Es-tu déjà allé découvrir le Nord de la Turquie ? Connais-tu la chaine de montagnes Kaçkar, qui défie la Mer Noire sur ses rives de l’Est, avec ses cimes enneigées, entourées de forêts épaisses et ses hauts plateaux tapissés de vert ?
Si tu vois de quoi je parle, tu sais probablement ce que ça veut dire yayla.
A moins que tu n’aies entendu ce mot dans la bouche d’un amoureux de montagnes et vu les étoiles briller dans ses yeux au moment même où il le prononce.
Yayla veut dire plateau, alpages. Yayla veut dire transhumances, prairies…
Mais pas que…
Yayla est un retour à la source. C’est l’endroit où le temps et la nature font la loi, où le vent et le vert sont frais et libres. Yayla est la beauté qui se réveille dans la rosée, la poésie des nuages qui se couchent aux creux des rochers à la tombée de la nuit.
Les yaylas sont des trésors familiaux que les jeunes mariés gardent comme les prunelles de leurs yeux, non pas seulement parce que ces parcelles de tapis verts abritent de multiples plantes et fleurs endémiques, mais aussi parce qu’elles sont l’objet de transmissions culturelles et inter générationnelles.
« Monter au yayla » serait-il l’adaptation de coutumes nomades à la vie sédentaire ? C’est peut être cet irrésistible envie de bouger qui continue à animer les arrières petits enfants des peuples nomades…
Yayla est pour le paysan, un paisible repos, une fraîche respiration, avant d’affronter l’hiver. Pour le citadin qui vit dans son clapier urbain : un rêve.
Si tu devenais un aigle, tu pourrais survoler de multiples yaylas disséminés entre les cîmes sur toute la longueur de la Région de Mer Noire.
Mais si tu comptes prendre l’envol maintenant, je te préviens l’aigle ; tu vas glatir de colère, tu vas trompeter de rage… Tu ne vas pas être content, mais pas du tout… parce que tu vas voir ceci :
Un chantier de route qui avance depuis 2 ans, comme un serpent venimeux, en avalant la beauté. Cette route s’appelle La Route Verte (Yeşil Yol en turc). Non, ce n’est pas une blague. Ils ont osé les bougres…
Cette vilaine route fait partie d’un vaste projet “touristique” dévastateur qui a pour objectif de lier les hauteurs d’Ordu, Giresun, Gümüşhane, Bayburt, Trabzon, Rize et Artvin.
Le serpent sera d’une longueur de 2.600 km et comme tu as bien deviné l’aigle, la bête entraînera sur sa trace une quarantaine d’établissements touristiques, des restaurants, hôtels, stations de skis !
Date finale du projet : 2018.
Dépèches-toi donc de déployer tes ailes !
La Région de la Mer Noir en Turquie a déjà été pillée, dévastée dans ces 15 dernières années. Une route maritime à 4 voix a été construite et ouverte en 2007 “pour faciliter le transport routier”, tout en coupant l’accès des habitants à la mer. C’est ballot, à l’heure où on doit privilégier les moyens de transport plus propres et collectifs et le commerce local….
J’ai vu de mes propres yeux larmoyants des absurdités comme des espaces de pique-nique avec des tables en bois, posées sous les sapins, vue sur la mer, restés coincés et devenus inaccessibles, entre l’ancienne route et la toute neuve. La route s’est construite par endroit en remplissant la mer, malgré les avertissements de spécialistes qui prédisait que cela ne tiendrait jamais. En effet la mer reprend ses droits et le béton cède, tombe en miettes, nécessitant des réparations à l’infini…
L’erreur du projet a été reconnu ultérieurement par les tribunaux, mais il n’était plus possible de revenir en arrière.
Et si “Mer noire” évoque plages et soleil, la réalité est aussi celle des dégazages des pétroliers et les déversements polluants du Danube dans cette mer fermée. Y ajouter un traffic routier de transit.…
Rappelons que si les bétonneurs, les grandes entreprises de chantier liées à telle ou telle famille des bigots au pouvoir, après avoir “arrosé” nombre “d’irresponsables” locaux, se sont bien rempli leurs “boîtes à chaussures”, ces projets sont aussi nés dans le cerveau de technocrates de la belle Europe, à l’heure des “négociations”. La Géorgie, au bout de la route, devenait un “marché” à rejoindre.
Dans la panoplie des “progrès” on peut citer également les carrières de pierres qui meurtrissent le coeur des terres, et détruisent des milliers d’arbres.… l’urbanisation sauvage qui sème le béton sur le vert, et les centaines de centrales hydroélectriques installées partout, pour répondre aux besoins créés, confisquant jusqu’aux plus petits ruisseaux, certaines encore en phase de construction, contre lesquelles les locaux continuent à mener de nombreuses luttes (de fait des ZAD !!).
Concernant les yaylas, il existe déjà plusieurs exemples d’amélioration ou d’élargissement de routes de montagnes réalisés indépendamment du projet de Route Verte. Ces exemples prouvent que chaque fois qu’un yayla est “mieux” desservi il est dévasté dans un temps record, et ce sans “retombées bénéfiques” pour les habitants.
La région de la Mer Noire déjà en danger, sous la main mise du profit et d’une politique de “progrès”, n’avait certainement pas besoin de ce projet géant en vert synthétique.
Mais, le serpent venimeux n’avance pas sans résistances, sois-en conscient l’aigle… Plusieurs organisations de la société civile et des habitants mènent un combat depuis plusieurs années.
Citons par exemple la longue bataille juridique et militante à Rize, dans les yaylas de Samistal, à 2.300m de hauteur, attachés à la commune de Çamlıhemsin. En juillet l’Inititative Fırtına (collectif contre la Route Verte — Fırtına İnisiyatifi) avait sollicité le tribunal pointant l’abattage des arbres sur le site et les résistants avaient empêché les machines d’agir.
Et le tribunal avait décidé l’arrêt immédiat des travaux.
Le Préfet de Rize continuait à défendre le projet en précisant bien que c’était un projet de route bien “verte”, en gros, du béton bio-compatible et déclarait avec insistance « Il n’y a eu aucun arbre de coupé. Si c’est arrivé, on fera le nécessaire ».
Faire le nécessaire ? Ah, remettre les arbres à leur place ? En planter d’autres ? Engueuler l’entreprise ? En tout cas, les habitants et les muhtars (préposés de village) du coin témoignent que les arbres ont été effectivement coupés.
Le 20 août dernier, le collectif Fırtına appelait via les réseaux sociaux, les habitants et amoureux des montagnes à se rassembler sur le chantier : Les travaux avaient recommencé !
Cette fois-ci en plein nuit, les engins de travaux étaient revenus sur le chantier. Ils étaient accompagnés d’une cinquantaine de gendarmes.
L’avocat Yakup Okumuşoğlu annonçait également sur les réseaux : dans ces jours où nous attendons la décision du tribunal, ils essayent de construire leur route illégalement et dans la hâte. Et ils le font en envoyant les rochers à travers les prairies, en balançant les gravats sur les alpages.
Les Avocats des Mouvements Ecologistes et Environnementaux (ÇEHAV) résument les arguments anti Route Verte :
Avant tout, la zone où cette route sera construite est une zone protégée, le plus grand Site Naturel National du pays.
.
Ce projet n’a aucune légitimité légale car plusieurs plaintes sont déposées et les procès sont en cours. Selon la Loi sur l’Environnement, les études qui devraient être faites sur les caractéristiques géologiques et météorologiques de la région, et sur les effets du projet sur la faune et le flore, ainsi que les vestiges historiques n’ont pas été réalisées. Les problèmes spécificiques à la zone, forestière et propice aux glissements de terrain n’ont pas été pris en compte ni étudiés.
.
Il n’y a aucune étude sur les problèmes générés par le chantier lui même, l’élimination des gravats, les complications suite aux coupes d’arbres, l’emploi d’explosifs, et leur conséquences sur l’écosystème dans la zone… Aucune recherche, ni proposition pour une éventuelle réhabilitation ultérieure des zones arborées rasées pendant la construction. Aucune étude ou précaution sur les effets néfastes sur les alpages.
.
L’objectif du projet est déclaré par la Préfecture, comme un “progrès du tourisme dans la région”. De quelle façon cet objectif sera-t-il réalisé ? Quelles conséquences néfastes ou bénéfiques sur “le tourisme de yayla”, un tourisme existant à part entière ?
.
L’utilité réelle de cette route n’a fait l’objet d’aucune prospective, aucune étude, et ne sont donc pas des évidences.
La chambre des architectes de Rize pose également des questions :
- Que deviendront les gravats d’une route de cette envergure ?
- Si on estime que 10.000 véhicules emprunteront cette route en 1 ans, qu’en sera-t-il de la pollution ?
- Qu’en est-il des stations services qui vont s’installer en pleine yayla et les conséquences ?
- La route passant à 2000–2500 mètres de hauteur, cela ne nécessitera-t-il pas pas l’abattage de dizaine de milliers d’arbres ?
- Dans cette zone, on constate un enneigement de 5,6 mètres/an…de plus il existe des cols difficiles d’accès, il n’y a pas non plus d’ explications sur ces points.
- Ce projet mis en place sans aucune étude sur la culture de yayla, particulière à l’Anatolie, ne sonnera-til pas la fin des yaylas ?
- Les hôtels et complexes touristiques alignés sur 2.600 km, ne rendront-ils pas la zone inaccessible à la population, et ne privilégieront-ils pas l’hégémonie économique des grandes entreprises, tout en lésant les artisans et commerçants locaux ?
- Pourquoi il n’y a pas eu d’étude d’impact écologique de faite par des institutions et organisations indépendantes ?
- Le projet de l’extraction d’or au cyanure, qui se trouve sur le parcours, serait-il lié au projet de la Route Verte ?
Un brouillard total existe sur qui fera quoi concernant les installations touristiques qui suivront.
Les travaux actuels sont effectués parcelle par parcelle. La route n’est pas prise en charge comme un seul projet mais mise sous la tutelle des localités. C’est une ruse pour contourner la nécessité d’études sur les impacts écologiques.
Deux entreprises sont citées. Cengiz İnşaat et Kolin İnşaat.
Le nom de Cengiz İnşaat vous paraitra peut être familier… En effet, il s’agit bien de l’entreprise de Mehmet Cengiz dont on avait entendu les propos lors de l’affaire des écoutes téléphoniques du 17–25 décembre 2014. Sur les enregistrements rendus public, cet homme d’affaire disait avec beaucoup de classe : « On niquera la mère de cette nation !».
Mehmet Cengiz très proche d’Erdogan, est le promoteur de la route côtière de la Mer Noire dont je parlais plus haut. Il a également réalisé plusieurs projets dont des barrages en région de Mer Noire. Actuellement son entreprise fait de l’extraction d’or au cynaure à Artvin, et il a obtenu récemment une partie des travaux de la future centrale nucléaire d’Akkuyu à Mersin.
Mehmet Cengiz est donc un homme qui réussit, et qui oeuvre beaucoup pour la Mer Noire, la région dont il est natif. Comme quoi l’ambition peut rendre aveugle pour bousiller avec joie son propre héritage naturel…
Les résistants ajoutent :
La constructions des hôtels de luxe qui seront hors de portée de la population de la région, ainsi que des des constructions illégales, seront généralisées en vitesse éclair dans les hauteurs de 2000–3000m.
.
Les prairies destinées aux animaux seront pillées, la vie sauvage sera endommagée et la biodiversité totalement déséquilibrée. Les territoires des ours, lynxs, cerfs et chèvres sauvages, vivant à l’Est de la région, ont déjà sensiblement diminué, plusieurs espèces risquent cette fois de disparaître.
.
L’écotourisme à apporté un sérieux bénéfice à l’économie de la région et du pays. Ce tourisme utilise les sentiers anciens et traditionnels. Le tourisme motorisé détruira l’écotourisme. La Route Verte générera un tourisme massif qui ne correspond en rien à la conception de protection de la nature. On connait le résultat comme à Uzungöl, et à Ayder.
Voilà où tu n’iras pas l’aigle…
Ce qui est édifiant, c’est que les locaux affirment qu’ils n’ont aucun problème de transport et de circulation avec les routes et chemins existants actuellement !
Rabia Bekar, alias Mère Havva (Eve) n’en dit pas moins. Cette femme de 57 ans, devenu le symbole de la lutte contre la Route Verte habite au village Mikron Kavak de Çamlıhemşin, commune de Rize. Les habitants de son village montent au yayla de Kavrun. Mais pendant la mobilisation de juillet 2015, elle était venue sur le yayla de Samistal, en soutien. Elle expliquait que la route passait initialement à Kavrun, mais que suite à la résistance des habitants, ils avaient orienté le projet vers Samistal.
Regarde bien l’aigle. Des femmes de caractère comme elle, tu en verras plein les yaylas. Ecoute la rouspéter, assise sur SON rocher, secouant sa canne énergiquement, et défendant SES terres. Elle y va de bon coeur, car elle était bien remontée en entendant les propos du Préfet « Une poignée de “çapulcu”, des traines savates ne peuvent pas empêcher le projet. »
Havva : Ah, parce que ça va aller au tribunal qu’ils vont s’en aller ? Tu crois comme ça ?
L’homme : … mais on va gagner au tribunal
Havva : Quel tribunal ? Quel tribunal ? Vous avez mangé votre tête . Le tribunal ! Le tribunal, c’est quoi ? C’est quoi le tribunal ? Le tribunal c’est nous ! Il est où l’Etat. Il y a le peuple ! Le peuple ! Il n’y a pas d’Etat ! C’est le peuple ! C’est qui l’Etat bon sang ? Si l’Etat est là, c’est grâce à nous ! Tribunal… tribunal… Nos grand pères sont allée de Kavrun en Asie à pied ! Ils sont morts à la guerre. Il n’y aura pas de route. Les chemins des yayla ne se réuniront pas ! Chaque yayla a son chemin. Les chemins ne se-ront-pas-liés ! Je refuse catégoriquement. [applaudissements]
Toi Préfet, toi tu es assis sur ton siège, et nous ici, nous sommes pétris par la terre et l’eau d’ici. J’étais muletier jusqu’à mes 11 ans ! Jusqu’à mes 11 ans, Préfet ! C’est qui le Préfet, le sous Préfet ? C’est moi ! Moi, moi, moi; je suis le peuple… je suis le peuple ! Les maquereaux, il vont réunir les chemins de yayla… Pour quel but ? Les yayla ont des chemins ? Oui, ces gens là vont marcher, ils vont aller chez les uns et chez les autres, nos petits enfants vont marcher eux aussi, et ils vont aimer ces terres, ces pierres…
“Faites demi tour tant qu’il est temps” dirait-on en français d’une expression turque littéralement, “Yol yakınken dönün”, “Revenez pendant que la route est courte”, rebaptisée par les résistants contre les grands projets inutiles : “Yol yeşilken dönün”, “Revenez pendant que la route est verte”.
Ni Havva, ni les habitants, ni les soutiens ne lâcheront l’affaire. Une conférence de presse est prévue pour le lundi 24 août à Rize.
D’autres mobilisations suivront…
Et toi qui passes, prends bien conscience qu’il n’y a pas là que des appétits mal contrôlés. Parce que des “projets” de ce genre, on en compte des centaines, et sur la planète entière des milliers. On y retrouve la même “logique” d’un soit disant développement, d’une croissance qui amènera le “bien être”.
Et au final, lorsque ces projets sont menés au bout, chaque fois on constate qu’ils ont appauvri tant la majorité des populations locales que l’environnement qui était le leur. La “station” touristique d’Amérique latine ressemble à celle de Turquie, qui est copiée du modèle suisse.… Et les “touristes” qui les fréquentent sont les mêmes… Et les “investisseurs” font aussi partie des mêmes cercles financiers…
Ces modèles de “croissance” qu’on nous présente contre “l’immobilisme”, “l’archaïsme”, et comme une “nécessité” pour les populations “sans cesse croissantes” sont les mêmes qui justifient pesticides, agriculture industrielle, énergie nucléaire, confiscation et regroupement des terres d’un côté et bétonnage croissant de l’autre.…
Bref, l’aigle, il y aura toujours la bonne justification pour te plumer et t’empêcher de “voler”, pendant que d’autres se l’autorisent, amassant leurs cagnottes dans des boîtes à chaussures ou des banques au pays crocodile.
Ces patrimoines inestimables, s’ils sont habités localement, nous appartiennent tous un peu, nous les humains de la Terre, et leur bio diversité nous enrichit, même de loin.
Alors chaque fois qu’une résistance se dresse, elle nous intéresse et nous interpelle.
.
Vous, les aigles petits joueurs, vous qui voulez bien soutenir la cause sans quitter votre aire douillet, vous pouvez commencer par dégourdir vos ailes en signant la pétition… ICI
En bonus pour celles et ceux qui veulent voyager un peu virtuellement dans cette région et en même temps se replonger dans le contexte politique de Turquie des années 80 ; le film de Özcan Alper, “Sonbahar”.
Dans le film, vous retrouverez aussi comme acteurs principaux tous les paysages qu’ on vient de survoler. Je vous laisse découvrir la bande annonce.
Naz Oke pour Kedistan