Alors que cer­taines vic­times de l’attentat de Paris n’ont même pas été inhumées et que le sou­venir des vic­times des atten­tats suc­ces­sifs de Suruç et d’Ankara (et non d’Istanbul, comme l’affirment, à la télévi­sion, cer­tains experts mal infor­més) est encore vif, des images insup­port­a­bles nous parvi­en­nent de Turquie. D’abord celles des virées de réjouis­sance des sym­pa­thisants de Daesh dans les rues de Gaziantep, puis celles du boy­cottage, lors du match de foot­ball Turquie-Grèce, à Istan­bul, de la minute de silence par une grande par­tie des sup­por­t­eurs de l’équipe nationale turque, agré­men­tées de slo­gans ultra­na­tion­al­istes et de “Alla­hou Akbar”. Sans compter les mes­sages des soi-dis­ant démoc­rates, surtout nation­al­istes, qui s’en pren­nent à la France pour l’excès de com­pas­sion qu’elle aurait déclenchée. Ces man­i­fes­ta­tions ne peu­vent évidem­ment pas être attribuées à tous les citoyens de Turquie, mais nous don­nent quelques élé­ments pour mieux appréhen­der un phénomène qui a pris une ampleur gran­dis­sante depuis le règne sans partage de l’AKP dans le pays. En effet, il est main­tenant incon­testable que la Turquie est entrée dans une ère où la ligne de démar­ca­tion entre un islam rig­oriste et l’islamisme est de plus en plus ténue. Dan­gereuse­ment mal­léable, hyper­sen­si­ble au dis­cours vic­ti­maire du par­ti islamiste AKP (nous refu­sons d’utiliser le terme d’islamo-conservateur, qui, pour nous, ne cor­re­spond à aucune réal­ité), les peu­ples sun­nites de Turquie s’enferment pro­gres­sive­ment dans une reli­giosité obscu­ran­tiste, par­fois agres­sive, sou­vent exclu­sive, et dérivent par vagues vers l’islamisme, encour­agés par un État de plus en plus despo­tique avec tous ses citoyens qui refusent de nav­iguer dans son sil­lage. L’Assemblée Nationale de Turquie nous en donne des exem­ples alla tur­ca inimitables.

Alors que la presta­tion de ser­ment de la députée Ley­la Zana, d’origine kurde, a été invalidée par le prési­dent de l’Assemblée Nationale de Turquie, sous pré­texte que cette élue a com­mencé son ser­ment par les mots “Avec l’espoir d’une paix digne et durable” (Bi Hevîya Asîti Kî Bi Rûmet û Mayînde, en kurde) et qu’elle a rem­placé l’expression “peu­ple turc” par “peu­ple de Turquie”, le même jour, et dans le même hémi­cy­cle, la députée de Bur­sa de l’AKP a prêté ser­ment en com­mençant son texte par un insis­tant “Bis­mi Allah ar-Rah­man ar-Rahim” (Bis­mil­lahirrah­manir­rahim dans sa pronon­ci­a­tion en turc. Au nom de Dieu clé­ment et mis­éri­cordieux.), avec l’arrogante béné­dic­tion de tous les députés de l’AKP et de ceux, ultra­na­tion­al­istes, du MHP. Cet inci­dent est lourd de sens et de conséquences.

Cette Assem­blée nationale n’est peut-être plus celle d’une république laïque, garante de l’égalité devant la loi de tous ces citoyens. Com­ment inter­préter l’interdiction opposée à Ley­la Zana de pronon­cer quelques mots dans sa langue mater­nelle, alors qu’on encense par des salves d’applaudissements, le même jour et dans le même hémi­cy­cle, la volon­té de Ben­nur Karabu­run, une députée AKP, de don­ner une dimen­sion religieuse à son statut. Il nous sem­ble ici utile de rap­pel­er la nature de la rad­i­cal­ité religieuse qui s’ancre de plus en plus pro­fondé­ment dans la société turque. Bien qu’inspirée et imposée par les hommes poli­tiques, à com­mencer par M. Erdoğan, Prési­dent de la République, elle ne s’est pas con­stru­ite sur rien. Elle a tou­jours été présente dans les com­posantes de l’identité tur­co-islamique du pays. Il a suf­fi de l’alimenter et de l’attiser dans toutes les strates de la société, à tra­vers des asso­ci­a­tions car­i­ta­tives, dans des mosquées de plus en plus nom­breuses, des écoles coraniques et des lycées de théolo­gie, et en lais­sant une grande lib­erté de prosé­lytisme aux con­fréries obscu­ran­tistes qui pul­lu­lent actuelle­ment dans tous les coins du pays. Voici un exem­ple élo­quent… Alors qu’aucune demande n’a été exprimée par les habi­tants du quarti­er, la Direc­tion des Affaires religieuses essaie d’obtenir l’autorisation néces­saire pour la con­struc­tion d’une nou­velle mosquée sur l’un des rares espaces verts de Kadıköy.

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En une décen­nie, la stratégie de l’AKP et de la presse islamo-nation­al­iste qui lui est incon­di­tion­nelle­ment fidèle ont trans­for­mé la géo­gra­phie humaine du pays à un tel point qu’actuellement, cer­tains quartiers des grandes villes ressem­blent à des zones franch­es habitées par des femmes tout de noir vêtues, arbo­rant toutes les vari­antes du voile islamique, et des hommes bar­bus déam­bu­lant dans des tenues osten­si­ble­ment islamistes. La fail­lite de l’éducation à la laïc­ité n’est plus à démon­tr­er en Turquie, et nous pen­sons qu’elle découle d’un ensem­ble de raisons que nous n’avons pas le temps d’analyser dans le cadre de cet arti­cle. Néan­moins, nous ne pou­vons pas ne pas sig­naler la dif­fu­sion de ce rig­orisme religieux agres­sif, pour ne pas par­ler d’intégrisme religieux, dans tous les ser­vices publics, et surtout dans les rangs des forces de la police. Une vidéo dif­fusée par plusieurs médias en Turquie est glaçante.

On y voit les sin­istres forces spé­ciales d’intervention tir­er en l’air en hurlant des “Alla­hou Akbar”. Les policiers cagoulés ressem­blent davan­tage aux com­bat­tants de Daesh qu’à des fonc­tion­naires de police d’une république théorique­ment laïque. Veut-on mon­tr­er par ces images que l’État turc mène la Guerre Sainte con­tre ses pro­pres citoyens d’origine kurde ? Il s’agit évidem­ment de la volon­té de ter­roris­er, par tous les moyens, tous les habi­tants des villes de l’Est, qu’ils soient alevîs, kur­des, ou démoc­rates. Et que dire de cette pho­to mon­trant ces forces spé­ciales d’intervention, mais aus­si des sol­dats, à Sil­van, ville mar­tyrisée pen­dant des jours ? Sur un des pho­tos, on voit un polici­er cagoulé écrire à la pein­ture rouge cette phrase ter­ri­ble : “Kur­dun dişine kan dey­di, korkun”, “Les crocs du loup ont tâté du sang, méfiez-vous”

  • L’E­tat est arrivé (avec le sym­bole des ultra­na­tion­al­istes) — The state has arrived (with the sym­bol of ultra-nationalists)

Est-il néces­saire de soulign­er dans ces men­aces éta­tiques, les couleurs du fas­cisme tris­te­ment célèbre en Turquie, celui des organ­i­sa­tions d’extrême droite, pan­turquistes “Loups gris” ? N’est-il pas ter­ri­fi­ant qu’une par­tie de la pop­u­la­tion soit désignée par l’État comme des enne­mis de l’intérieur à mater au nom d’une iden­tité nationale ou religieuse ?

Tan­dis que nous écrivons ces lignes, nous parvi­en­nent des nou­velles rel­a­tives à la purge que M. Erdoğan pro­jette d’entreprendre dans les médias. Mais plutôt que de per­dre son temps dans des opéra­tions de net­toy­age par­tielles, il devrait rad­i­cale­ment trans­former la Turquie, afin de béné­fici­er le plus longtemps pos­si­ble des pos­si­bil­ités d’enrichissement que son règne pro­vi­soire a fourni et four­nit encore à sa famille élargie et à tous ses fidèles. Nous sommes même prêts à lui souf­fler quelques idées… Dis­so­lu­tion de l’Assemblée nationale, sup­pres­sion de la république, procla­ma­tion du Sul­tanat d’Anatolie, sup­pres­sion de la mix­ité dans tous les espaces publics, écoles, cars, hôpi­taux, bateaux, stades, cafés, restau­rants, sup­pres­sion des enseigne­ments sci­en­tifique, artis­tique, musi­cale et des langues étrangères autre que l’arabe, la mul­ti­pli­ca­tion des mosquées à tra­vers le pays, offi­cial­i­sa­tion de la polyg­a­mie, rétab­lisse­ment de la charia et, enfin, du cal­i­fat… Mais nous ne pou­vons con­seiller M. Recep Tayyip Erdoğan sur ce dernier point, il faudrait qu’il négo­cie ce titre directe­ment avec Abu Omar al-Baghdadi…

Ali Terzioğlu

Enseignant, traducteur, notamment de « Service militaire en Turquie et construction de la classe de sexe dominante », « Parce qu’ils sont Arméniens » de Pınar Selek, et d’autres livres respectivement d’Oğuz Atay et d’İnci Aral.
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