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Amnésie, je crois, c’est le mot que l’on prononce aussi pour celle ou celui qui souffre d’Alzheimer. En Turquie, c’est devenu un mode de vie, ou de survie, et une façon de gouverner.
Mais Alzheimer n’est pas qu’une simple kyrielle d’amnésies. Il associe une perte de sens, un état de crise qui de stade en stade empire et annonce une suivante. Si la Turquie était une personne, en plus de son refoulé permanent qui crée une psychose généralisée, on pourrait dire qu’en vieillissant, elle cultive toutes sortes de pertes de mémoire, indiquant un Alzheimer avéré.
Ça y est, je me souviens pourquoi ! C’est en rangeant les torchons de la presse de 2020, pour en faire des liasses, que ça m’est revenu.
Vous savez, il y a toujours la semaine d’un truc à faire vendre ou déblatérer, la semaine du blanc, la semaine de l’agriculture, la semaine de l’énergie… Tout le monde à ça chez lui. Une fois la semaine de la femme passée par exemple, on s’empresse de nous la faire oublier pour celle de la force de l’homme turc.
Eh bien, figurez-vous que pendant mon rangement de torchons, rien que sur les trois mois passés, j’ai pu faire des tas avec la semaine de la Syrie, la semaine du gaz, la semaine de la Libye, la semaine des traîtres du HDP, la semaine de la grandeur ottomane, la semaine de Sainte Sophie… Bref, des tas de trucs que j’avais oubliés depuis la semaine passée des “chiens d’Arméniens”, à peine interrompue par un cessez-le-feu provisoire. J’ai presque l’impression, pour le dernier numéro entre mes mains, qu’on nous annonce une semaine de Chypre avec laquelle je vais pouvoir faire une liasse aussi.
L’actualité dont on fait des petits tas, et qu’on orne d’une ficelle, avant que de la confier à Alzheimer. Le seul point commun entre tout cela, c’est le bruit des bottes et des culasses. Vous l’avez remarqué ? D’où viens-je, dans quel état j’erre ?
La seule actualité dont je me souviens du coup, c’est mon “bonheur d’être turque”. Parce que depuis ma petite enfance, on me l’a répété ce serment, fait répéter, et fait re-répéter. Et je m’étonne que là aussi, ce soit le seul point commun entre tout ce “qui se passe”. Alors, comme j’ai dépassé de loin mes quatre-vingt années, je m’interroge.
Voilà au moins deux éléments stables dans mon Alzheimer : la turcité et le militarisme, la nation et la guerre… J’avance, je sens que je vais bientôt pouvoir rentrer chez moi.
Mais, voilà que j’hésite. Car en fait il y a aussi des tas intermédiaires. Des tas “d’actualité intérieure”. Généralement, on pourrait classer ça dans “terrorisme associé”. De la confiscation des biens d’un journaliste qu’on a contraint à l’exil, à la dénonciation et l’affichage de tel ou telle défenseu-re des droits humains, en passant par l’interdiction d’une pièce interprétée en langue kurde, on a le choix des titres. Tous et toutes “terroristes”. Que fait la justice ! Là, on tombe dans l’Alzheimer volontaire. La nécessité vitale d’auto-censure, si vous préférez…
Alors, pour me rafraîchir la mémoire, je lis la “presse étrangère”. Vous savez, celle qui nous parle de la belle Turquie laïque d’avant Erdoğan. Et là, en lisant les papiers qui hésitent entre racisme anti-turc sur le thème du c’était mieux avant et ceux qui sont carrément dans l’usage de la gomme sur les dégâts de la turcité, je me dis que j’avais oublié aussi que l’Alzheimer pouvait être contagieux.
Je me souviens que la Turquie va tout juste avoir un siècle d’existence. Je me souviens que dans les soubresauts de fin d’empire, à sa naissance, en fait du temps de ma mère, des populations venaient des quatre coins repeupler ce pays qui, en pleine guerre mondiale, continuait d’assassiner et de déporter ce qui restait d’Arméniens, de Yézidis, de Syriaques, puis de Grecs, de Juifs, puis… De l’enfance de ma mère à aujourd’hui, ce pays a toujours massacré ceux qu’il appelle ses “minorités”, et en a rendu responsable “l’étranger”. Si ma mère avait gardé ses vieux journaux et moi tous les miens, ils transpireraient du sang et de millions de larmes sur mon parquet.
Prenez un livre d’Histoire en Turquie : Alzheimer. Le mot génocide est même tabou. On parle de crises, de révolution nationale, d’accouchement difficile de la république. Et sous le bonnet astrakan d’Atatürk, on dissimule l’amnésie. On ne se souvient plus, et on manie la gomme depuis un siècle. Ce n’est pas la république qu’on va fêter, mais la gomme à effacer et les champions qui la manient si bien. Alzheimer pour tous ! Et dose d’opium musulman à volonté ! Et pour celles et ceux qui douteraient, rappel de la grandeur ottomane. En voilà du passé et de sa mémoire !
L’Ottoman lave plus blanc parce qu’il allie désir de puissance, cher à nos nationalistes, et nostalgie du Sultan régnant sur son peuple d’islam. Et le ciel devient bleu, le tapis de prières aussi. J’ai lu quelque part que cela s’exprimait dans ce qu’on appelle “synthèse turco-islamique”. Mais d’autres en parlent beaucoup mieux que moi. Et je m’adresse encore aux ceusses qui en Europe déblatèrent toujours sur la “belle Turquie d’avant Erdoğan”, pour les inviter à lire tout ça avant de parler de ce qu’ils ne connaissent que par les fréquentations des milieux kémalistes d’Istanbul.
Je n’ai pas oublié non plus que si nos militaires d’antan, ceux qu’on désignait comme “protecteurs de la République”, toujours prêts pour un coup d’Etat, ne cornaquent plus le pouvoir, c’est bien du fait de l’Union Européenne, qui aida Erdoğan à les éloigner de là. Là encore, Alzheimer, car il n’y a pas vingt ans, comme il n’y a pas vingt ans qu’un fumeux coup d’Etat servait encore de super gomme.
Et ils sont où nos beaux “galonnés” ? Certains ont massacré du Kurde, en 2015/16, ce qu’ils savent faire depuis toujours, puis ont cédé la place à d’autres qui massacrent toujours du Kurde, cette fois avec l’aide de barbus sous uniforme, en Syrie. Ecartés d’un pouvoir, ils sont désormais intégrés dans une militarisation de la société turque, plus globalement. La synthèse quoi !
Quand je vois Alzheimer applaudir aux victoires du petit “Mehmet” à nos frontières, et bien au delà, sur ce qui se trouve qualifié, dans le délire néo-ottoman ambiant, de “nos terres”, je me dis que ces états de crise permanents finissent par gommer toute conscience, tout sens donné aux réalités.
J’ai oublié le reste.
La Covid-19, là encore, en Turquie, parce que c’est un bonheur d’être Turc, ne fait pas perdre que le goût et l’odorat, mais la mémoire aussi.