson…
D’abord, que veut dire “Hudey” ? “Hu” viendrait de “Xwadê” en kurde : la vérité. Le son guttural “Xw” n’existant pas dans la langue turque, il est perçu et prononcé comme un h expiré. Quant à “ê”, il s’agit d’un son entre “é” et “i”, se prononce comme y (eille). “Xwadê” se transforme ainsi à “Hudey”.
Le mot qui est utilisé dans ce contexte porte le sens, “qui existe par son être”, “l’être à soi”, “qui ajoute de lui, qui complète”, en résumé, c’est un mot de louange plutôt mystique et philosophique, qui englobe vérité et dieu.
Si je prononçais le nom du Dieu
Si je m’annonçais à sa présence
Si j’étais pomme rouge cramoisie
Si je bourgeonnais sur ta branche , que dirais-tu ?
Hudey Hudey… Hudey Hudey…
Si tu étais pomme rouge cramoisie
Si tu bourgeonnais sur ma branche
Si j’étais crochet argenté
Si je dégainais, t’arrachais, que dirais-tu ?
Si tu étais croché argenté
Si tu venais pour dégainer, m’arracher
Si j’étais une poignée de millet
Si je m’éparpillais sur le sol, que dirais-tu ?
Si tu étais une poignée de millet
Si tu venais t’éparpiller sur le sol
Si j’étais une belle perdrix
Si je te ramassais grain par grain, que dirais-tu ?
Si tu étais une belle perdrix
Si tu venais me ramasser un par un,
Si j’étais jeune fauconneau
Si je te saisissais et t’emportais, que dirais-tu ?
Si tu étais un fauconneau
Si tu venais me saisir et m’emporter
Si j’étais bourrasque de neige mouillée
Si je brisais ton aile, que dirais-tu ?
Si tu étais une averse de neige mouillée
Si tu venais pour briser mon aile
Si j’étais bora, le vent sauvage
Si je fouettais et te chassais, que dirais-tu ?
Si tu étais un vent sauvage
Si tu venais me repousser et me disperser
Si j’étais une une sainte malade
Si je me couchais sur ton chemin, que dirais-tu ?
Si tu étais une sainte malade
Si tu venais te coucher sur mon chemin
Si j’étais l’ange de la mort
Si je prenais ton âme, que dirais-tu ?
Si tu étais l’ange de la mort
Si tu venais prendre mon âme
Si j’étais un sujet destiné au ciel
Si j’entrais au paradis, que dirais-tu ?
Si tu étais un sujet destiné au ciel
Si tu venais pour entrer au paradis
Si tu trouvais maître Pir Sultan
Si nous y entrions ensemble, que dirais-tu ?
Traduction adaptée Naz Oke & Daniel Fleury
Ecoutons d’abord une interprétation de Rahmi Saltuk, chanteur kurde né à Dersim en 1945.
Rahmi Saltuk, a endossé le rôle du barde narrateur dans la pièce de théâtre Pir Sultan Abdal, mise en scène entre 1968–1970. Celle-ci fut jouée 900 fois dans diverses régions de Turquie, un record dans l’histoire du théâtre turc ! Dans cette pièce Rahmi Saltuk a interprété environ 15 chansons populaires, dont la plupart sont des poèmes de Pir Sultan Abdal.
Comme il s’agit d’un dialogue à la façon “randonnée” amusant et poétique, cette chanson fut interprétée souvent en duo.
Voici un exemple qui réunit Özlem Özgür et Muhlis Akarsu. Muhlis Akarsu, barde de Dersim, qui est d’ailleurs un des artistes qui a péri lors du “Massacre de Sivas”. Il avait alors 45 ans…
Après ces interprétations dans le style authentique, je vous invite à écouter la version d’Asu Maralman et d’Orhan Şevki, enregistrée en 1972 en plein coeur de l’ère d’or du “rock anatolien”.
Ce genre musical fusionnant rock et musique populaire de la Turquie, a commencé à sévir dans les années 1960. Avec les contributions du guitariste Erkin Koray, Cem Karaca ou encore le groupe Moğollar, pour ne citer que quelques noms, entre les années 1966 — 1975, le “rock psychédélique” a produit des merveilles.
Cem Karaca, musicien, compositeur chanteur, est un des fondateurEs les plus importantEs du “rock psychédélique”. J’avoue que j’ai un faible pour cette époque musicale, qui a marqué mon enfance. Et Cem Karaca a une place particulière dans mon coeur.
Cem est un stambouliote né en 1945, d’origine azerbaïdjano-arménienne. Lors du coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980, il fut accusé de “propagande”, pour “1 Mayıs” (1 er mai), une chanson mythique, devenue hymne des ouvriers et ouvrières en Turquie. Vous trouverez dans l’article “L’histoire du 1er mai en Turquie”, une version sous-titrée en français, interprétée par le groupe Yorum, qui fut, lui aussi, toujours dans le collimateur des régimes successifs en Turquie…
Cem Karaca fut acquitté après la fin du régime militaire, et a pu revenir sur ses terres enfin, en 1987. Il a travaillé avec d’autres mucisienNEs amiEs, doyenNes du rock anatolien, jusqu’en février 2004, où il fut emporté par une crise cardiaque à Istanbul…
Voici la version 1967, de Cem Karaca et Apaşlar.
Il existe de nombreuses autres interprétations, par exemple du Kardeş Türküler et Choeur Dostlar Ruhi Su, Sabahat Akkiraz, de Zeynep Bakşi Karatağ, de Cihan Yıldız,…
Image à la Une : “Crépuscule anges et vin”, Angers 2009, Naz Oke