Une nou­velle analyse à vers­er au débat sur la “turcité”, fon­da­men­tal pour la com­préhen­sion de la Turquie d’hi­er et d’aujourd’hui.

L’ar­ti­cle en turc a été pub­liée sur le site de Radikal, la tra­duc­tion ensuite sur le site Repair.….

Ayşe Hür, écrivaine et chroniqueuse du jour­nal Radikal, com­mençait son arti­cle de fin 2015, en précisant :

« Les polémiques sur la ‘turcité’ qui ont com­mencé à grimper dans cette dernière péri­ode, ont éveil­lé en moi, le besoin d’expliquer encore une fois ce que je pense sur ce sujet. »

Les ter­mes que nous util­isons aujourd’hui, comme ‘Turc’, ’turcité’, ’race turque’, ‘Nation turque’, sont les pro­duits d’un proces­sus de « con­struc­tion » com­pliqué, qui a com­mencé il y a des siè­cles et a con­tin­ué sans inter­rup­tion jusqu’aujourd’hui.

Du “Turc barbare” au “Turc musulman”

Les ter­mes « tolköl », « tut-kut », « tu-kue », « tu-kiu » apparurent ini­tiale­ment dans les sources chi­nois­es, et entrèrent ensuite dans la lit­téra­ture arabe et byzan­tine à par­tir du IXème siè­cle traduits par ‘türk’ (et türük ou türküt au pluriel) dans les sources arabo-musul­manes. Le terme pas­sa défini­tive­ment dans la lit­téra­ture européenne avec les travaux du lin­guiste danois Thom­sen. En 1893, il prononçait « turc » cer­tains ter­mes retrou­vés sur les inscrip­tions d’Orhon-Yenisey (datées du VI-VII­Ie siè­cle). Aujourd’hui, cer­tains sci­en­tifiques pensent que les Chi­nois désig­naient tous les étrangers par le mot « tu-kui ». D’autres avan­cent que le terme désig­nait dif­férentes lignées qui auraient eu un ancêtre com­mun. Ils affir­ment qu’il viendrait de la con­fu­sion avec le terme mon­gol « tul­ga » qui sig­ni­fie « casque » ou « heaume », et qu’il désign­erait des pop­u­la­tions à l’organisation pyra­mi­dale, rap­pelant la forme d’un casque. D’autres, enfin, sou­ti­en­nent que c’est le nom d’une société par­lant une seule et même langue, la langue turque (D’après eux, le mot « turc » sig­ni­fierait « fort », « forces »).

Au temps du « turc barbare »

Nous ne sauri­ons dire laque­lle de ces thès­es est juste, mais dans le dernier quart du XIème siè­cle, Mah­moud de Kach­gar (auteur de Recueil des langues turques, « Divan‑ü Lügati’t Türk ») rap­por­tait ain­si un hadith1par­lant des Turcs et écrivait : « J’ai vu qu’Allah avait fait appa­raître le soleil du pou­voir au-dessus des bas­tions turcs et qu’il fai­sait tourn­er les con­stel­la­tions au-dessus de leur ter­ri­toire. Allah leur a don­nés le nom ‘Turc’ et il les a ren­dus maîtres du monde. Il a fait d’eux les seigneurs de notre temps. Il leur a remis les rênes des peu­ples du monde. Il a favorisé ceux qui sont à leurs côtés et ceux qui tra­vail­lent pour eux. Grâce aux Turcs, il a exaucé tous leurs vœux. Il les a pro­tégés eux des méfaits des gueux et des méchants. Pour ne pas être la cible des flèch­es turques, celui doté d’in­tel­li­gence se doit de suiv­re la trace de ces hommes. Pour leur faire enten­dre ses dif­fi­cultés et être en paix avec eux, il n’y a d’autres solu­tions que de par­ler la langue des Turcs ». Mah­moud de Kach­gar dis­ait : « Moi, je suis l’un des meilleurs sol­dats turcs, un des plus intel­li­gents, et des plus francs » ; il rap­pelait ain­si sa fierté d’être Turc, et pour­suiv­ait : « Il y a en réal­ité vingt lignées de Turcs. Cha­cune de ces lignées se divise elle-même en autant de tribus que seul Dieu les con­naît. J’en ai énuméré les orig­ines. J’ai lais­sé de côté la plu­part des tribus mais j’ai tout de même retran­scrit celles de la lignée oghouze, la plus impor­tante, afin que tout le monde sache… »

A l’époque où Mah­moud de Kach­gar écrivait ces lignes, une par­tie des vingt-qua­tre lignées des Oghouzes (Oğuz) issues des steppes d’Asie cen­trale défer­lait sur cette région de Kach­gar dite « roum » (Rûm), l’Anatolie. De nou­veaux ter­mes apparurent avec leur arrivée : « tourkoi » (Turcs) et « türkie » (Turquie) dans les doc­u­ments byzan­tins, ou encore « bar­barum Tur­ci » (les Turcs bar­bares) dans les doc­u­ments de la papauté. Le 11 octo­bre 1098, après les guer­res de la région d’Antioche, un prêtre (ayant pris part à la pre­mière croisade) écrivait dans son jour­nal : « Les Turcs sont partout ». Un siè­cle plus tard, Guil­laume de Tyr racon­tait cette croisade et par­lait de « la ‘Turquia’ sous la dom­i­na­tion des Turcs ». En 1228–1229, le poète bavarois Tannhäuser, autre croisé, écrivait dans son chant aux croisades [Kreuz­fahrtlied] « Les vents de la bar­barie souf­flent fort sur mon vis­age, ils arrivent de Turquie, forts et blessants … ».

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Tableau de l’artiste syrien Said Tahsin (1954) représen­tant Sela­hedîne Eyûbî en train de sauver Jerusalem des Croisées.

Au temps du « turc sans conscience »

Vers 1270, Mar­co Polo pas­sait par Istan­bul et par l’Anatolie. Selon lui : « Trois types de pop­u­la­tions cohab­itent en ter­ri­toire turk­mène (Turk­men). Pre­mière­ment, les Turk­mènes (Turk­men). Ce sont des gens sim­ples, de langue grossière, qui idol­âtrent Mahomet. Ils vivent en mon­tagne, dans les val­lées et vivent de l’élevage ; ils pos­sè­dent de grandes mules et des chevaux pré­cieux. Les autres habitent les villes, les châteaux et vivent de l’art et du com­merce : ce sont les Roums et les Arméniens… ».

Une trentaine d’années après le pas­sage de Mar­co Polo, l’une des tribus dites turques, les « Kayi » (kayı), aurait alors fondé l’Empire Ottoman mais le car­ac­tère orig­inel de la « turcité » de l’Etat a tou­jours fait l’objet de débats. En effet, dans l’Empire Ottoman, les non-Turcs étaient nom­breux, aus­si bien par­mi les dirigeants que par­mi le peu­ple. Une par­tie de la classe dirigeante, cer­tains pro­prié­taires de dir­lik2et tous les kapıku­lu3n’étaient ni Turcs, ni musul­mans. A quelques excep­tions près, les hommes de la dynas­tie ont large­ment dilué « le sang turc » en se mari­ant à des femmes non-turques. Le turc était, en revanche, la langue par­lée par la dynas­tie et dans les dif­férents secteurs de l’Etat. Tous les doc­u­ments d’Etat furent rédigés en turc pen­dant des cen­taines d’années sans inter­rup­tion. On appre­nait l’arabe dans les méder­sas, mais la langue par­lée restait le turc. Pour com­pli­quer encore un peu les choses, de nom­breux autres ter­mes étaient util­isés par les Ottomans eux-mêmes pour désign­er leur peu­ple, leur pays, leurs insti­tu­tions, et leur langue dans les doc­u­ments offi­ciels : Kayzer‑i Rum (Le roi des Roums), Memleket‑i Rûm (Le pays des Roums) Şuara-yı Rûm (Les poètes roums), Ule­ma-yı Rûm (Les savants/oulémas roums), Lisan‑ı Rum (la langue roum), « les cheva­lier roums », « Les héros roums », Eyalet‑i Rûm (La province roum). En bref, les Ottomans se qual­i­fi­aient eux-mêmes de « roums » (Rap­pelons-nous que pour l’auteur du 11ème siè­cle, Mah­moud de Kash­gar, l’Anatolie était déjà le « pays des Roums »).

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Minia­ture, représen­tant les ‘devchir­mé’, jeunes non-musul­mans, recrutés pour des postes à respon­s­abil­ités civils ou militaires

Les points de vue sur la turcité n’étaient pas non plus uni­formes. Le terme « Turc » appa­raît alter­na­tive­ment dans un sens posi­tif, négatif ou neu­tre. C’est par exem­ple le cas dans l’œuvre d’Âşıkpaşazade (mort en 1481), Tevarih‑i Âli Osman, la plus impor­tant traité de la pre­mière péri­ode de l’Empire Ottoman. Il racon­te l’arrivée des Turcs en Ana­tolie : ils y sont décrits comme un peu­ple issu « de la généra­tion de Yafes»4« le peu­ple vain­queur des Arabes ». Selon lui, per­son­ne ne s’intéresserait à la langue turque, et mêmes les Turcs ne la par­leraient pas. A l’inverse, le sul­tan Cem est évo­qué en ter­mes flat­teurs comme « fils d’un bey5turc » dans Vâkı’ât‑ı Sul­tan Cem (Les aven­tures du sul­tan Cem), de 1480. Dans l’œuvre Saltuk­name com­pilé à la demande du sul­tan Cem, le mot « turc » avait rem­placé « gazi » et « musul­man ». Quant à Neşri, auteur du XVème siè­cle, il par­le de « sul­tanat turc » pour l’Empire seld­joukide et écrit : « cer­tains d’entre eux ne savent même pas ce qu’est la reli­gion (…). Comme les Juifs, il y a des Turcs qui vénèrent le feu, les bœufs, les arbres et les pier­res ».

Mais ouvrons une par­en­thèse. Jusqu’à la chute de Grenade en 1492, ce sont les Arabes qui sont l’« Autre » de l’Europe. Le dis­cours sur les Turcs est ain­si générale­ment posi­tif. Après 1492, l’ottoman (turc) devient l’« Autre » à son tour et le dis­cours se fait dès lors péjo­ratif. Même après la défaite de Vienne en 1529, les Turcs sont évo­qués en des ter­mes par­ti­c­ulière­ment humiliants : « chiens, sauvages et san­guinaires, sales, faux, tyran­niques, écœu­rants »… La rai­son en est cer­taine­ment « la peur du Turc ». On peut trou­ver l’héritage de cette « Obses­sione Turc »(obses­sion turque) de l’époque encore dans la langue d’aujourd’hui comme en atteste l’expression ital­i­enne « Mam­ma li Turchi » (« A moi, les Turcs ! »). D’après cer­taines affir­ma­tions, les Turcs de cette époque auraient été la source d’inspiration de ter­mes comme « a torquen­do » (faire souf­frir), « torx­uere » (tor­ture), « tru­cu­lent » ou « trux-tru­cis »(fourberie ou cruauté).

Refer­mons ici la par­en­thèse et reprenons. L’écrivain Suzi Çelebi (mort en 1524), témoin des débuts du règne de Soli­man Le Mag­nifique6, fut le pre­mier à affirmer : « un Turc vaut un monde ». Mais le fameux poète du divan Baki brouille les pistes : à la même époque, dans le poème qu’il présen­tait au Lég­is­la­teur (ndlr : à Soli­man), « descen­dant des plus grands ancêtres turcs », il écrivait « Maître, ces chers Turcs sont un peu grossiers ». Hafız Ham­di Çelebi, autre poète de l’époque, n’aimait pas les Turcs et renchéris­sait : « Ô Sul­tan, après la créa­tion de l’univers, on par­le des méfaits de la turcité sur terre. Allah n’a accordé aucune capac­ité de com­préhen­sion au Turc. Il a beau être intel­li­gent, il est trop intrépi­de. Tue le Turc, même si c’est ton pro­pre père. Notre grand Prophète, source de bon­té, a lui-même dit : ‘Tuez le Turc, son sang est légitime’. »

On com­prend que les Turcs que Çelebi pro­pose de tuer en s’appuyant sur les paroles du Prophète sont les Turk­mènes qizil­bash (Kızıl­baş) d’Anatolie. Dans les doc­u­ments de l’époque, on trou­ve le mot « turc » à la place de « qizil­bash » au moment même où les armées de Murat Pasha le Puisati­er (Kuyu­cu Murat Paşa) mas­sacraient ces derniers en Ana­tolie en 1609. Il n’est alors pas sur­prenant de lire des qual­i­fi­cat­ifs tels « bağî »(brig­and), « şakî » (ban­dit),« tağî » (féroce),« celâlî » (rebelle) ou encore « zındık » (héré­tique) les concernant.

L’idéologie de la turcité

Avec les Tanz­i­mat apparut l’usage de déf­i­ni­tions « eth­niques ». Emi­gré polon­ais, Con­stan­tin Borzec­ki (rebap­tisé du nom musul­man Mustafa Celaled­din après s’être réfugié à Istan­bul) fut l’un des pre­miers à utilis­er le con­cept « turc » pour une caté­gorie eth­nique. Avec son ouvrage Les Turcs anciens et mod­ernes, pub­lié à Istan­bul et à Paris en 1870, l’auteur joua un rôle impor­tant dans le développe­ment d’une con­science de la « turcité ».

Par­mi les envoyés d’Abdülhamid II, Arminius Vam­bery, ori­en­tal­iste juif hon­grois, écriv­it égale­ment sur la ques­tion. Dans son livre Voy­age en Asie cen­trale (1873), l’auteur a maintes fois recours à des ter­mes comme « peu­ple turc », « bloc turc » ou « Turquie ». Le tur­co­logue français Léon Cahun fut quant à lui à l’origine de la thèse selon laque­lle les Turcs vivaient en Asie cen­trale près d’une mer intérieure et qu’ils durent com­mencer leur migra­tion vers l’Eurasie après son assèche­ment. C’est grâce à son livre inti­t­ulé Intro­duc­tion à l’histoire de l’Asie sor­ti en 1896 que Cahun se fit con­naître. L’œuvre per­mit de ren­dre célèbre les inscrip­tions d’Orhun décou­vertes entre 1889 et 1893, et l’on sait que Mustafa Kemal le lut puisqu’on retrou­va son écri­t­ure sur un exemplaire.

Le con­cept de « turcité » inven­té par ces écrivains s’apprêtait alors à devenir un pro­jet poli­tique. Les nou­velles généra­tions d’élites (les Jeunes Turcs) voy­aient s’éloigner de l’Empire les minorités eth­niques, influ­encées par les courants nation­al­istes depuis la Révo­lu­tion française de 1789. L’Occidentalisme, l’Ottomanisme et l’Islamisme avaient échoué à sauver l’empire, et ils s’appuyèrent sur la « turcité » qui per­me­t­tait de met­tre en avant l’identité turque et de com­bin­er les dimen­sions eth­nique, poli­tique et cul­turelle. Cette rapi­de mod­erni­sa­tion à l’occidentale avait été vécue à l’identique en Russie. D’origine russe, des intel­lectuels comme Gaspıralı İsm­ail, Hüsey­in­zade Ali, Ağaoğlu Ahmet, Cafer­oğlu Ahmed, Mehmet Emin Resulzade, Zeki Veli­di Togan et Yusuf Akçu­ra avaient importé ce courant de pen­sée en ter­res ottomanes (courant ini­tiale­ment né d’une réac­tion au nation­al­isme russe). Con­sid­éré a pos­te­ri­ori comme le man­i­feste poli­tique de la turcité, l’article Trois styles de poli­tique (Üç Tarzı Siyaset. 1904) résumait les posi­tions d’Akçura jugées « roman­tiques », « étranges », « irréelles », « exagérées » à l’époque. L’œuvre influ­ença beau­coup les intel­lectuels ottomans de la fin de l’empire comme Ziya Gökalp, Ömer Seyfet­tin, Moiz Kohen ve Mehmet Emin.

La découverte du peuple turc

Le poète Yahya Kemal, issu de cette généra­tion, rap­porte les pro­pos de l’un de ses pro­fesseurs d’université à la Sor­bonne, Albert Sorel. En cours, il dis­ait à ses étu­di­ants : « Il y a deux énigmes dans l’Histoire qui n’ont pas été résolues; l’une est géo­graphique, ce sont les pôles ; l’autre est his­torique, ce sont les Turcs… ». Cette phrase eut l’effet d’un éclair dans l’esprit de Yahya Kemal : « Je vais aux réu­nions d’étudiants à Paris. A la veille de la guerre des Balka­ns, nos minorités (Roums, Bul­gares…) organ­i­saient de grands rassem­ble­ments poli­tiques. Pen­dant ce temps, nos Jeunes Turcs étaient occupés à affaib­lir Abdül­hamid. Ils n’avaient aucune idée de ce que pou­vait être le peu­ple turc. D’après ce que je vois, ce n’est pas Abdül­hamid que les Roums et les Bul­gares veu­lent détru­ire, c’est autre chose. Eux, c’est le peu­ple turc qu’ils veu­lent détru­ire. Le peu­ple turc existe donc bel et bien. Mais à quoi ressem­ble-t-il ? Quelle est son his­toire ? Je com­mençais à me pos­er des ques­tions. J’étudiais d’ailleurs l’histoire à l’Ecole de sci­ence poli­tique.7Je me suis plongé dans les livres d’histoire pour appren­dre ce qu’avaient été les orig­ines du peu­ple turc. Voilà com­ment sont nés mon nation­al­isme et ma con­science nationale. »

Le réc­it de la « décou­verte du sen­ti­ment nation­al » de Yahya Kemal est un exem­ple typ­ique du proces­sus qu’ont vécu de nom­breux intel­lectuels de l’époque. En revanche, l’appropriation de la « turcité » par le peu­ple n’allait pas être aus­si sim­ple. On peut trou­ver un indice dans les mémoires de guerre (Pre­mière Guerre Mon­di­ale) de l’officier ottoman Rah­mi Apak. A Erzu­rum, Rah­mi Bey ren­con­tre un jeune sol­dat qui pense être arménien. Voici leur échange :

- Tu es de quel millet ?
— Je suis ottoman.
— Qu’est-ce-que ça veut dire ottoman, tu n’es pas Turc toi ?
— Non, moi je ne suis pas Turc, je suis ottoman.
— D’accord, mais quelle langue tu par­les ? L’arménien ou le turc ?
— Je par­le turc.
— Si tu par­les le turc, tu es Turc alors.
— Non, mon­sieur, je ne suis pas Turc.
— Mais si enfin, tu es Turc, moi aus­si je suis Turc.
— Mon­sieur, vous, vous pou­vez être Turc, ça ne me regarde pas, mais moi, je ne suis pas Turc.
— Et, p’tit gars, t’es fou ou quoi, même le Sul­tan est Turc.
— Mon­sieur, ne salis­sez pas le nom de notre Sul­tan, le Sul­tan ne peut pas être Turc !

Dans son œuvre auto­bi­ographique Le chercheur d’eau, Şevket Süreyya (Aydemir) racon­te une sit­u­a­tion sim­i­laire. Au cours de la Pre­mière Guerre Mon­di­ale, étu­di­ant de 17 ans, il se trou­ve au front dans le Cau­case et inter­roge un groupe de sol­dats com­posé de paysans d’Anatolie : « Quelle est notre reli­gion ? ». Les répons­es fusent : « Nous sommes de la reli­gion du prophète Ali » répond l’un, « de İmam‑ı Azam » dit un autre. Şevket Süreyya demande « Qui est notre prophète ? ». Les répons­es fusent à nou­veau. Il y en a même un qui répond « Enver Pasha ». Şevket Süreyya pour­suit : « A quel peu­ple appartenez vous ? ». Cha­cun donne encore une réponse dif­férente. L’écrivain essaie de leur faciliter la tâche : « Ne sommes-nous pas Turcs ? ». Les sol­dats s’exclament en cœur, indignés: « Oh ! Voyons, enfin ! ».

Il fal­lut du temps avant de réus­sir à faire crier à ces sol­dats « Heureux qui se dit Turc », eux qui se pen­saient insultés d’être dits Turcs. A l’origine de ce change­ment rad­i­cal et ful­gu­rant, Mustafa Kemal, qui l’organisa en trois étapes. La guerre d’indépendance (mil­li mücadele) était une pre­mière étape (1919–1922) ; il avait d’abord util­isé des déf­i­ni­tions « religieuses » pour fédér­er les pop­u­la­tions musul­manes d’Anatolie et de Roumélie face aux Grandes puis­sances (Düvel‑i Muaz­zam). Dans un deux­ième temps, la déf­i­ni­tion « poli­tique » rem­plaça pro­gres­sive­ment la déf­i­ni­tion « religieuse ». On acco­la d’abord le mot « Turquie » au nom du Par­lement le 8 févri­er 1921. Mustafa Kemal util­isa le mot « Turc » dans son sens poli­tique pour la pre­mière fois le 21 sep­tem­bre 1922 dans son dis­cours sur la Grande Vic­toire (Büyük Zafer). En octo­bre 1922, s’adressant à groupe d’instituteurs, il dit : « Il y a trois ans et demi, nous viv­ions encore la reli­gion en tant que com­mu­nauté… Depuis, c’est en tant que peu­ple turc que nous la vivons. »

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Les par­tic­i­pants du Con­grès des Jeunes-turcs à Paris, en 1902.

Au temps de « la race turque »

Dans un dis­cours du 16 mars 1923 à Adana, lors d’un thé organ­isé par la Société des com­merçants du Foy­er turc (Adana türk ocağı esnaf cemiyeti), Mustafa Kemal don­nait déjà un indice de cer­taines restric­tions dans la déf­i­ni­tion de la « nation turque » : « Nos amis ont dit que d’autres com­mu­nautés présentes à Adana, comme les Arméniens, ont occupé nos cen­tres cul­turels et se sont imposés comme les maîtres de ce pays. On ne peut sans doute sup­port­er davan­tage d’injustice et d’audace. Les Arméniens n’ont aucun droit sur ces ter­res rich­es. Ce pays est le vôtre, celui des Turcs. Ce pays était turc par le passé, il l’est donc tou­jours aujourd’hui et le restera éter­nelle­ment …».

Le 8 avril 1923 lors de l’annonce de la créa­tion du Par­ti du peu­ple (Halk Fırkası), on ten­ta de rééquili­br­er cette vision raciste avec l’idée issue des Neuf principes (Dokuz Umde)8selon laque­lle exis­terait un « peu­ple de Turquie ». Après la sig­na­ture du traité de Lau­sanne, les échanges de pop­u­la­tions entre la Grèce et la Turquie s’étaient ain­si réal­isés sur le principe religieux. Mal­gré tout, les alliances9faites pen­dant de la guerre d’indépendance sem­blaient être de plus en plus obsolètes.

Dans ses pris­es de posi­tion sur la Con­sti­tu­tion de 1924, Ham­dul­lah Suphi Tan­rıöver pré­ci­sait qu’il ne fal­lait pas con­sid­ér­er les Arméniens, les Roums et les Juifs comme « une par­tie du peu­ple turc » tant qu’ils ne se seraient pas appro­prié le ter­reau de la Turquie (sa langue et sa cul­ture). Celal Nuri Ileri aus­si avançait que « les véri­ta­bles citoyens de la Turquie » étaient les « musul­mans hané­fites de langue turque ». Finale­ment, la citoyen­neté fut for­mulée ain­si dans l’article 88 : « En Turquie, chaque citoyen est dit ‘Turc’, indif­férem­ment de sa race et de sa reli­gion ». Mais l’article 12 pré­ci­sait « celui qui ne sait par­ler et écrire le turc ne peut être élu député », exclu­ant d’emblée les minorités non-musul­manes et les Kur­des tout particulièrement.

Après avoir écrasé la révolte de Şeyh Said (soulève­ment prob­a­ble­ment en réac­tion à cette exclu­sion), le pre­mier min­istre Ismet Paşa con­fir­mait le car­ac­tère raciste du régime à venir dans sa déc­la­ra­tion pub­liée dans le jour­nal Vak­it, le 27 Avril 1925 : « La nation­al­ité est notre seul dénom­i­na­teur com­mun. Les autres pop­u­la­tions n’ont pas le pou­voir d’influencer la majorité turque. Notre devoir est de ren­dre immé­di­ate­ment turcs ceux qui se trou­vent sur le sol de la nation turque. Nous n’aurons aucune pitié face aux pop­u­la­tions qui s’opposent aux Turcs et à la turcité. La qual­ité pri­mor­diale que nous chercherons chez les servi­teurs de la nation, c’est s’il est turc et turquiste… ».

Mustafa Kemal avait pen­dant longtemps, on le sait, étudié avec grande atten­tion les œuvres de penseurs racistes comme Pit­tard et Gob­ineau; le Cen­tre d’études anthro­pologiques fondé en 1925 menait des recherch­es sur ses direc­tives. Par­mi ses pre­miers travaux, il y avait des recherch­es com­parées comme « la mesure des crânes rassem­blés au cimetière de Kara­caah­met » et « sur les enfants d’origines raciales dif­férentes (juif, roum, arménien, turc …) ».

Le 30 sep­tem­bre 1926, au Palais prési­den­tiel de Çankaya, Mustafa Kemal avait fait un dis­cours à la délé­ga­tion représen­tant le Con­grès de la Con­fédéra­tion turque des clubs de sport (Türkiye İdm­an Cemiyet­leri İtt­if­akı Kon­gre­si) dans lequel il employ­ait des expres­sions comme « purifi­ca­tion de la race », « richesse de la race », «amélio­ra­tion de la race ». Lors de son « Dis­cours à la Jeunesse » (20 octo­bre 1927), il s’était égale­ment exclamé « Hé, toi jeune turc, c’est dans le sang qui coule dans tes veines que se trou­ve la force dont tu dépends » ; il avait ain­si fait du racisme une métaphore. En 1928, la cam­pagne « Citoyen, par­le le turc ! » menée par l’intermédiaire des étu­di­ants d’université avait accéléré l’instauration de l’idée d’une « race turque », d’une « nation turque ».

La construction de la « nation turque »

Lors du pre­mier Con­grès d’Histoire des 2–11 juil­let 1932, on avait com­mencé à débat­tre de la thèse selon laque­lle l’Histoire turque serait à l’origine de toutes les civil­i­sa­tions du monde ; Reşit Galip décriv­it la « race supérieure turque » de la manière suiv­ante : « ‘race alpine’ de grande taille, de teint blanc, avec un nez droit ou aquilin, aux lèvres bien dess­inées, aux grands yeux, sou­vent bleus, et non bridés (…) Il se démar­que par ses spé­ci­ficités organiques (comme être de groupe san­guin A) et ses qual­ités sociales, sa civil­ité, son courage, son tal­ent pour l’art ».

Cinq ans après les pre­mières injonc­tions « Citoyen, par­le turc ! »,1933 fut l’année où les étu­di­ants d’université ter­ror­isèrent à nou­veau les pop­u­la­tions non-musul­manes. En 1934, la Turquie pro­mul­gua la loi d’installation afin de régler à la fois « la ques­tion kurde » et les prob­lèmes de loge­ment que ren­con­traient les musul­mans (muhacir)10qui arrivaient par vague en Turquie ; le ter­ri­toire fut divisé en trois régions, à grand ren­fort de ter­mes tels que « lignée », « race », « cul­ture ». Ain­si, on com­prit à nou­veau ce que recou­vrait le terme « turc » de l’article 88 de la Con­sti­tu­tion de 1924.

La théorie de la langue Soleil fut for­mulée en 1936 ; en résumé, elle dis­ait : « De l’Europe à l’Afrique, et même jusqu’à l’Amérique, la racine des langues de toutes les cul­tures vient du turc ». Cette même année, Afet Inan, le bras droit de Mustafa Kemal, fit soumet­tre sur ordre d’Atatürk pas moins de 64 000 per­son­nes à des mesures anthro­pométriques, dans le cadre du tra­vail de doc­tor­at de l’anthropologue suisse Pit­tard qui visait à « mon­tr­er que les Turcs sont les représen­tants par­faits de la race alpine brachycéphale ».

Lors du 2e Con­grès d’histoire des 20–25 sep­tem­bre 1937, les inter­ven­tions présen­tées s’intitulaient : « Le rôle de la race turque dans le développe­ment de l’Etat de droit et de ses insti­tu­tions dans l’Histoire de l’Humanité » (Sadri Mak­su­di Arsal); « les liens entre la race et la langue » (Hasan Reşit Tankut) ; « Etude sur les orig­ines de la race turque d’après le groupe san­guin » (Dr. Nuret­tin Onur). Pub­lié entre 1925 et 1939 sous les aus­pices Min­istère de l’Education (Maarif Vekil­leri), le Jour­nal d’Anthropologie Turc était bour­ré d’exemples qui mon­traient com­bi­en, à l’époque, on s’était don­né du mal pour prou­ver la supéri­or­ité de la race turque en instru­men­tal­isant l’anthropologie comme garantie scientifique.

L’ère du « Turc musulman »

Après la défaite de l’Allemagne en 1945, les liens créés avec le bloc occi­den­tal dis­suadaient large­ment de soutenir ouverte­ment les thès­es fas­cistes. Les Turcs racistes durent mod­i­fi­er leur dis­cours. Ils rem­plaçaient désor­mais « touranisme » par « nation­al­isme », « race turque » par « nation turque » et « loups-gris» (Bozkurt­lar) par « nation­al­istes ». Ils ten­taient de dif­fuser leurs nou­velles théories par l’intermédiaire d’organisations comme l’association de la lutte con­tre le com­mu­nisme, l’association de la cul­ture turque de Chypre, le par­ti de la jeunesse turque ain­si que par des pub­li­ca­tions comme « Action » (Hareket), « le Grand Ori­ent » (Büyük Doğu), « Kop­uz », « Orhun » ou « Nation » (Mil­let).

Rassem­blés au sein du Foy­er des Intel­lectuel fondé en 1970, les intel­lectuels con­ser­va­teurs se don­nèrent beau­coup de mal pour trou­ver une nou­velle déf­i­ni­tion à la turcité. Selon eux, la « cul­ture turque » était une cul­ture très anci­enne, au rôle impor­tant dans l’histoire mon­di­ale, aux tra­di­tions ancrées, géo­graphique­ment éten­due, étant par­v­enue à domin­er le monde ; « La déf­i­ni­tion la plus courte de ‘Turc’, c’est ‘musul­man qui par­le turc’ »dis­aient-ils. Les Turcs étaient de race blanche, ils étaient human­istes, justes, clé­ments, tolérants, laïcs et respectueux de l’armée, de la famille, des femmes, des per­son­nes âgées, et des faibles. Quant à la reli­gion, c’était la pre­mière valeur qui « fait du peu­ple un peuple ».

La reli­gion était l’élément le plus impor­tant pour se dis­tinguer de l’Occident et éviter l’aliénation des Turcs. L’Islam était, de plus, une croy­ance divine offerte aux Turcs tout par­ti­c­ulière­ment puisqu’il exis­tait déjà de nom­breuses ressem­blances entre la civil­i­sa­tion musul­mane et la cul­ture turque avant la péri­ode musul­mane. En effet, le monothéisme, l’immortalité de l’âme, le sens de la jus­tice, la famille, et l’importance de la morale exis­taient déjà. Les Turcs avaient ain­si large­ment servi l’Islam. Son prin­ci­pal ser­vice (hizmet) avait été de bar­rer la route aux croisades. Sans eux, la chré­tien­té aurait dom­iné le monde à la place de l’Islam. En résumé, les Turcs et l’islam se devaient une lourde dette réciproque. Cette déf­i­ni­tion fut ensuite pop­u­lar­isée sous le nom de « syn­thèse turco-musulmane ».

Alparslan Türkeş, leader du Mou­ve­ment nation­al­iste (MHP) fondé à cette époque, répondait à la ques­tion des jour­nal­istes : « Etes-vous turquiste ou islamiste ? », « Je suis aus­si Turc que les mon­tagnes de Dieu (Tan­rı dağları), je suis aus­si musul­man que la mon­tagne Hira ».11Les mon­tagnes de Dieu étaient une énorme chaîne de mon­tagnes dont le plus haut som­met s’élevait à 7 429 tan­dis que le mont Hira (Nur) n’était qu’une petite colline de 281 mètres de hau­teur. La for­mule don­nait ain­si des élé­ments pour com­pren­dre ce que recou­vraient les ter­mes « turcité » et « Islam » d’après Türkeş.

Pen­dant la péri­ode qui a suivi le coup d’Etat de 1980, où rég­nait l’état d’exception, la syn­thèse tur­co-islamique vint à nou­veau ouvrir des per­spec­tives idéologiques aux putschistes : ils promet­taient de restau­r­er l’ordre social per­du, de pro­téger à jamais son unité et son intégrité. De nos jours, le pili­er de la turcité s’est non seule­ment main­tenu, mais le pili­er islamique de la for­mule de Türkeş se trou­ve net­te­ment renforcé.

Les ter­mes « turc », « race turque » ou « nation turque » que nous util­isons aujourd’hui sont donc le fruit d’un proces­sus de « con­struc­tion » par­ti­c­ulière­ment com­plexe, débuté il y a des siè­cles et qui s’est pour­suivi jusqu’à nos jours. Il y a, de plus, des sig­naux forts qui attes­tent que ce proces­sus est tou­jours en cours. Affirmer qu’une iden­tité con­stru­ite est supérieure à d’autres iden­tités prob­a­ble­ment tout aus­si con­stru­ites atteste, au mieux, d’un manque de con­science his­torique. Il est alors utile de pren­dre une pro­fonde inspi­ra­tion et de se remé­mor­er cet his­torique quand nous bom­bons le torse au slo­gan « Heureux qui se dit Turc ».

Ayşe Hür

Traduction française : Céline Pierre-Magnani

Voir aus­si les arti­cles d’Eti­enne Copeaux

Sources :
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