Nous sommes restés silencieux à chaud sur l’attentat d’Istanbul.
Nous joindre aux médias officiels pour broder sur des informations censurées, à quoi bon ? Dénoncer et déplorer les victimes, tout être humain normalement constitué pouvait également le faire sans nous.
C’est un crime, tout aussi meurtrier que le sont les crimes quotidiens à l’Est de la Turquie. Et le fait qu’il ait été commis dans les lieux même de « l’imaginaire européen istanbuliote » ne doit pas nous égarer sur des chemins de Charlie pour autant.
L’attentat d’Istanbul fait suite à celui d’Ankara. Il intervient dans un contexte où le régime Erdogan se trouve empêtré dans son jeu d’alliances à géométrie variable, contraint qu’il est de prendre quelque peu des distances avec son voisinage islamiste.
Là aussi, la population turque pourrait dire « vos guerres, nos morts », à juste titre, même si là, les morts sont tous “étrangers”.
Les victimes de cette explosion, les morts et les blessés, ne sont pas de simples victimes au hasard d’un terrorisme aveugle, qui serait « exporté » par Daech. Car la Turquie est réellement en guerre. Et cette guerre, on le sait, elle la mène contre une partie de son Peuple à l’intérieur de ses frontières, contre les Kurdes de Syrie au Rojava, contre le régime syrien, mais via des aides à des groupes islamistes. Et si depuis peu, elle a pris quelque distance avec Daech, du fait des pressions « amicales » de l’Otan et de son rapprochement avec l’Arabie Saoudite, elle reste ensablée dans sa politique syrienne. Son entrée dans la nouvelle coalition islamique, qui correspond à une nouvelle contorsion politique, ne peut également que « fâcher » ses semi alliés d’hier.
Si la revendication de l’attentat confirme bien la main de Daech, cela risque bien de ne pas être le dernier.
Pourtant, faire un parallèle immédiat avec le massacre d’Ankara, ou de Suruç, voire Diarbakir, serait une confusion politique, lourde de conséquences.
Même si une victime reste une victime de trop, même s’il faut dénoncer ce crime, permettre à Erdogan d’en faire une occasion de mettre dans le même sac ce que font ses forces de répression à l’Est, et déclarer plus que jamais une sorte « d’unité nationale contre tous les terrorismes », serait tout aussi criminel.
Les attentats précédents sont tous « tombés à pic » dans des moments politiques où l’AKP combattait son opposition démocratique, divisait les « forces porteuses de paix », montrait toutes les minorités du doigt, et réprimait militairement l’opposition kurde. Ils ont chaque fois visé ces forces, ces secteurs de l’opposition civile, porteuses d’un désir et de propositions de paix, et dénonciatrices des connivences avec le terrorisme de l’état islamique. Ces mêmes forces qui tentent de se coaliser parce que toutes ayant des intérêts communs à une Turquie plurielle.
Là, il s’agit d’un avertissement lancé à Erdogan, d’une attaque au cœur de la « Turquie touristique », visant à la fois les gouvernements européens au travers de leurs ressortissants, et “l’image” même de la Turquie, qui n’est pourtant plus la réalité d’Erdogan, mais le mirage qu’il entretient à l’extérieur.
Même si dans les deux cas le crime est abject, tenter de comprendre les motivations des commanditaires peut permettre de ne pas, en plus du crime, ajouter une manipulation politique qui ne va pas manquer de se développer en Turquie.
Les « éléments de langage » sont déjà en place. Ils sont repris à la fois par les gouvernements européens et par Erdogan, ou ses représentants à l’étranger.
La Turquie lutte depuis toujours contre « les » terrorismes, Daech et PKK. La Turquie est à ce titre « attaquée », d’Ankara à Istanbul. Elle est attaquée parce qu’elle a des ambitions politiques nationales et internationales, parce qu’elle se bat pour son unité et ses « valeurs » et son « mode de vie ».
Voilà, plus de femmes enceintes et de bébés tués au Kurdistan turc, plus d’état de siège, plus de combattants kurdes traînés derrière des blindés… Les centaines de victimes sont effacées par d’autres, opportunément. Les centaines de victimes n’existent pas, parce que c’est la rançon de la lutte anti terroriste. Il n’y a plus, il n’y a jamais eu de populations ou de minorités opprimées, ni Kurdes, ni autres… Le négationisme revient au galop avec la fumée de l’explosion. Les victimes d’Istanbul deviennent l’équivalent de celles de Paris, cyniquement, et elles, à ce titre, font revenir la Turquie d’Erdogan dans la « coalition » antiterroriste avec tous les honneurs.
“Je suis Istanbul ?”
Cette manipulation politique, qui s’appuie sur l’émotion légitime, mais caricature la réalité, ne doit pas devenir un « je suis la Turquie », qui conforterait l’hystérie nationaliste qui s’exprime au canon de char à Diyarbakir. Nous, nous sommes Istanbul, Ankara, Cizre, Diyarbakir, Suruç… et tous les quartiers assiégés, toutes les croix sur les portes de maisons, toutes les victimes du Sultan.…
Tout au contraire, c’est le moment de mettre en pleine lumière la politique de guerre d’Erdogan, ses complicités régionales, tout comme la légitimation que lui procurent les gouvernements européens.
Pour Daech, choisir le moment où Erdogan mène son œuvre de « purification » au Kurdistan pour lui rappeler ses anciens engagements, dénoncer son virage récent vers la coalition islamique, c’est mettre un pied dans la porte de la crise interne à la Turquie. Pour les gouvernements européens, aveuglés par leurs politiques migratoires à court terme, prêts à toutes les veuleries, ce devrait être un avertissement pourtant. Daech est décidé à s’immiscer dans les interstices de la crise politique turque, et à profiter de toutes occasions régionales pour ce faire.
Dans ce contexte, laisser Erdogan massacrer encore au Kurdistan turque, et diviser plus que jamais les populations est tout bonnement suicidaire à moyen terme.
Certains vont penser que Kedistan manque de cœur et d’empathie. Mais où étaient ces “certains” depuis ces longs mois où chaque jour apporte son lot d’atrocités ? Est-ce parce que certaines victimes sont allemandes ? Est-ce parce que l’Istanbul des cartes postales est visé ?
La politique terroriste d’Erdogan doit être tout autant dénoncée que celle de kamikazes de Daech. L’un n’est pas à soutenir contre l’autre. Ce sont dans cette guerre régionale les revers d’une même médaille militaire.
Et ce sont toutes les victimes innocentes qui ce soir doivent faire l’objet de notre deuil. Et ces bougies qu’on allume ne doivent pas éteindre l’intelligence, au profit d’un homme qui, hier encore citait Hitler pour parler de république.