En Turquie, les incrim­i­na­tions de ter­ror­isme et de séparatisme mêlés exis­tent depuis bien longtemps dans l’arse­nal sécu­ri­taire. Le con­trôle des réseaux soci­aux aus­si, ain­si que les brigades de trolls chargées de les “réguler”.

On nous chan­tait hier que la Turquie avait libéré la femme en lui don­nant le droit de vote avant que la France n’y songe, comme on nous chan­tait hier que la Turquie était une “syn­thèse har­monieuse en Islam et valeurs démoc­ra­tiques”. Rap­pelons que fin 2015, Erdoğan fai­sait encore une tournée élec­torale tri­om­phale en Europe, alors que le mas­sacre des jour­nal­istes de Char­lie Heb­do était inter­venu en jan­vi­er de la même année. Même si les rela­tions se sont ten­dues depuis, il n’empêche que les réseaux de l’AKP, et donc des “frères”, sont à l’abri der­rière moultes asso­ci­a­tions cul­turelles ou cultuelles, et que per­son­ne ne trou­ve rien à redire à voix haute con­tre l’oc­cu­pa­tion “négo­ciée” de ter­ri­toires en Syrie Nord con­tre les pop­u­la­tions kur­des, et pour les morts, vio­ls, assas­si­nats, exac­tions, qui s’y comptent régulière­ment par dizaines.

Non, par un réflexe qua­si iden­tique au syn­drome de Stock­holm, la France, ses poli­tiques, ses médias, en qua­si total­ité, vont faire leur marché d’idées nou­velles en Turquie, du moins on pour­rait le croire aujour­d’hui, tant la ressem­blance est forte.

On savait que l’ex­trême droite française dénonçait la Turquie par racisme, mais énonçait intel­li­gi­ble­ment déjà par ailleurs toutes les recettes répres­sives et sécu­ri­taires qu’elle emploie depuis longtemps. Les par­tis d’ex­trême droite français et leurs officines iden­ti­taires puisent tout autant dans les latrines du fas­cisme que les Loups Gris turcs, aujour­d’hui alliés du pou­voir, et devenus frères bigots.

Mais qu’un crime survi­enne, claire­ment iden­ti­fié islamiste, et, immé­di­ate­ment, les cal­culs élec­toraux des uns pour leur survie au pou­voir prof­i­tent de la porosité entre les idéolo­gies dites de droite et d’ex­trême droite pour ouvrir la digue. Voilà la France baignée dans les latrines sus men­tion­nées, pour un temps.

Il n’en avait pas été de même en 2015. Le je suis Char­lie” avait créé l’il­lu­sion d’une unité de “valeurs” par delà les dif­férences. La gauche de droite alors au pou­voir savait y faire dans la magie démon­stra­tive. On se sou­vient de la grande man­i­fes­ta­tion avec en tête tout ce que compte la planète de faux culs et de dic­ta­teurs, en fonc­tion ou en devenir. On était Char­lie, on embras­sait les flics et demandait aux “musul­mans” de se pronon­cer. Les islamistes en étaient quittes pour une propo­si­tion de “déchéance de nation­al­ité”, peine oh com­bi­en effi­cace, et la France se tâtait en Syrie pour savoir si les bar­bus aujour­d’hui proxi d’Er­doğan étaient présenta­bles ou non, bien que l’ex Prési­dent français nous expli­qua aujour­d’hui que “nos amis les Kur­des…”.

Bref, la men­ace était “extérieure”, la réponse en interne “répub­li­caine” et, en externe, mil­i­taire, même si les uni­formes apparurent dans la rue en nom­bre. La réponse fut de drôche, et, en même temps, ouvrit la porte en grand aux iden­ti­tarismes, tant nation­al­istes qu’is­lamistes, quand le sang des morts eut séché ou se fut col­lé aux semelles des “grands de ce monde”. Les bou­gies s’éteignirent jusqu’au 13 novem­bre, où le sang coula à nou­veau au Bataclan.

Il est à croire, et je m’en rends compte en écrivant, que la mémoire nous fait défaut. Com­ment ? Cinq ans seulement ?

Encore un truc que nous emprun­tons à la Turquie : cette sorte de “bougisme” per­ma­nent où le temps long n’ex­iste plus et où une chose chas­se l’autre, une infor­ma­tion chas­se l’autre, en même temps qu’un coup de com poli­tique devient l’ac­tu­al­ité. L’avenir n’ex­iste plus car il n’a pas de passé.

L’odeur des latrines de l’ex­trême droite devrait pour­tant faire effet ammo­ni­aque pour nous, amnésiques. Mais non, l’as­sas­si­nat islamiste d’un enseignant nous rep­longe la tête dedans.

Mais revenons à cette décen­nie écoulée.

C’est celle des grands con­trats à coup de mil­liards, ventes d’avions, d’arme­ments, de clubs sportifs, voire d’an­nex­es de musée, celle de l’Ara­bie Saou­dite aux Droits de l’Homme de l’ONU, celle de l’équipement de l’Ar­mée Syri­enne Libre, passée depuis au dji­had et désor­mais proxi de la Turquie con­tre les Kur­des, l’a­ban­don en rase cam­pagne du Roja­va après Raqqa, celle des délé­ga­tions de pou­voir à Erdoğan moyen­nant finances sur les migrants… Celle des tournées de con­férences de Sarkozy dans les “pays amis”… et ce ne sont là que quelques exem­ples. Le “ils ne passeront pas” résonne faux tout à coup.

Quel que soit le dis­cours human­iste juste, tenu par le Prési­dent français à la Sor­bonne, il ne fera pas oubli­er la bien­veil­lance intéressée auprès de régimes dont l’is­lamisme est avéré, et le salafisme rég­nant, à l’ex­térieur, et la “haine du musul­man”, devenu bouc émis­saire pour ne pas tomber sous le coup des lois anti-racistes, entretenue à l’intérieur.

La con­struc­tion de la fig­ure du “le Musul­man Ahmed”, autre, assigné à sa reli­gion, à son ascen­dance d’im­mi­gra­tion, à sa géo­gra­phie de ban­lieue, jusqu’à sa car­i­ca­ture de ces jours derniers, par des élites auto-proclamées, sur qua­si tous les médias et sup­ports, rap­pelle une autre fig­ure, en d’autres temps som­bres, qui fit recette. Tout le con­traire de ce que cet enseignant pro­fes­sait. Le supré­macisme blanc néo colo­nial et machiste s’ex­prime sans retenue par la bouche de semeurs/ses de haine sur les plateaux et prof­ite de la fenêtre ouverte, même sur une chaîne dite cul­turelle. Les poli­tiques en trouille de non réélec­tion ou les larbins habituels ne sont pas en reste et tout devient “islamo quelque chose”, même le saucis­son halal ou l’an­douil­lette de Vire. La nausée nous sub­merge, tan­dis que l’is­lamisme poli­tique tend le dos, pen­dant qu’une caté­gorie de pop­u­la­tion subit l’op­pro­bre, ain­si que les poli­tiques qui la sou­ti­en­nent. Demain sera jour de prosé­lytisme ren­for­cé. La haine attis­era la haine, la vic­tim­i­sa­tion en sera le ciment.

On ne peut com­bat­tre poli­tique­ment l’is­lamisme avec des mains sales, encore moins avec le même inté­grisme, au nom d’une laïc­ité détournée.

Il faudrait l’asséch­er, mais les pom­piers sont pyro­manes.

Une idéolo­gie total­i­taire qui s’ap­puie sur un dis­cours vic­ti­maire est ren­for­cée par l’ex­is­tence réelle et non fan­tas­mée de vic­times. Tous les fas­cismes ont sub­limé la mis­ère, les dis­crim­i­na­tions, les iné­gal­ités, les ressen­ti­ments, les peurs et les hontes, dans un besoin de retour à l’or­dre et à la parole d’un chef “père de Nation”. Il en est de même pour les pop­ulismes religieux qui s’abreuvent aux mêmes latrines, le père étant aux cieux, mais ses Reis bien tangibles.

A l’échelle mon­di­ale, le sys­tème économique dom­i­nant, ses autorités finan­cières et poli­tiques n’ont cessé de créer des vic­times. Un sys­tème qui repose sur l’ex­ploita­tion de l’homme par l’homme, tran­scendé par le prof­it et la finance, qui détru­it la planète par ses pré­da­tions fonc­tionne sur les iné­gal­ités qu’il crée, les vic­times dont il prof­ite. Le cap­i­tal­isme, pour para­phras­er Rim­bault et le “Bateau ivre”, est comme ” les flots qu’on appelle rouleurs éter­nels de vic­times.

Et si c’é­tait la faib­lesse poli­tique de celles et ceux qui voudraient et penseraient un autre avenir pour l’hu­man­ité qui rendait pos­si­ble les renais­sances péri­odiques de la bête immonde et ses solu­tions rad­i­cales, fas­cisme et inté­grismes religieux con­fon­dus ? Si c’é­taient toutes ces défaites poli­tiques du siè­cle passé, ces car­i­ca­tures immon­des de social­isme, ces vic­toires du libéral­isme cap­i­tal­iste, ces arrange­ments durant les décoloni­sa­tions, qui avaient affaib­li l’idée même d’un autre monde pos­si­ble ? Les nation­al­ismes arabes, par exem­ple, qui com­bat­taient l’é­man­ci­pa­tion sociale, ont con­tra­dic­toire­ment nour­ri une idéolo­gie islamiste d’op­po­si­tion. La Turquie, autre exem­ple, a vu une solu­tion poli­tique islamiste arriv­er au pou­voir, et depuis s’opér­er une syn­thèse avec l’ul­tra-nation­al­isme, au prix d’une guerre interne sanglante avec ses oppo­si­tions pro­posant une autre sor­tie human­iste et démoc­ra­tique. Les luttes de libéra­tion anti­colo­niales détournées ont accouché de monstres.

Je n’aime pas le terme “idéolo­gies mor­tifères”. Cepen­dant, y class­er le cap­i­tal­isme, sa ver­sion libérale et finan­cière, aux côtés des fas­cismes, des nation­al­ismes et des iden­ti­tarismes religieux me con­viendrait. Elles sem­blent être les vari­antes de toutes les guer­res de l’homme con­tre l’avenir humain et celui du vivant sur la planète.

Il sem­ble que les ten­antEs de l’avenir du vivant soient aujour­d’hui qual­i­fiés “d’is­lamo gauchistes”.

Cela va de l’ap­proche sociale glob­ale des choses, en pas­sant par les pris­es de con­science écologiques, le sou­tien aux migrants, jusqu’aux “anar­chistes”, déjà crim­i­nal­isés d’a­vance depuis 1936. Parce que présen­ter à la face des pou­voirs les mis­ères sociales, les iné­gal­ités, les dis­crim­i­na­tions, les injus­tices, en y inclu­ant les pop­u­la­tions majori­taire­ment con­cernées devient de l’is­lamo gauchisme.

Ces pop­u­la­tions sont assignées à une reli­gion, tant par les pou­voirs que par l’ex­trême droite et l’is­lam poli­tique, qui en fait com­merce. Com­ment alors soulign­er la pré­car­ité et la dis­crim­i­na­tion qui règne dans des pop­u­la­tions lais­sées pour compte, dont on nie le passé en cher­chant “l’as­sim­i­la­tion”, les soutenir, sans ren­con­tr­er sur son chemin le pop­ulisme religieux islamique, lorsque l’opi­um religieux règne déjà là en guise de déri­vatif aux luttes ? Com­ment ne pas se tromper d’en­ne­mi poli­tique ? D’autrEs s’y sont essayéEs, à d’autres épo­ques, dans d’autres con­textes. Angela Davis par exem­ple est dev­enue emblé­ma­tique de “l’is­lamo gauchisme” à cet égard, pour nos héri­tiers de Mau­r­ras et de Pétain ici, et pour les valseurs d’oc­ca­sion. Et il n’y a guère à atten­dre avant que n’ar­rive en force le terme “islamo fémin­isme”. Si la con­tra­dic­tion évi­dente entre “voile et éman­ci­pa­tion”, les débats et les pos­tures de tolérance qui l’ac­com­pa­g­nent, ne rendaient la déf­i­ni­tion com­pliquée,  cela serait déjà fait. Mais ne deman­dons pas trop à nos philosophes poli­tiques de médias.

J’en­tendais aujour­d’hui un énervé du bocal, présen­té comme his­to­rien, dans une émis­sion en direct, sur une antenne qui joue aujour­d’hui à la “moto crottes”, délir­er sur la dif­fu­sion d’un doc­u­men­taire sur les “décoloni­sa­tions”. La mis­sion civil­isatrice de la France attaquée, la repen­tance vic­ti­maire… La fig­ure héroïque de Verc­ingé­torix foulée aux pieds… Ces stat­ues de Col­bert qu’on assas­sine… La main de Daech bien sûr !

Et j’en reviens à la Turquie et son “roman his­torique”, sa turcité. Quiconque la remet en cause, sort du plac­ard les osse­ments des géno­cides, est un “ter­ror­iste séparatiste”. Et cela venant d’un régime qui accom­plit la syn­thèse entre nation­al­isme, islamisme poli­tique et nos­tal­gie musul­mane. J’y ajouterai libéral­isme cap­i­tal­iste, pour être com­plet. Décidé­ment, les “romans his­toriques nationaux”, étouf­fant les peu­ples que cette his­toire a meur­tris, géno­cidés, ne tien­nent plus sans aide de religiosité.

Lorsqu’en 2013 le gou­verne­ment d’Er­doğan affrontait une fronde d’op­po­si­tion majeure dans la rue, lors des “événe­ments de Gezi”, la France offrait ses ser­vices, sous gou­verne­ment “social­iste”, pour que le régime échange son exper­tise en matière poli­cière con­tre une exper­tise en matière d’équipement de main­tien de l’or­dre. Un cer­tain min­istre de l’in­térieur l’a oublié, là aus­si, et l’an­cien prési­dent qui va avec. Encore l’ou­bli.

Mais, quand j’en­tends “loi sur le séparatisme”, “loi sur le ter­ror­isme”, “loi sur les médias soci­aux”, c’est pour moi un écho aux accu­mu­la­tions d’in­crim­i­na­tions pro­duites par Erdoğan. Quand je vois l’hys­térie médi­a­tique, la course à celui ou celle qui émet­tra la pire des “idées nou­velles”, tant inspirées des anci­ennes qui furent com­bat­tues, je ne peux m’empêcher de penser que finale­ment, la presse et les médias turcs aux ordres déteignent à l’ex­por­ta­tion. Quand je lis les pro­jets de loi à l’en­con­tre des réseaux soci­aux, non sur leur nature com­mer­ciale et fraudeuses, je me dis que pour gag­n­er du temps, là encore, ils/elles devraient deman­der à Erdoğan, comme au bon vieux temps. Il y a belle lurette qu’il a inven­té ses “brigades trolls répub­li­cains”. Echangeons donc les bilans des AKtrolls

Et enfin, pour celles et ceux qui trou­verait cette réac­tion d’un auteur de Kedis­tan bien tar­dive, je dirais que nous répon­dons, depuis plusieurs années, en per­ma­nence, à cette dernière ques­tion posée par la ter­reur d’un assas­si­nat, juste­ment parce que nous ten­tons de com­pren­dre ces liens que l’his­toire a con­stru­its entre l’Eu­rope et le Moyen-Ori­ent, et les inci­dences que cela a sur nos vies.

Finale­ment, les Kur­des sont les “islamo-gauchistes” d’Er­doğan et, à ce titre, mérit­eraient bien d’être con­damnés et empris­on­nés comme ter­ror­istes et séparatistes, selon les lucarnes qui vitupèrent. Allons deman­der à Daech ce qu’il en pense.


Image de Une : Les latrines d’Ephèse, aujour­d’hui en Turquie

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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…