Les médias dits d’opposition en Turquie, du moins ce qu’il en reste, publient depuis belle lurette des articles aux manchettes alarmantes, “Canal Istanbul est un projet de catastrophe sans pareil”, “Canal Istanbul apportera la catastrophe”, “Le projet impossible du pouvoir : Canal Istanbul”, parmi tant d’autres…
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Selon le Prof. Dr. Haluk Gerçek, un des scientifiques signataires du rapport du WWF-Turquie, intitulé “Soit le Canal, soit Istanbul”, la circulation maritime du Bosphore, par conséquent les accidents, qui font partie des motifs incitants au projet, sont en diminution considérable et constante depuis 2007. Il exprime que, “la raison d’être du projet Canal Istanbul n’est pas, comme il est annoncé, la respiration de la circulation ou d’empêcher les accidents, mais bien de raviver le secteur de la construction, et d’ouvrir les espaces naturels restants de la ville à la construction, ce qui est alors un projet immobilier catastrophique”.
L’objectif annoncé du projet : “Sauver Istanbul”
Parallèlement à la croissance des activités économiques mondiales, le nombre de navires qui traversent le Bosphore, augmenterait… Le nombre de bateaux qui y passent serait de 50 milles en moyenne, par an. Les bateaux commerciaux utiliseraient le Bosphore depuis la Convention de Montreux, accord international multilatéral concernant le régime des détroits, signé le 20 juillet 1936. En prenant donc en compte la croissance mondiale, ce chiffre atteindrait bientôt les 80 mille. Les transports maritimes de produits toxiques et dangereux, particulièrement les carburants, seraient une véritable menace sur la ville. Par ailleurs, le projet réalisé apporterait une rentrée de 8 milliards de livres turques par an. En prenant en compte tout cela, ce projet serait donc très très important et nécessaire.
Voilà comment les ministres, le président de la république et leurs médias serviles, argumentent et défendent le projet de Canal Istanbul, et l’imposent à la population, sur la crête d’une tsunami de propagande.
L’objectif véritable du projet : “Faire du profit”
Les chiffres parlent tout autrement. Il est question d’une estimation qui prévoit que le nombre de bateaux traversant par le Bosphore doublerait en 20, 40 ans. Or, les 12 dernières années, il est observé une diminution de 27,3%. En 2007, le nombre enregistré est de 155, et en 2018 ; 113.
L’explication est simple. Afin de diminuer les frais, et augmenter les profits, les entreprises utilisant le transport maritime, ont privilégié des bateaux plus grands, au lieu de transporter de petits volumes en nombre. Donc, contrairement aux thèses du pouvoir, le nombre de navires est bien en baisse. Par ailleurs, entre en jeu également, le fait que le transport de gaz naturel, ou de pétrole, soit devenu beaucoup plus sécurisé et moins couteux par la voix de pipelines.
On peut donc affirmer, que le projet de Canal Istanbul, comme d’ailleurs le Ministre du transport Cahit Turhan l’a exprimé ‑ou avoué- “est bien un projet qui rapporterait”… et nous ajouterons : un massacre de la nature aux dimensions larges.
Y a‑t-il réellement besoin d’un Canal Istanbul ?
Ce projet, servi sur un plateau d’argent par Erdoğan, en clamant “mon plus grand rêve”, est en vérité un projet qui revient dans l’actualité de temps à autre, depuis la première fois, à l’époque de Soliman 1er, dit “le Magnifique”. Chaque fois qu’il a occupé l’actualité, il fut abandonné ensuite. Pourquoi ? Parce que justement, il ne s’est jamais avéré nécessaire.
Aujourd’hui ce projet de canal se retourne contre la traversée du Bosphore par les bateaux. Il existe dans le monde, d’autre canaux bâtis afin d’économiser le temps et les coûts de traversées, comme Panama et Suez… Nous n’allons pas entrer dans les recherches, pour démontrer si, au moment de leur construction, ces projets furent sujet de destructions naturelles, d’ ”accidents” de travail, tout comme le projet de Canal Istanbul annoncé peut le devenir… La seule différence qu’il faut d’abord pointer, entre le canal d’Istanbul et ces deux derniers c’est la traversée maritime déjà existante à Istanbul : le Bosphore.
Le Canal Istanbul serait d’environ 45 km de longueur. Le Bosphore est de 30 km. Il n’est donc pas question d’économie de temps et de coût de traversée. Par ailleurs, le Bosphore est une voie maritime naturelle, et cela facilite considérablement le côté juridique des traversées. Les règles et conditions sont déjà notifiées par la Convention de Montreux. Il faut savoir aussi, que ce projet défini à une période comme “projet fou” par le pouvoir lui-même, puis transformé avec le temps en un “objet imposé” aux populations, dans le cadre des “grands travaux” prévoit des traversées payantes. C’est-à-dire que, selon l’article 10 la Convention de Montreux, les bateaux pouvant traverser aujourd’hui le Bosphore vont devoir payer pour utiliser le Canal Istanbul. Il n’est pas nécessaire d’être devin, pour voir dès maintenant, que le canal ne sera la traversée préférée d’aucun navire.
Une autre dimension : la catastrophe naturelle
Les scientifiques et les citoyenNEs qui ont pu garder un brin de raison, voient et avertissent qu’avec la construction du Canal, une île artificielle verrait le jour, et les zones d’eau d’Istanbul disparaitraient sous leur forme actuelle.
Ce n’est pas tout. Dans la mer intérieure de Marmara, qui serait le lieu où les gravats des travaux du canal aboutiraient, apparaitront également des îles artificielles et des changements des fonds. Ce qui sera inévitablement une intervention humaine qui affectera l’écosystème maritime.
Rien que ces deux exemples négatifs, affecteront naturellement toute la population d’Istanbul.
De plus, si on regarde de près, l’itinéraire du Canal Istanbul, de la future île artificielle, on peut poser cette question : “A qui seront négociés, ces zones qui prendront de la ‘valeur foncière’ et seront mises en parcelles ?”. Qui achètera et habitera dans les villas avec vue sur le Canal ? Même en mettant de côté les allégations qui prédisent que comme d’autres quartiers “de valeur” d’Istanbul, les alentours du Canal seront vendu aux “émirats”, quataris et saoudiens ; il est d’une évidence qu’on ne verra pas de quartiers populaires sur ces terres de profit, mais des résidences de standing. Ce qui se traduit par le déplacement forcé des habitants actuels des zones de chantier vers des ceintures plus lointaines de la ville, une gentrification…
En réalité, le Canal Istanbul, est un “projet d’immobilier”, qui fait partie d’un ensemble megalo, avec le 3ème aéroport d’Istanbul, le 3ème pont du Bosphore et l’autoroute de Marmara Nord. Une “nouvelle ville” conceptualisée par le pouvoir étatique, pour les nouveaux riches.
Canal Istanbul ouvrira aussi la porte à un autre danger : les tremblements de terre. Le grand tremblement de terre qui détruirait un jour Istanbul, n’est pas un mythe. Il est documenté par tous les sismologues. A travers des séismes plus ou moins importants, parfois ressentis par les habitants, parfois passant inaperçus, il rappelle tous les jours son arrivée. Notons à l’occasion qu’aucune politique de prévention n’est menée, au contraire, le peu de lieux dégagés qui doivent être réservés et définis comme lieux de rassemblement sont bâtis, malgré les hurlements des urbanistes, architectes et scientifiques “Au lieu de canal, faites des projets pour le tremblement de terre !”. Le Canal Istanbul ajoute d’autres risques aux risques existants. L’embouchure du canal sur la mer Marmara sera très proche des lignes de faille qui déclencheront le grand tremblement de terre d’Istanbul annoncé. En cas de séismes, pour rappel, le Canal Istanbul sera une barrière sur la route de fuite des populations.
Il est évident que dans une méga-ville où un méga-séisme est attendu, la raison devrait conduire à une politique urbaine qui évite dans la mesure du possible de construire et d’aménager n’importe comment… Mais, bien sûr, il serait vain d’attendre cela d’un régime qui, comme s’il vivait dans un “univers parallèle”, perdure grâce aux projets de profit et de pillages qu’il impose aux populations.
Et le budget de tout cela ?
Il parait que cette année, le Canal Istanbul est budgeté de 75 milliards de dollars. Ah, tiens, curieux… l’année dernière ils avaient déclaré 118 milliards $. On peut éventuellement penser que le pouvoir, pour convaincre l’opinion publique, baisse ses estimations…
Dans le rapport intitulé “Les structures intégrées au Canal”, un projet de port nommé “Port de İGA” frappe l’oeil. Les associés derrière ce projet, sont les entreprises “favorites” du pouvoir, telles que Kalyon, Limak, Cengiz et Mapa, à savoir celles qui ont signé et continuent de signer les projets de centrales hydroélectriques et des catastrophes naturelles engendrées.
Maintenant, si nous prenons en compte le fait que les détenteurs du pouvoir vont réaliser ce projet du Canal, avec des fonds publics et avec la fameuse formule de “partenariat” très bénéfique aux entreprises amies ; “construit, gère et cède”, la réalité est que la somme annoncée, peu importe qu’elle soit 75 ou 118 milliards de dollars, sera un détournement Etat-entreprise. On appelle cela poliment “partenariat public-privé”. Et on peut voir gros comme une maison, que tout comme pour les projets antérieurs concernant les ponts, les autoroutes, “à péage”, les aéroports “à exploitation assurée”, ce seront les populations qui boucheront les trous en nouvelles taxes et impôts…
Il n’est pas difficile non plus de deviner que, comme cela fut avéré pour d’autres projets de pillage signés par les mêmes entreprises, ‑on peut citer le 3ème aéroport d’Istanbul comme exemple récent‑, d’innombrables “accidents de travail”, “assassinats” programmés dus aux manques de sécurité et aux mauvaises conditions de travail vont se produire. D’innombrables injustices seront constatés, et les personnes qui les constateront, signaleront et dénonceront seront menacées, intimidées, arrêtées, et même, vu la taille géante du projet, se trouveront devant des menaces de mort. Les grands projets mégalos de ces dernières années nous y ont habitué.
Vers une éventuel crise diplomatique ?
Une autre discussion nait avec le projet de canal. La question est “cette nouvelle voie maritime, va-t-elle à l’encontre de la Convention de Montreux ?”
La traversée du Bosphore fut ouverte aux bateaux commerciaux étrangers en 1829, puis, avec la Première Guerre Mondale aux navires de guerre. Une commission nommée “la Commission des détroits” formée en lien avec le Traité de Lausanne en 1923, prît la responsabilité des traversées du Bosphore par tout bateau. De plus, selon les portes paroles du pouvoir actuel en Turquie, cette convention n’a pas de limite de validité. Les pays qui sont avantagé par la Convention de Montreux sont ceux qui ont des rivages sur la Mer Noire. La convention porte des limitations aux navires de guerre qui traverseraient les détroits, en terme de tonnage et de délais dans la Mer Noire, ainsi qu’elle donne à la République de la Turquie, l’autorité de fermer les détroits en cas de guerre. Forcément, les yeux se tournent vers les pays rivaux, au niveau mondial…
Dans sa déclaration concernant le Canal Istanbul, Aleksei Erkhov, l’Ambassadeur de la Fédération de Russie, avait souligné “tant qu’il ne viole pas la Convention de Montreux”. Déjà en 2011, Vladimir Ivanovsky, Ambassadeur de Russie à Ankara, disait “la Convention de Montreux doit être sauvegardée”. Quant à Erdoğan, ses propos dans la réunion de l’OTAN en 2016, qui s’est déroulée après la “crise de l’avion” de 2015, il énonçait de son côté “la Mer Noire est en train de devenir un lac russe”. Le projet de Canal qui écornerait la Convention de Montreux pourrait provoquer des grimaces côté Moscou. Cela ne doit pas être très satisfaisant non plus pour les Etats-Unis, pour qui, selon la Convention de Montreux, la Mer Noire reste la seule mer qui n’est pas “ouverte”… Le projet de Canal s’intègre donc dans le poker politique d’Erdoğan à l’échelle régionale et mondiale.
Enfin, un rapport d’évaluation d’impact environnemental (ÇED) paru, met en lumière également le fait que l’autorité du régime des détroits de la Convention de Montreux comprend entièrement le Bosphore, les Dardanelles et la mer Marmara, et donc, dans quelles eaux dangereuses nage le pouvoir d’Etat turc… Selon le rapport, il est prévu qu’un autre canal soit ouvert depuis le nord du détroit des Dardenelles, vers le Golfe de Saros. Le fait qu’un navire de guerre qui viendrait de la mer Egée puisse atteindre la Mer Noire sans pour autant traverser les Dardanelles et le Bosphore, annoncerait une crise diplomatique d’envergure mondiale. Ainsi, le fait que des navires des pays de l’Otan qui n’ont pas de rivage Mer Noire puissent cependant l’atteindre par cette voie artificielle navigable, pourrait refroidir les “relations proches et amicales” entre la Turquie et la Russie…
Mot de la fin
Rappelons que des institutions et autorités étatiques, telles que le Conseil de la recherche scientifique et technologique de Turquie (TÜBİTAK), la compagnie d’Etat des eaux, la direction de gestion des aéroports, qui avaient donné leur avis négatif sur le projet de Canal Istanbul, l’ont ensuite approuvé, suite aux pressions politiques. Les déclarations qualifiant le Canal Istanbul comme “un projet à succès”, découlant du haut de l’Etat, l’écho en choeur donné par les instruments de propagande ‑en format média et presse- de l’Etat, témoignent que l’insistance de cet Etat sur ce projet, se poursuivra et qu’il pourrait voir le jour sous peu.
Cet article est librement traduit du “İktidarın “İmkansız Projesi” : Kanal İstanbul” (Le projet impossible du pouvoir : Canal Istanbul) rédigé par Gizem Şahin, qui met le point final, sur une note positive :
“Il y a tout de même une résistance à ce projet imposé. Elle se cache pour le moment dans des signatures posées sur des pétitions, [en anglais ICI] dans l’attente de centaines de personnes protestataires sous la pluie, dans les actions de ‘chaine humaine’ Et elle donne des signaux précurseurs, sur comment cette ‘vague de fond’ pourrait se transformer, devant un Etat qui impose avec insistance, disant : ‘vous voulez ou vous ne voulez pas, peu importe, ce sera fait!’. Il y eut un cas en Mai 2013″.
Cet article ne fait que lister des interrogations et inquiétudes qui ne sont pas nouvelles. Il dénonce aussi le fond de corruption qui serait alimenté par les grands travaux. Ces critiques sont communes à “l’opposition” à Istanbul. Elles pourraient c’est vrai, mobiliser celles et ceux qui firent “changer les rois” lors des dernières élections municipales. Mais l’on sait aussi que cela ne se résume pas à une mégalomanie du Reis, mais participe bien de projets qui sont régionaux, font l’objet d’alliances et de compromis, et satisfont aussi la finance, fusse-t-elle laïque.
Ce projet de Canal, comme tout grand projet inutile, est tout simplement toxique et en totale contradiction avec l’Avenir et les choix politiques et économiques nécessaires pour le rendre possible et durable. Et il n’y aura pas que des Erdoğan pour vouloir l’imposer, tant sa logique capitaliste dépasse l’ottoman nostalgique.
Et, à Kedistan, on voit difficilement une logique de ZAD naître aujourd’hui à Istanbul…