Les réal­i­sa­tions his­toriques des états-nation sécrè­tent une con­struc­tion iden­ti­taire qui cache mal le racisme d’é­tat sous un mythe nation­al­iste. La Turquie et sa “turcité” est à cet égard un exem­ple d’école.

Lorsque vous deman­dez aux turcs “Y a t’il du racisme en Turquie ?”, la plu­part répon­dront “Non, pas le moin­dre; je suis moi-même Turc et je ne l’ai jamais vu ou je n’en ai jamais enten­du par­ler”. Pour­tant le racisme est partout, et non seule­ment con­tre les Kur­des qui sont la minorité eth­nique la plus présente en Turquie, mais aus­si con­tre les autres minorités eth­niques et religieuses, et plus par­ti­c­ulière­ment si votre couleur de peau est plus fon­cée que celle de la plu­part des Turcs. Les médias, presque quo­ti­di­en­nement, rela­tent com­ment les noirs, ou les Roms, sont sujets au racisme dans les rues d’Istanbul, et ce tout autant et même davan­tage de la part des mem­bres de la police turque.

Recon­stru­ire l’identité turque moderne

Quand le Général İlker Bas­buğ, l’officier le plus haut gradé de Turquie, a défi­ni il y a quelques années cer­tains citoyens comme “ces gens qui n’ont pas vrai­ment du sang turc dans les veines”, il révélait seule­ment la par­tie émergée d’un hor­ri­ble ice­berg. Le Général Bas­buğ répé­tait seule­ment ce qui était établi comme étant une des pièces maîtress­es de la nou­velle entité “laïque” turque par le père fon­da­teur de la Turquie mod­erne, Mustafa Kemal Atatürk.

Suiv­ant le départ des derniers sol­dats grecs du sol ana­tolien le 15 sep­tem­bre 1922, le cessez-le-feu du 11 octo­bre et l’évacuation de la Thrace de l’est par l’armée grecque, la con­férence de Lau­sanne put com­mencer. Tan­dis que la con­férence maintint le sus­pense quand aux con­clu­sions de paix, l’année 1923 mar­qua l’établissement des insti­tu­tions de base, et de la poli­tique de la nou­velle Turquie. Pen­dant ce temps, Mustafa Kemal dévelop­pa sa cri­tique du retard économique et de la cul­ture Islamique de son pays, et intro­duit comme but prin­ci­pal de rat­trap­er les stan­dards économiques et poli­tiques occi­den­taux. En d’autre ter­mes, “ren­dre la Turquie européenne”.

Atatürk pen­sait réelle­ment que la nou­velle Turquie devait couper les ponts avec ses orig­ines “Orientales/Musulmanes” et se définir comme faisant par­tie de la civil­i­sa­tion “Occidentale/blanche”. Il essaya de le prou­ver de bien dif­férentes manières tout au cours de sa vie. La délé­ga­tion turque à Lau­sanne essaya donc de con­va­in­cre le Roy­aume-Uni, la France et l’Italie que le gou­verne­ment d’Ankara n’avait rien à voir avec les “Orientaux/Turcs Musul­mans” représen­tés par l’Empire Ottoman.

Ce faisant, la nou­velle Turquie, depuis le début, s’identifia directe­ment et immé­di­ate­ment à l’histoire, à la cul­ture et aux per­cep­tions du monde occi­den­tal, en oppo­si­tion totale avec son passé Ottoman et Islamique. En 1925 un république turque indépen­dante fut solide­ment établie avec ses nou­velles insti­tu­tions occi­den­tales et son idéolo­gie laïque mod­erniste et mil­i­tante. Un ordre social com­plète­ment nou­veau fut créé sous la houlette d’une petite élite mil­i­taire laïque. Les évène­ments de ces pre­mières années mar­quèrent d’une pierre blanche le développe­ment de l’idéologie de l’état turc, qui domine encore la plu­part des aspects de la société.

En 1932, un Con­grès de l’Histoire turque fut organ­isé à Ankara, avec pour but de prou­ver que les Turcs étaient effec­tive­ment une race blanche aryenne orig­i­naire d’Asie Cen­trale, aux sup­posées orig­ines de la “civil­i­sa­tion Occi­den­tale”. Le sec­ond Con­grès de l’Histoire turque se réu­nit à Ustan­bul en 1937, où plusieurs entre­pris­es dés­espérées furent ten­tées pour prou­ver que les turcs étaient issus d’une race blanche européenne. Eugène Pit­tard, un anthro­po­logue suisse dont le tra­vail a été reçu comme étant raciste, n’a pas seule­ment par­ticipé mais fut aus­si été nom­mé prési­dent honoraire.

Quand Mustafa Kemal par­lait du futur de son pays en ter­mes de per­cep­tion occi­den­tale il val­idait effec­tive­ment l’identité de l’élite turque, dont il était un mem­bre dis­tin­gué. L’élite occi­den­tal­isée pou­vait, et usait de sa posi­tion pour se sen­tir supérieure à leur pro­pre peu­ple parce qu’ils étaient capa­bles d’articuler l’”Oriental”, le “turc Musul­man”, en com­para­i­son de l’”Occident”. Cela étant, dans leurs rela­tions avec le monde occi­den­tal, ils pas­saient pour les “indigènes intel­lectuels”. en d’autres ter­mes, la Turquie “mod­erne” fut accep­té comme étant un out­sider utile et un parte­naire faible pour l’occident, et ce jusqu’à main­tenant. Cepen­dant, la per­cep­tion d’eux-mêmes qu’ont les mem­bres du pays sont restées ancrées dans le proces­sus de la for­ma­tion d’une iden­tité des pre­miers jours, dans les années 1920 et 1930.

Cela fait donc main­tenant plus de 90 ans depuis l’établissement de la République, et dans une société de plu en plus imper­son­nelle et com­plexe, les lim­i­ta­tions et con­tra­dic­tions de l’identité nationale turque revi­en­nent de plus en plus sur le devant de la scène. Alors que la Turquie avance dans le XXIème siè­cle, la con­fu­sion entre les eth­nies, la nation, les reli­gions, la laïc­ité et le rôle du pays dans le monde est très prononcée.

Chaque enfant turc grandit encore en mémorisant le dis­cours d’Atatürk de 1927 qui dit “le noble sang turc dans vos veines”. Toutes les écoles pri­maires et sec­ondaires enseignent encore une his­toire “turque” qui com­mence avec les Huns en Asie Cen­trale, don­nant un sens eth­nique, et non civ­il, à la nation. Et les dém­a­gogues nation­al­istes par­lent de “purs turcs” dans le pays, en évinçant claire­ment les Kur­des et tous les non-Musul­mans, et plus récem­ment les (Musul­mans) arabes, alors que le nom­bre de réfugiés syriens aug­mente rapi­de­ment dans le pays.

Les réfugiés syriens et le racisme turc

En mai 2014, lorsque des syriens auraient agressé quelqu’un à Ankara, les locaux lancèrent des pier­res sur le bâti­ment dans lequel leurs com­pa­tri­otes vivaient et y mirent le feu. La vio­lence escal­a­da, et beau­coup furent blessés et détenus. Il y a un ressen­ti­ment gran­dis­sant à l’égard des syriens et ils sont agressés et mar­gin­al­isés quo­ti­di­en­nement. Des ten­ta­tives de lyn­chage sérieuses ont eu lieu à l’encontre des syriens dans les villes de la fron­tière, Gaziantep, Şan­lıur­fa et Mardin. Les man­i­fes­ta­tions anti-syriens, avant can­ton­nées à la fron­tière, se sont propagées à Istan­bul, Ankara et d’autre villes de l’ouest où des cen­taines de citoyens turcs, armés de machettes et de bâtons, ont attaqué des syriens, leurs maisons et leurs com­merces. Les mou­ve­ment nation­al­istes d’extrême droite, aidés de gangs locaux, chas­sent les syriens dans la rue pour les agress­er sauvage­ment. Chaque jour les jour­naux turcs rela­tent ces évène­ments hor­ri­bles. Ce qui est triste dans tout cela, c’est que des mil­lions de citoyens ordi­naires turcs, qui ne font pas par­tie de ces groupes fas­cistes, obser­vent sans apporter aucune aide à leurs voisins syriens qui essaient de sur­vivre dans des con­di­tions de plus en plus difficiles.

Le statut des réfugiés syriens en Turquie est aus­si très curieux : offi­cielle­ment ils ne sont pas des “réfugiés” mais des “invités”. Ceci à cause de la Turquie, étant sig­nataire de la con­ven­tion des Nations Unies con­cer­nant les réfugiés de 1951, qui est liée à une par­tic­u­lar­ité géo­graphique. en effet, seuls les deman­deurs d’asile venant d’Europe peu­vent pré­ten­dre au statut de réfugiés. Le manque du statut de réfugiés empêche un regard extérieur et une assis­tance, et prive les syriens des droits garan­tis par les con­ven­tions inter­na­tionales. Les réfugiés syriens en Turquie n’ont pas les mêmes droits non plus que les autres réfugiés de pays non européens. Ils ne peu­vent pas s’inscrire auprès de l’UNHCR pour deman­der asile auprès d’un troisième pays. En con­séquence, ils vivent dans les limbes, béné­fi­ciant seule­ment de la char­ité qu’on veut bien leur accorder, dans des camps surpe­u­plés, sortes de pris­ons pour réfugiés à ciel ouvert, où sou­vent il n’y a pas d’eau courante et où les épidémies sont nombreuses.

Donc les dis­cus­sions con­cer­nant le racisme ont pris de l’importance avec l’afflux récent des réfugiés syriens en Turquie. Selon un récent sondage, le “patri­o­tisme aveu­gle” appa­raît comme étant dom­i­nant au sein des citoyens turcs, même dans les par­ties urban­isées de l’ouest du pays. Le “patri­o­tisme aveu­gle”, cet acte d’al­légeance à une cause sans y réfléchir, un engage­ment total et loy­al, ici réfère à des réac­tions que l’on pour­rait décrire par “Je sou­tiens tout ce que mon pays fait”. Soix­ante neuf pour cent des sondés ont déclaré qu’il n’y avait rien de hon­teux dans l’histoire du pays. Ceci explique pourquoi la série TV et le film basé sur la saga “La val­lée de Loups”, qui glo­ri­fie les nation­al­istes armés jusque aux dents qui déci­ment leurs enne­mis, majori­taire­ment Kur­des, est la plus regardée des séries et un des films les mieux classés au box office. Même le par­lemen­taire Bulent Arinc, l’a décrit comme étant “absol­u­ment magnifique”.

Bülent Gökay
Arti­cle pub­lié sur Bianet, le 12/11/2014
traduit de l’anglais par Meryl Ipek pour Kedistan,

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