Je les ai croisés récemment, le 20 avril dernier, ces révoltés là, dans le reportage de l’émission Tracks d’ARTE : “La gentrification à Istanbul”. Comme le sujet m’intéressait, j’ai cliqué sur la vidéo, et je suis restée scotchée.
Je connaissais l’histoire du quartier Sulukule d’Istanbul et les transformations qu’il a vécu. Je savais comment ce quartier pauvre et joyeux, habité par les Rroms avait été vidé de ses âmes. Comment les habitants habitués à partager les rues animées, ont été logés à perpet les oies dans la périphérie d’Istanbul, bien loin de leur quartier, en plus en vertical, et qu’ils avaient à juste titre, du mal à s’y faire… et que tout cela avait été fait en remplissant les poches de certains, sous prétexte de “réhabilitation” et que de nouveaux habitants plus rentables étaient venus conquérir les lieux… Je savais tout cela.
Sulukule n’est d’ailleurs pas le seul quartier qui a subi ces méthodes. Malgré les luttes et les propositions parfaitement réalisables des architectes, urbanistes, pour “produire des projets de réhabilitation des quartiers avec et pour ses habitants”, d’autres quartiers y sont passés et “TOKI”, l’agence turque de développement du logement, continue de sévir encore et encore…
Le photographe reporter Fatih Pinar avait fait tout un travail sur plusieurs quartiers d’Istanbul, tous sujets à gentrification. Son album sur Sulukule nous met au parfum pour comprendre le cri musical de ces jeunes.
https://youtu.be/5071818
Mais là, ces trois jeunes révoltés me scotchent. Or j’avoue, le Rap n’a pourtant jamais été ma tasse de çay.
Ils s’appellent Tahribad‑ı İsyan, “Révolte à la destruction”, et ils sont sont irrémédiablement liés à l’histoire de leurs quartiers respectifs… rien d’étonnant.
Mais je veux en savoir plus. Alors je fouine…
Le groupe Tahribad‑ı İsyan est né en 2008 avec la rencontre de trois jeunes : Asil Koç alias “Slang”, Veysi Özdemir alias “V.Z.” de Sulukule, quartier historique des Rroms à Istanbul, et Burak Kaçar alias “Zen‑G”, qui lui, vivait des problèmes similaires dans son quartier Zeytinburnu. Ils ont de la musique dans la tête, ils ont des projets. Une fois la rencontre est faite, leur colère devient révolte et leur révolte explose en Rap.
Je me dis, je vais écouter leurs chansons. Un vrai coup de coeur pour “Ghetto Machines”. A 4h du matin, franchement, elle me donne la niaque !
J’apprends ensuite, qu’en 2012, Ghetto Machines figurait dans le double CD intitulé “Listen to roma rights” édité par Amnesty International à l’occasion du 8 avril, Journée Internationale des Rroms.
Halil Altındere, un artiste contemporain qui aime mettre l’accent sur “la résistance aux structures répressives et à la marginalisation dans les systèmes officiels de représentation” produisait en 2013 “Wonderland”. C’est à dire, quelques mois avant la résistance du parc Gezi.
Ce film, dont la musique est en collaboration avec Fuat Ergin et Tahribad‑ı İsyan, est totalement précurseur des événements, de l’ambiance qui vont suivre à partir de fin mai. “Wonderland” est aujourd’hui intégré à la collection permanente du prestigieux musée d’Art Moderne, MoMa à NewYork.
Vous trouverez ci dessous, les vidéos du film Wonderland et de la chanson seule, si vous souhaitez vous focaliser plutôt sur la musique, et bien sûr les paroles et leur traduction. Soyez indulgents pour la traduction, j’ai fait le choix de privilégier le sens des paroles, donc hélas la sonorité et les rimes ne suivent pas. Mais pour ça vous n’avez qu’à ouvrir vos oreilles… Les trois frères révoltés sont là.
Mais, avant, je voudrais ajouter qu’en 2015, la fameuse série documentaire du MTV “3Rebel Music” mettait sous la loupe la Résistance Gezi. Tahribad‑ı İsyan, les révoltés, y figurent bien sûr.
https://youtu.be/grcse_8GYIk
Wonderland
La chanson, suivie des paroles…
Fuat Ergin :
Ils sont venus à nos portes
Ils sont venu détruire notre quartier
Aujourd’hui sulukule, demain Balat
Ok Meydanı, Tarlabaşı, le Parc Gezi
Il n’y a plus de temps
Ils prennent aux pauvres pour donner aux riches
Ils détruisent les bidonvilles, construisent des résidences.
Que l’Art et la musique soient vos armes
Tahribad‑ı İsyan, arrêtez cette destruction
Allez mecs
V.Z. :
Hé ! Je porte ce sang
Je n’habite pas à Sulukule mais j’y vis
Les gens sont inquiets ici, ce n’est plus serein
Et la raison de cela c’est TOKI
Nous sommes des acteurs et l’art est dans la rue
Les célébrités ne sont que nos fans
Ne m’écoute pas va à ton boulot
On a pissé sur les fondations de la nouvelle maison
Parce que j’avais très envie TOKI
Soeur Funda c’est qui ? présente-moi
Sulukule ne peut pas être abattu avec quelques machines
Ce que je veux dire, tu trimes pour rien
Peuple, sortez, regardez mon quartier
Vis ici, n’écoute pas les autres
Musique, fête, maison bidon, bonheur
Tu peux remercier dieu dans ta villa
Fuat Ergin : (Refrain)
Qu’est-ce qu’il va se passer encore, que va-t-il se passer ?
Si la musique n’est pas là.
Ce groupe va te demander, et lui trouvera encore des prétextes
Comme d’habitude
Slang :
Yo ! Ma maison va être détruite aussi
Sulukule est désormais un lieu de bourges
L’époque est changée bien sûr
Ceux qui regardent mal les Rroms
ne s’appelle plus raciste mais Agha Mustafa*
[Mustafa Demir, Maire de]
Vous avez trouvé le nom : recyclage urbain
Mais en vérité c’est là l’effondrement de cette ville
Ça fait cinq ans qu’il se tient devant moi
Le cadavre de mon quartier.
Allez montez à notre niveau et battez vous avec nous
C’est facile d’évacuer, pour celui qui a de l’argent
Qu’avez-vous fait pour les pauvres, voilà la question
le TOKI, au lieu de réhabiliter l’histoire
va réparer le cerveau de l’Etat.
Parce que à côté de ce qu’il fait
Le dégât que je fais n’est rien.
Pourquoi j’aurais peur des descentes
seul l’eau peut descendre à ma maison
Mustafa Demir, je ne rentrerai pas à l’ordre parce que tu parles
Loue un rappeur pour me répondre
avec l’argent que tu exploites
(Refrain)
Zen‑G :
Je ne dis pas, ne joue pas avec moi,
Tends ton oreille à ma voix.
Puisque tu sais tout, réponds à ce que je demande
La vie est trompeuse, tout d’un coup tu peux te trouver sans pain
Je ne veux même pas poser de questions
Car ce que je vois est déjà la réponse
Bah, si c’est des ghettos chez les autres, c’est de « varoş » chez nous.
Mes paroles deviennent une avalanche, je les roule à travers la pente
On attendait rien des sous dans ta poche
Tant que tu ne viens pas vivre ici, tes paroles sont pour rien
Tu as fourni l’électricité hier, aujourd’hui la maison est détruite
Avec un des mots maudits, ton jour se transformera en nuit
Si on dit ‘c’est où ici ?’, c’est l’oeuvre du TOKI
Les chiens sans honneur, où est notre maison ?
Ici, avec deux coups sur le darbuka
Le quartier s’éclabousse de joie
Sulukule est un endroit authentique au fou
Désolé mais je ne peux pas vous inviter.
(Refrain)
WONDERWORLD, le film de Halil Altındere.
(Avec des sous titrages en anglais)
Voilà comment ces jeunes révoltés s’expliquent lors d’un reportage :
VZ : Je peux dire que Sulukule est le lieu-mère de la musique. Parce que c’est des Rroms. C’est des gens qui se couchent avec la musique, qui se lèvent avec… Justement c’est le fait qu’ils anéantissent une culture comme ça, qui nous a révoltés. Mais il va avoir une révolte… c’est obligé.
Avant la période de destruction, nous faisions du Rap normal, comme les autres en Turquie.
Asil : Notre but était de faire juste du Rap. Maintenant on a un vrai but. Ils nous ont pas permis de vivre à l’endroit où nous avions tous des souvenirs.
Au début, quand on nous a annoncé que notre quartier allait être détruit, nous n’avons pas cru. Après les choses sont devenues plus sérieuses. Des enfants de 7, 8 ans se sont mis devant les machines pour les empêcher. Ce n’est pas facile à raconter avec des mots, tant de choses ont été vécues. Il faut les vivre pour les comprendre.
Nous ne pouvons pas nous fâcher contre les gens qui sont venus après. Que voulez vous, ils n’y sont pour rien, ils ont travaillé, ils ont gagné de l’argent et ils sont venus ici pour vivre… Nous sommes en colère contre l’Etat. Par exemple Mustafa Demir, Maire de Fatih, quand il parle aux médias, il dit « Nous n’avons pas traité les Rroms comme Sarkozy l’a fait ». Mais il fait pire que Sarkozy.
Zen‑G : Moi aussi je suis au lycée, je vis les mêmes choses. Je me lève, je vais à l’école, entre dans l’école, comme une prison… Je ne peux pas dire ce que je pense, les profs menacent de me faire redoubler. Même quand il y a des sujets sur lesquels j’ai des choses à dire, je ne dis rien. Mais j’envoie les chansons, sur Internet, même à mes profs.
Asil : En plus ils aiment dis donc !… Ils ne comprennent pas ou quoi ?
Zen‑G : Mais si, mais si, ils comprennent.
En survolant les avis des uns et des autres, je suis tombée sur un qui m’a fait sourire… Parce que cette phrase qui vient du cœur traduit bien ce que je peux ressentir, après cette nuit de Rap, en ce moment même où je termine cette chronique au petit matin.
“Surtout continuez, parce que bon sang, vous êtes trop bons. On était vos grands frères, on se surprend à être devenus vos fans. C’est dire…”
En bonus, je vous fait cadeau de ce petit moment de joie à capella à Sulukule.
C’est comme si vous y habitiez…
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