Français | English

De l’as­sas­si­nat de George Floyd par des policiers améri­cains, à l’im­age d’une stat­ue qui, à Bris­tol, est jetée à l’eau, comme on jetait le “bois d’ébène mort” des ponts des navires marchands, il y a une tra­jec­toire de prise de con­science en accéléré de ce que les Etats-nation con­ser­vent pieuse­ment dans leurs cales.

Leurs his­toires de con­quêtes, d’ex­ter­mi­na­tion, de géno­cides, de coloni­sa­tion et d’esclavage, appelées “ray­on­nement et puis­sance passés”, et dis­simulées sous le voile des “bien­faits du développe­ment”, se con­tent encore dans les rues et parcs, sur les places, au fron­ton des édi­fices… Ces romans nationaux sont enseignés à l’é­cole et glo­ri­fiés dans les lieux publics.

A la ques­tion par exem­ple : “qui fut le Général Bugeaud ?”, l’élève instru­it sera bien inspiré de répon­dre “celui qui paci­fia l’Al­gérie”.

Si l’élève cherche encore un peu, voilà ce qu’il trou­vera ou verra :

En août 1852, un mon­u­ment lui est élevé à Alger et un autre dans sa ville natale. La stat­ue d’Al­ger est rap­a­triée en 1962 et instal­lée dans le vil­lage d’Ex­cideuil en 1999. Son nom fut don­né à un vil­lage de la province de Con­stan­tine (au sud-ouest de Bône). Pen­dant la guerre d’Al­gérie, une pro­mo­tion de l’É­cole spé­ciale mil­i­taire de Saint-Cyr a adop­té le nom de “Maréchal-Bugeaud”. Une avenue parisi­enne porte son nom, ain­si que la place cen­trale de la ville de Périgueux, où fut érigée sa mon­u­men­tale stat­ue, réal­isée par Augustin Dumont en 1853, ain­si qu’une rue de Lyon. Une rue mar­seil­laise et une école por­tent égale­ment son nom dans le 3e arrondisse­ment, quarti­er Belle de Mai. Une médaille posthume à l’ef­figie de Bugeaud a été exé­cutée par le graveur Louis Mer­ley peu après la mort du maréchal.

L’élève aura ain­si acquis une bonne moyenne. Et s’il aspire à davan­tage, il n’au­ra qu’à faire appel à un grand père, qui lui chantera volon­tiers “la cas­quette du père Bugeaud”.

Ce n’est que bien plus tard au lycée, peut être, qu’il appren­dra le rôle que joua le per­son­nage dans la répres­sion sanglante des soulève­ments de 1834, puis de 1848, en France, pour le main­tien du pou­voir de l’époque. Vic­tor Hugo le cit­era aus­si dis­ant “Eussé-je devant moi cinquante mille femmes et enfants, je mitraillerais”.

Un autre événe­ment, affublé du nom d’ “enfu­mades”, est attaché au per­son­nage “his­torique”. Il se con­tenta de son vivant d’y répon­dre par un “le respect des règles human­i­taires ne fera que pro­longer indéfin­i­ment la guerre en Algérie”. D’autres généraux français célèbres diront bien plus tard la même chose, dans sa tra­di­tion, pour y jus­ti­fi­er la torture.

Enfer­mer hommes, femmes et enfants, pour l’ex­em­ple, dans des grottes, et les y brûler vifs était donc une néces­sité nationale, pour le ray­on­nement de la France et la con­quête de ses colonies.

Le même raison­nement s’est appliqué pour l’esclavage, le com­merce tri­an­gu­laire, au plus grand prof­it d’une bour­geoisie et de ses marchands, dont les stat­u­aires réal­isèrent partout des représen­ta­tions grandeur nature, pour les bons ser­vices ren­dus à l’éd­i­fi­ca­tion des Empires commerciaux.

C’était en d’autres époques, pas de contresens historiques s’il vous plaît”… me dira-t-on.

Bien bien… A ces épo­ques donc, si je com­prends bien, les guer­res en Algérie et ailleurs se fai­saient con­tre des peu­ples qui résis­taient pour le plaisir de la guerre sans doute, mais qui, dans leurs fors intérieurs, étaient, me dit-on, acquis­es, à l’époque, à l’idée de la coloni­sa­tion bien­faitrice. Per­son­ne, en dehors des sauvages, n’au­rait eu l’idée de la refuser, cette “civil­i­sa­tion bien­faitrice”. C’é­tait l’époque qui voulait ça, vous dis-je. Pour la “traite négrière”,  bien sûr, on met­tra en avant l’ar­gu­ment des “noirs qui vendaient des noirs”, et un assen­ti­ment général pour ça. Les musul­mans avaient bien, eux aus­si, étab­lis des siè­cles durant leur com­merce d’e­unuques, et lais­sé des zones non islamisées pour ça… L’air du temps.

Une toute autre époque, qui aurait fait notre gloire, ce que nous sommes, et c’est cela qu’il faudrait regarder… Sans cela, nos Etats-nation ne seraient pas ce qu’ils sont devenus. Ren­dre hom­mage aux pio­nniers, leur ériger une stat­ue, c’est donc ren­dre hom­mage à notre glo­rieuse his­toire, et en exclure les points de “détails”… pour l’avenir.

Le réc­it nation­al, roman aux per­son­nages “com­plex­es”, uni­rait donc le Peu­ple autour de l’en­richisse­ment de sa bour­geoisie, et garan­ti­rait ain­si la paix sociale. Aller fouiller dans les poubelles de l’his­toire devient qua­si du ter­ror­isme insurrectionnel.

Et effac­er celles et ceux qui con­tre­di­s­aient, dans “ces épo­ques passées”, la règle de l’u­na­nim­ité des bien­faits colo­ni­aux et de la mise en place d’une économie de libre com­merce, prop­ice à crois­sance et développe­ment, a pris divers­es formes “accep­tées à l’époque”… Sauf par celles et ceux qui les subirent dans leur chair. Alors, qual­i­fi­er de sauvages et de sous-hommes/femmes, quand on ne peut les éradi­quer des ter­res qui les ont vu naître, nier leur exis­tence humaine et en faire des esclaves, des marchan­dis­es, serait “une pen­sée admise de l’époque”.

Il a un nom, ce cache his­toire, le racisme insti­tu­tion­nel. Et il s’est traduit dans des “codes noirs”, des livres de comptes, des romans et icônes. Plus récem­ment, dans un “fichi­er juif”, “un statut juif”, et une étoile.

Qui me fera croire que cet état des choses, his­torique­ment daté, n’ap­par­tient pas à nos incon­scients col­lec­tifs, refor­matés en per­ma­nence certes, mais avec ses trans­mis­sions “nationales”, ses stat­u­aires, ses livres, ses films.

Un musée Quai Bran­ly à Paris con­serve et présente en France, des pat­ri­moines cul­turels humains venus de nom­breuses régions du globe. Il se fait que la pos­ses­sion de ces pat­ri­moines n’est pas, pour une majeure par­tie, tombée du ciel. Cette pos­ses­sion est liée aux pil­lages colo­ni­aux d’une part, ou à une représen­ta­tion de peu­ples pen­sés comme “inca­pables de préserv­er leur his­toire”. Bref, des zoos humains au “bana­nia” sans his­toire, on arri­va au “Musée des Arts Pre­miers”. Mais c’est cepen­dant devenu un “vrai musée”. A elle seule, sa présence pour­rait per­me­t­tre de résumer toutes les inter­ro­ga­tions et ouvrir au débat. Et même ses conservatrices/teurs, se ques­tion­nent, nous le savons, à pro­pos des “resti­tu­tions” par exemple…

Je ne peux abor­der ce que fut l’abom­i­na­tion des “zoos humains”. L’his­to­rien con­tro­ver­sé Pas­cal Blan­chard, qui défend l’idée d’un néces­saire “Musée de la coloni­sa­tion”, y a con­sacré une grande par­tie de son temps… Mais, qui emme­nait ses enfants dans un parc ani­malier près de Nantes, encore en 1994, pou­vait décou­vrir un “vil­lage nègre”, pour pro­mou­voir la mar­que des bis­cuits “Bam­boula”, ven­due depuis 1987 dans toute la France. Une autre époque si proche, et dix ans après la “Marche pour l’E­gal­ité et con­tre le Racisme”, dévoyée ensuite par les “potes” en bou­tique électorale…

En 2019, (la préhis­toire !), un respon­s­able syn­di­cal de la police française dis­ait sur un plateau télévisé “bam­boula, c’est accept­able”. Une madeleine de Proust, sans doute.

Le racisme est une idéolo­gie étroite­ment liée à l’His­toire, aux pré­da­tions des Etats-nation et à leur édi­fi­ca­tion même. Le cas de la Turquie par exem­ple, est un cas d’é­cole, qui ne fait pas référence à un antique passé, pour qui veut com­pren­dre. Kedis­tan le développe assez dans ses colonnes, et je ren­vois à nou­veau sur ce blog, où il est égale­ment ques­tion de stat­u­aires, mais pas que, si vous décidez d’en lire davantage.

Le meurtre de George Floyd aura fait remon­ter du fond des sédi­ments d’His­toire, que les réc­its nation­al­istes dis­simu­lent sous l’ap­pel­la­tion “passé com­mun” qui serait néces­saire au vivre ensem­ble. Para­doxale­ment les vic­times, dont on avait nié l’ex­is­tence, y sont rangées, et leurs descen­dances priées de s’y assim­i­l­er sans états d’âme, ou de “ren­tr­er chez elles”.

Lorsque ces mêmes jeunes généra­tions, à l’oc­ca­sion d’un nou­veau meurtre raciste aux Etats-Unis, se retrou­vent con­fron­tées aux men­songes, se sachant tout autant vic­times de ces “tra­di­tions” racistes qui per­durent, par la dis­crim­i­na­tion sociale, les vio­lences poli­cières de l’ap­pareil d’E­tat, et, qu’en­fin elles se lèvent pour dire non, elles se retrou­vent face aux descen­dants de Bugeaud et d’une “cer­taine idée de la France”, d’une “iden­tité nationale”, pieds cam­pés sur leur socle.

Alors, déboulon­ner une stat­ue, c’est un bon début…


Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
Daniel Fleury on FacebookDaniel Fleury on Twitter
Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…