Un géno­cide qui ne dirait pas son nom ? Arti­cle de Car­ol Mann, soci­o­logue et spé­cial­iste de l’é­tude du genre et con­flit armé, fon­da­trice de l’as­so­ci­a­tion Women in War, pub­lié le 10 jan­vi­er sur son blog Médiapart.

Le sort des Kurdes de Turquie

En 1948, la Con­ven­tion pour la préven­tion et la répres­sion du crime de géno­cide des Nations Unies for­mu­la une déf­i­ni­tion qui sert depuis à éval­uer tous les mas­sacres dont le but est l’ex­ter­mi­na­tion d’un peu­ple et sa cul­ture. L’actuelle poli­tique d’Er­do­gan con­tre sa pro­pre pop­u­la­tion d’o­rig­ine kurde rem­pli­rait-elle elles les con­di­tions requises ?

Depuis que la Turquie s’est engagée auprès de l’OTAN dans la coali­tion con­tre le ter­ror­isme, force est de remar­quer, qu’à l’ex­cep­tion de deux opéra­tions mod­estes en juil­let et en octo­bre dernier, les frappes mil­i­taires se sont exclu­sive­ment con­cen­trées sur une pop­u­la­tion nulle­ment con­sid­érée enne­mie par l’OTAN. Au con­traire, il s’ag­it même des seuls alliés occi­den­taux qui lut­tent sur le ter­rain con­tre Daesh, les batail­lons kur­des du Roja­va, le  Kur­dis­tan syrien. Et depuis novem­bre dernier, s’a­joute une véri­ta­ble guerre con­tre une pop­u­la­tion par­ti­c­ulière dans le sud-est de la Turquie-même. Cette sit­u­a­tion qui est en train d’embraser la Turquie entière ne sem­ble pas avoir trou­blé ses alliés de l’OTAN. Le min­istre de la Défense, le général Dri­an et l’en­voyé spé­cial du gou­verne­ment améri­cain, Brett Mc Gurk, tous deux en vis­ite offi­cielle le 5 jan­vi­er dernier à Ankara, ont  même félic­ité Recep Erdo­gan pour ses efforts con­tre Daesh pour con­clure qu’ils étaient « d’accord sur tous les points de dis­cus­sion ».

Assad et Erdo­gan, chefs de guerre jumeaux ?

De toute évi­dence, les grandes puis­sances occi­den­tales ont décidé de détourn­er leur regard d’une sit­u­a­tion dans une par­tie de la Turquie qui ressem­ble sin­gulière­ment à celle qui se déroule en Syrie, même si l’échelle n’est pas la même. Des deux côtés de la fron­tière, on assiste à des destruc­tions mas­sives de bâti­ments par des armes lour­des, l’étab­lisse­ment d’un état de siège, le ver­rouil­lage de quartiers entiers, la mort quo­ti­di­enne par tous les moyens de guerre, des déplace­ments mas­sifs de pop­u­la­tion, la tor­ture et l’emprisonnement sans procès, la répres­sion sys­té­ma­tique de l’op­po­si­tion, la fer­me­ture des écoles, des hôpi­taux, les man­ques d’eau, d’élec­tric­ité, de nour­ri­t­ure, de soins de base, même l’im­pos­si­bil­ité d’en­ter­rer les morts. Des Antigones kur­des et syri­ennes errent dans les décombres.

Assad et Erdo­gan légiti­ment leurs guer­res en cla­mant qu’ils mènent des opéra­tions de con­tre-ter­ror­isme: pour le pre­mier, la déf­i­ni­tion est floue. Longtemps Daesh n’é­tait pas pri­or­i­taire par­mi les enne­mis à abat­tre, puisque ceux visés en pri­or­ité com­po­saient l’in­tel­li­gentsia qui avait osé remet­tre le pou­voir en ques­tion. C’est exacte­ment la même chose chez son alter-ego Erdo­gan : Daesh, non seule­ment n’a pas été inquiété, mais au con­traire active­ment aidé  par l’É­tat turc. L’op­po­si­tion, soit le par­ti HDP et  l’en­ne­mi hérédi­taire, le PKK sont accusés d’avoir com­mis un délit qui pour­rait se résumer en Syrie comme en Turquie, à une entrave à la dic­tature. Cha­cun des jumeaux est soutenu par un des grands axes de la bipo­lar­ité de la Guerre froide à présent ressuscitée.

Deux dif­férences de taille sont à not­er. D’abord si l’Oc­ci­dent est plus au moins d’ac­cord pour cri­ti­quer, sinon blâmer les façons de faire d’As­sad, un voile pudique est jeté sur les mas­sacres du même type et les vio­la­tions des droits humains per­pétrés par Erdo­gan sur une par­tie de sa pro­pre pop­u­la­tion. Au con­traire, il se voit récom­pen­sé pour sa com­préhen­sion intime des desider­a­ta d’une Europe débor­dée par les réfugiés.
Pire encore, même si le mot a été pronon­cé sans grande con­vic­tion, nous avons la respon­s­abil­ité morale de réfléchir à une ques­tion insuff­isam­ment posée dans les années 30 avec les résul­tats que l’on sait. Seri­ons nous devant un géno­cide plan­i­fié qui serait en train de se met­tre en place con­tre 18 mil­lions de citoyens turcs d’o­rig­ine kurde ?

La déf­i­ni­tion du géno­cide selon les Nations Unies

Pour y répon­dre, prenons la déf­i­ni­tion con­sacrée, for­mulée alors par un jeune juriste, Raphaël Lemkin, et reprise par la Con­ven­tion pour la préven­tion et la répres­sion du crime de géno­cide des Nations Unies et adop­tée le 9 décem­bre 1948.
Arti­cle II
Dans la présente Con­ven­tion, le géno­cide s’en­tend de l’un quel­conque des actes ci-après, com­mis dans l’in­ten­tion de détru­ire, ou tout ou en par­tie, un groupe nation­al, eth­nique, racial ou religieux, comme tel :
a) Meurtre de mem­bres du groupe ;
b) Atteinte grave à l’in­tégrité physique ou men­tale de mem­bres du groupe ;
c) Soumis­sion inten­tion­nelle du groupe à des con­di­tions d’ex­is­tence devant entraîn­er sa destruc­tion physique totale ou partielle ;
d) Mesures visant à entraver les nais­sances au sein du groupe ;
e) Trans­fert for­cé d’en­fants du groupe à un autre groupe.

Le Statut de Rome de juil­let 1998 a repris la déf­i­ni­tion de 1948, pour fonder la Cour pénale inter­na­tionale, la résumant dans les ter­mes suivants :

l’in­ten­tion d’ex­ter­mi­na­tion totale ou par­tielle d’une population

la mise en œuvre sys­té­ma­tique de cette volonté.

Les actes com­mis par les forces turques à l’aune de la déf­i­ni­tion du génocide

Quels sont ces actes com­mis dans l’in­ten­tion de détru­ire, ou tout ou en par­tie, un groupe nation­al, eth­nique, racial ou religieux ? L’é­val­u­a­tion qui suit se fonde sur des rap­ports d’Hu­man Rights Watch, Amnesty Inter­na­tion­al et deux organ­ismes de défense de droits humains turcs, Human Rights Asso­ci­a­tion (IHD) et la Human Rights Foun­da­tion of Turkey (TIHV).
Depuis juin et surtout depuis novem­bre 2015, des opéra­tions mil­i­taires menées par les forces turques touchent de nom­breuses villes dont Cizre, Silopi, Dargeçit, Sur, Nusay­bin et la cap­i­tale admin­is­tra­tive, Diyarbakir. Toutes sont situées dans des régions où vit qua­si exclu­sive­ment une pop­u­la­tion kurde dont la reli­gion peut vari­er, mais dont l’ap­par­te­nance eth­nique domine sur toute autre forme d’identité.

Meurtres à grande échelle, destruc­tions mas­sives, évac­u­a­tion des pop­u­la­tions, assas­si­nats poli­tiques tout en comme en Syrie mais ciblées con­tre une seule com­mu­nauté eth­nique. Cette poli­tique est cohérente avec la destruc­tion mas­sive de cen­taines de vil­lages, durant les années 1990, les évac­u­a­tions de mil­liers de vil­la­geois, la guerre ouverte dans ces mêmes régions entraî­nant un nom­bre de mort estimé, en 2008, à 44 000.
Si le PKK a com­mis des abus et des exac­tions ce que ses respon­s­ables ont admis, force est de recon­naître que la respon­s­abil­ité de l’am­pleur de ce désas­tre human­i­taire ne peut être endossée que les forces de sécu­rité, cau­tion­nés et armés par l’É­tat, qui ont agi en toute impunité et cela jusqu’à aujour­d’hui. En dépit de deux enquêtes par­lemen­taires dans les années 1990 et le début d’une procé­dure en 2009, ain­si que les efforts du bâton­nier kur­de­Tahir Elçi, assas­s­iné pour ses peines fin novem­bre 2015, le gou­verne­ment n’a jamais été inquiété. Au con­traire, les arresta­tions arbi­traires, les procès mas­sifs con­tre des intel­lectuels, étu­di­ants, mil­i­tants, sym­pa­thisants kur­des se pour­suiv­ent depuis des décen­nies, Ankara se ser­vant sys­té­ma­tique­ment des lois anti-ter­ror­istes pour empris­on­ner et tor­tur­er tous les opposants.

Au nom d’une guerre sans relâche con­tre un groupe dis­si­dent, le PKK — qui, depuis une quizaine d’an­nées, a rad­i­cale­ment changé son approche pour adopter un paci­fisme inédit‑, ce sont des com­mu­nautés entières, appar­tenant à un même groupe eth­nique, qui ont été anéanties dans un proces­sus qui ne sem­ble avoir con­nu qu’une trêve et qui a repris de plus belle depuis juin 2015.

Exam­inons la liste d’actes con­sti­tu­ant un géno­cide for­mulée par Lemkin qui utilise comme référence les crimes com­mis durant la Shoah.

a) Meurtre de mem­bres du groupe

Out­re les cen­taines de morts civiles réper­toriées par des grands organ­ismes human­i­taires à la suite des opéra­tions mil­i­taires depuis juin 2015, dont des man­i­fes­tants paci­fiques, il faut ajouter des assas­si­nats ciblés de fig­ures emblé­ma­tiques de la com­mu­nauté kurde, dont les plus récents com­pren­nent Tahir Elçi, bâton­nier de l’or­dre des avo­cats de Diyarbakir le 28 novem­bre dernier, Seve Demir, Pak­ize Nayir et Fat­ma Uyar, trois mil­i­tantes fémin­istes à Silopi, le 4 jan­vi­er 2016, triple meurtre qui rap­pelle de façon sin­istre celui, à Paris le 9 jan­vi­er 2013 de Sakine Can­sız, Fidan Dogan et Ley­la Sayle­mez. D’autres meurtres de per­son­nes mod­estes, voués à l’anony­mat éter­nel, comme Roz­erin Cukur, 17 ans, le 8 jan­vi­er 2016, abattue, comme tant d’autres, par des snipers devant sa porte. Il faut ajouter que nul ne sait qu’est advenu des mil­liers de pris­on­niers kur­des dans les geôles turques actuelle­ment, dont 6 744 de plus en 2015, dans des con­di­tions que l’on sait épou­vanta­bles, la tor­ture faisant par­tie des pra­tiques quo­ti­di­ennes. De plus, 432 bureaux de par­tis poli­tiques de l’op­po­si­tion ont été détru­its, dont 417 appar­tenant à l’HDP.

b) Atteinte grave à l’in­tégrité physique ou men­tale de mem­bres du groupe 

Ces atteintes se regroupent en deux caté­gories, con­tre les corps, con­tre les âmes. Selon Amnesty, HRW et d’autres organ­ismes human­i­taires, des mil­liers de Kur­des sont privés d’élec­tric­ité, de nour­ri­t­ure, d’eau potable, de soins, comme une par­tie de leurs con­tem­po­rains syriens. À cela s’a­joute la par­tic­u­lar­ité pro­pre aux pro­jets géno­cidaires, la ten­ta­tive d’érad­i­ca­tion de la langue et les cul­tures kur­des. Celle-ci remonte à l’époque où Ataturk voulait con­stru­ire la nation exclu­sive­ment kurde (et sun­nite), inter­dis­ant les noms de famille, les prénoms, les désig­nant par l’ap­pel­la­tion « Turcs des mon­tagnes  ». Si l’in­ter­dic­tion de l’en­seigne­ment du kurde a été offi­cielle­ment lev­ée, la répres­sion de toute expres­sion cul­turelle se pour­suit et il y est dif­fi­cile de n’y voir que l’ap­pli­ca­tion d’une poli­tique d’as­sim­i­la­tion. Ain­si la chanteuse Nudem Durak, âgée de 24 ans a été con­damnée à 10 ans et demi de réclu­sion crim­inelle pour avoir chan­té en kurde, ce qui, pour le juge, con­sti­tu­ait la preuve incon­tourn­able de l’ap­par­te­nance à une organ­i­sa­tion ter­ror­iste. Le doc­u­men­taire Bakur de Çayan Demirel, a été inter­dit de pro­jec­tion par les autorités turques au pres­tigieux fes­ti­val de ciné­ma inter­na­tion­al cette année à Istan­bul. Autre exem­ple : le pro­jet du bar­rage de Ilisu sur le Tigre qui men­ace de détru­ire 199 vil­lages kur­des ain­si que l’an­tique cité de Hasankeyf, avec son riche héritage archéologique. Par ailleurs, en 2015 en Turquie, 105 958 sites web ont été inter­dits, con­tre 40 773 pour 2014 . Bref, il s’ag­it la destruc­tion de la cul­ture du passé, de celle qui se pra­tique au présent et de celle qui se des­tine à porter la cul­ture kurde vers l’avenir, ses moyens d’ex­pres­sion et de communication.

c) Soumis­sion inten­tion­nelle du groupe à des con­di­tions d’ex­is­tence devant entraîn­er sa destruc­tion physique totale ou partielle

L’Est ana­tolien est une région par­ti­c­ulière­ment pau­vre de la Turquie que le gou­verne­ment a délibéré­ment privée d’in­vestisse­ments, cul­ti­vant les dis­par­ités, la dis­corde et la mis­ère. Les con­di­tions de guerre actuelle, le cli­mat de ter­reur, les arresta­tions, la vio­lence quo­ti­di­enne ren­dent la vie de plus en plus dif­fi­cile et a mis des nou­velles pop­u­la­tions sur les routes de l’exil.

d) Mesures visant à entraver les nais­sances au sein du groupe 

La vio­lence con­tre les enfants, con­tre les femmes y com­pris celles qui sont enceintes, revêt une sig­ni­fi­ca­tion par­ti­c­ulière dans ce con­texte. La fer­me­ture des hôpi­taux, des cen­tres de soin les met­tent à risque de fauss­es couch­es. Cer­tains groupes fémin­istes par­lent même de fémi­cide en vue du nom­bre de femmes tuées.

S’a­gi­rait-il d’un véri­ta­ble pro­jet de génocide ?

Cet aperçu mon­tre que les con­di­tions énon­cées par Lemkin seraient rem­plies, à l’ex­cep­tion du dernier con­cer­nant le déplace­ment des enfants pour lequel il n’y a pas de sta­tis­tiques fiables. Pour le moment, ce n’est pas le nom­bre de morts qui valid­erait ou invalid­erait un pro­jet géno­cidaire, pas plus que l’ad­mi­ra­tion que le prési­dent porte ouverte­ment à Hitler. Il faut exam­in­er la forme que prend la répres­sion des pop­u­la­tions kur­des en Turquie en fonc­tion de critères juridique­ment validés. Tout indi­querait qu’un pro­jet visant la pop­u­la­tion kurde entière a été mis en place de longue date. Celui-ci paraît est cohérent avec une poli­tique qui date de l’époque d’Ataturk, s’est pour­suivi sous le régime mil­i­taire et celui de l’AKP. Il com­prend les mas­sacres de Zelin (1930) et de Der­sim (1937), l’in­ter­dic­tion pénal­isée de la langue et la cul­ture kurde de 1983–1991 qui se pour­suit sous d’autres formes, l’ar­resta­tion de fig­ures emblé­ma­tiques depuis des décen­nies (Akin Birdal, Ley­la Zanan entre autres). Assim­i­la­tion for­cée et ou ten­ta­tive de géno­cide au nom de la recherche d’un Leben­sraum pan-turc, c’est à ce niveau que se situe le débat. Sauf que pour l’as­sim­i­la­tion, la guerre, la destruc­tion mas­sive des pop­u­la­tions, les assas­si­nats poli­tiques ne sont nulle­ment néces­saires, bien au contraire…

Ce que nier le géno­cide arménien veut dire.

La Turquie con­tin­ue à nier le géno­cide arménien. Le refus d’ac­cepter sa respon­s­abil­ité his­torique con­tribue large­ment à la poli­tique aveu­gle de la Turquie actuelle, tant à l’in­térieur du pays qu’à l’ex­térieur, ce que l’his­to­rien Tan­er Akcam a remar­qué en com­men­tant l’as­sas­si­nat de Hrant Dink, jour­nal­iste turc d’o­rig­ine arméni­enne. Ce men­songe per­pétré d’une généra­tion à l’autre empêche Ankara de recon­naître la sig­ni­fi­ca­tion véri­ta­ble de son pro­jet actuel envers la pop­u­la­tion kurde pour ce qu’il est : un géno­cide en préparation.
Mais ce n’est pas l’aveu­gle­ment in fine sui­cidaire de la Turquie qui doit nous priv­er de nos pro­pres respon­s­abil­ités, même si nos politi­ciens divaguent : au con­traire, la France hérite, par ses pop­u­la­tions et ses déci­sions poli­tiques, de mul­ti­ples géno­cides, arménien, juif, rwandais et bosnien. Notre respon­s­abil­ité est de dénon­cer et empêch­er que s’ac­com­plisse le pro­jet turc actuel con­tre les Kurdes.

génocide

Man­i­fes­ta­tion de femmes kur­des pour com­mé­mor­er le triple assas­si­nat à Paris © Bretagne-info.org

Arti­cle de Car­ol Mann, soci­o­logue et spé­cial­iste de l’é­tude du genre et con­flit armé, fon­da­trice de l’as­so­ci­a­tion Women in War, pub­lié le 10 jan­vi­er sur son blog Médiapart.

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