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Si je n’ai pas pu accepter jusqu’à ce jour les multiples demandes de reportages et d’entretiens de la part de journalistes et chercheurEs universitaires, qui voulaient interviewer, comme ils-elles disent, “l’autrice la plus appréciée de Kedistan”, c’est parce que je ne souhaite pas divulguer mon identité.
Vous comprendrez que je n’ai pas envie de trouver à ma porte, un beau jour, des policiers… Même si la prison, quasi la seule expérience absente de l’inventaire de ma longue vie, qui fut remplie de mille péripéties, ne me fait pas si peur que ça, un peu de prudence n’est pas inutile. Des gens y sont jetés pour le dixième de ce que j’exprime, vous le savez…
Vous me pardonnerez alors de pester et de publier sous pseudo, sur un site où tous les contributeurs et contributrices écrivent avec leur vraies identités, masque bas, en prenant leurs risques et responsabilités.
Mais j’existe, sans être l’ombre de moi-même.
Et je parle de là où je suis, à la hauteur de qui je suis, de ce que je vois, et ce que je vis. “Vos chroniques sont très appréciées me dit-on, car mon expression représente une certaine géographie, une génération et des réflexions précises : une voix, de surcroît féministe, la voix du bon sens populaire et humain”, ce qu’il en reste du moins… Je pense, je suis, et je parle avec la voix de toutes les vieilles amères, mais bienveillantes. Je suis coriace aussi, hein? Ni les mauvaises langues, ni les doutes émis ne me font peur, je n’en mourrai pas. Que ça se sache. Quoi qu’un virus… et pour ça, je me protège.
Après ce prélude, revenons à nos moutons.
Avant hier, ma porte a sonné. J’ai ouvert et je me suis retrouvée en face d’un jeune policier, doté de masque et de gants. “Voilà qu’ils viennent me chercher” fut ma première pensée pendant une fraction d’instant, vite balayée ; “pour une arrestation et perquisition ils seraient venus en meute les robocop et casseraient la porte plutôt que d’appuyer sur la sonnette” pensais-je.
Une bonne tête joufflue, genre neveu lointain, se tenait sur mon paillasson, à “distance sociale” coronavirale et civique… J’ai écouté ce qu’il avait à dire, sans pour autant pouvoir m’empêcher d’imaginer mentalement ce jeune homme en uniforme, qui s’adressait à moi familièrement, mais poliment, dans d’autres contextes : ceux des interventions à l’odeur lacrymale. Il a instantanément ravivé les expressions hargneuses que j’ai rencontrées sur des images de violences policières déversées dans les médias.
Bref, “Tante, l’Etat vous fait cadeau de ça” me dit-il en me tendant du bout des doigts, une pochette en plastique estampillée du logo de la Présidence. Je l’ai prise, ai remercié et refermé la porte.
Après une séance de mousse savonneuse, j’ai observé le contenu du dit “kit d’hygiène gratuit”. Il y avait cinq masques, une bouteille d’eau de cologne, et une enveloppe bien épaisse.
Les masques, c’est bien. Même s’il nous est interdit de sortir, à nous autres les vieux et les vieilles, mes médicaments arrivent à la fin, et il fallait bien que je sorte à un moment ou un autre, pour me rendre à la pharmacie qui est à deux pas de chez-moi… L’eau de cologne elle, sent quelque chose que je n’arrive pas à définir, des relents de retour de la Mecque. Elle est loin du parfum traditionnel au citron, celle versée dans les paumes des voyageurs des bus. Mais bon, c’est mieux que l’eau de javel, le seul désinfectant qui me reste à la maison. “C’est bien, c’était promis, ça a pris un mois, mais c’est arrivé”, me dis-je.
Ensuite, je me suis mise en colère en voyant toutes ces “décorations” liées au Reis. “Aide ou opération de comm ?”, on se demande. Enfin, on ne se demande même pas… Là, je me suis surprise à parler toute seule et à voix haute, comme une folle dingue. Ça m’arrive aussi, souvent, devant la télé quand je m’assois face à la fenêtre des informations… Bref, je me suis entendue bougonner : “Dis donc, tu fais ta pub ! Tu me fais ta pub à moi, avec mon argent !”.
Ah oui, la lettre ! Au début, aucune envie de la lire, je l’ai mise sur la table. Mais l’enveloppe épaisse me titillait. Finalement j’ai ouvert. Cette lettre signée par Recep Tayyip Erdoğan, adressée aux citoyens, donc à moi aussi, dit dans une langue pesante et pompeuse, que “nous sommes en tant que pays, en lutte nationale contre le coronavirus qui s’est transformé en pandémie mondiale”, et que “l’Etat a pris toutes les mesures nécessaires, mobilisé tous ses moyens contre cette épidémie qui menace la santé de la Nation”. Le Reis explique dans sa lettre, en long en large, comment la Turquie, dans les 18 années, sous entendu de “son” exercice, “est devenue, grâce aux changements et progrès dans tous les domaines du service public, l’un des pays les mieux préparés du monde, à la pandémie de coronavirus”. J’ai continué à lire, “Aujourd’hui, il y a une Turquie, qui a fondé le système de sécurité de santé le plus puissant, et qui a construit les hôpitaux les plus modernes. Un pays que le monde prend comme exemple”. Ouais, hôpitaux où je n’ose pas mettre les pieds à la fois de peur d’y laisser ma maigre retraite, et de me mettre en colère de croiser ces médecins qui par fatigue ou désintérêt, prescrivent sans ausculter, même sans lever les yeux sur mon visage, et qui en plus, me tutoient…
Revenons donc à la lettre. Elle aligne des chiffres sur “une armée géante de la santé” de 165 milles médecins, 205 milles infirmières, donc en totalité un ensemble de 490 milles personnels de santé et de 360 milles soutiens. Faut pas rêver d’y trouver un seul mot bien évidemment, sur les destructions du système de santé par des privatisations, diminutions de budgets, comme d’ailleurs c’est le cas d’autres pays sous régime libéral, même riches. “La Turquie, un modèle exemplaire pour tous les pays du monde”, oui. Suivez mon doigt et survolez donc les micro-trottoirs. Dans quasi tous les reportages vous pouvez trouver quelques intervenants, sans dents…
Le Reis, souligne aussi que “le devoir le plus important des citoyens est la responsabilité”, et explique : “nous portons le plus d’attention aux publics à haut risque, comme notre croyance le nécessite également”, et réitère, “je vous prie de rester dans vos maisons, de ne pas sortir tant que la menace de la pandémie n’ait disparue”. Il dit “Ceci est le moyen le plus efficace pour qu’on puisse vous protéger”. Certes, sauf si vous n’êtes pas obligés d’aller travailler pour gagner votre pain quotidien pour survivre, si vous n’êtes pas un de ces centaines de milliers d’ouvriers qui continuent à s’activer touche touche, dans des usines, ateliers et suer sur des chantiers, même si des cas de corona se sont déclarés parmi elles et eux. Par exemple les ouvriers de Sarkuysan et Kroman Çelik, tenus en exception des mesures de confinement avec l’autorisation spéciale de la Préfecture de Kocaeli, malgré les contestations des syndicats. Et ce n’est qu’un exemple, parmi tant d’autres…
Continuons…
Le Président dit à ses sujets, “qu’aucun citoyen esseulé se trouvant dans le public à risque, ne sera laissé seul”. Ensuite, il donne des numéros de téléphone des services supervisés par les préfectures et gouvernorats. Je voudrais quand même rappeler, comme je vous avais déjà écrit, qu’en restant sans argent liquide chez-moi, donc ne pouvant plus payer ne serait-ce que la bonbonne d’eau potable que le vendeur a l’amabilité de continuer à apporter jusqu’à à ma porte, j’avais essayé de contacter ces numéros se secours. Je vous avais raconté comment je m’étais fait balader d’un numéro à l’autre pour finir au service social, dont le téléphone ne répondait jamais. Passons…
Le Reis continue sa longue prose, “Parallèlement à toutes ces mesures, sur la proposition du Conseil des Sciences, nous vous faisons cadeau de masques et d’eau de cologne. Soyez sereins, aucun virus, aucune pandémie n’est plus fort que la Turquie”. C’est vrai, nous les turcs, nous sommes en acier. Bien heureux les veinards ! Il acclame, “héritiers d’une civilisation ayant comme devise ‘fait vivre l’humain, pour que l’Etat vive’, le plus important pour nous est la santé de nos citoyens”. Je ne sais pas à quelle civilisation il fait allusion. Ottomane ? kémaliste ? ou autre ? En tout cas, j’avoue que c’est la première fois que j’entend cette devise bien nationaliste et aussi méprisante pour “la populace”. Moi qui affirme “exister”, j’existerais donc pour la survie de l’Etat ?
“Je n’ai aucun doute” continue-t-il dans sa lettre “que nous sortirons de cette période de difficultés, comme nous l’avons fait pour toutes les épreuves, en renforçant notre union et être ensemble”. La lettre s’achève avec des vœux pieux telle une fin de prière. On dirait Trump et ses prêcheurs : “Avec ces sentiments et pensées, je vous présente mon affection et respect, et implore le Seigneur, pour que vous ayez une vie en bonne santé”.
Merci. Le Dieu sait ce qu’il a à faire.
Vous avez deviné, j’ai foutu la lettre à la poubelle.
Photo à la Une : Au cas où vous vous le demanderiez, ce n’est pas moi bien sûr qui suis sur cette photo, qui illustre de nombreux articles sur le net.