Autour de 90% de par­tic­i­pa­tion pour ces élec­tions en Turquie, sous un régime qu’on qual­i­fie au mieux de “démoc­ra­ture”, il y a là de quoi ren­dre envieux cer­tains mal élus dans les démoc­ra­ties malades en occident.

Mais, preuve vient à nou­veau d’être don­née que ce n’est pas les élec­tions comme insti­tu­tion qui per­me­t­tent de qual­i­fi­er un régime de démoc­ra­tique, et que ces mêmes élec­tions peu­vent porter au pou­voir des forces poli­tiques, qui d’ailleurs s’en passeraient volon­tiers, si elles ne per­me­t­taient pas de con­tin­uer à affich­er une façade dite démoc­ra­tique devant la réal­ité d’un pou­voir autori­taire et répressif.

Même si de façon répétée, le taux de par­tic­i­pa­tion en Turquie dépasse les 80%, la forte par­tic­i­pa­tion à ce dernier scrutin n’ex­prime pas seule­ment un esprit civique hérité du fon­da­teur de la République, mais bien une extrême polar­i­sa­tion de la société, chaque camp poli­tique ayant très forte­ment mobil­isé, et l’en­jeu de met­tre fin au pou­voir d’Er­doğan ayant accen­tué le phénomène.

Et c’est ce qui pour­rait nous faire analyser les résul­tats de ce grand sondage de façon binaire, alors que les résul­tats des lég­isla­tives mon­trent une divi­sion ren­for­cée, prof­i­tant à toutes les nuances du nation­al­isme ou de l’is­lamisme big­ot, et ce, dans les deux camps qui s’af­fron­tent pour les présidentielles.

49,51% pour Recep Tayyip Erdoğan, 44,88% pour Kemal Kılıç­daroğlu et 5,2% pour Sinan Oğan, extrême droite dis­si­dent, a annon­cé lun­di le Con­seil élec­toral suprême de Turquie. Les 0,41% restés dans la nature appar­ti­en­nent prob­a­ble­ment aux votes de l’é­tranger, élec­tions anticipées qui se sont déroulées elles avec la présence de 4 can­di­dats. Les élec­tions lég­isla­tives con­fir­ment ce résul­tat, même si le dépouille­ment où les fraudes, erreurs et approx­i­ma­tions appa­rais­sent au grand jour, empêchent d’avoir un résul­tat défini­tif. En gros aujour­d’hui, 49,5% pour l’AKP et le MHP réu­nis, 35% pour l’al­liance des 6 avec le CHP, et 10,5% pour le YSP (HDP) et le TIP.

Bien sûr, divers­es fraudes passent sous les radars, (4825 résul­tats d’urnes con­testés aujour­d’hui, soit quand même autour d’un mil­lion de voix…) d’autres sont redressées, redonnant quelques sièges de député(e)s à l’op­po­si­tion dans des fiefs élec­toraux où curieuse­ment leurs voix avaient été attribuées aux islamistes ou aux ultra nation­al­istes mais on ne peut affirmer que c’est une fraude général­isée qui est à l’o­rig­ine du résul­tat final. Il s’ag­it bien d’un vote con­ser­va­teur qui s’est exprimé, même si la polar­i­sa­tion oblige Erdoğan à un 2e tour pour les Présidentielles.

C’est bien le vote islamo con­ser­va­teur qui l’emporte, avec en plus une vic­toire du nation­al­isme et de la big­o­terie. Et on remar­quera qu’en plus de con­solid­er aux marges les frac­tions ultra nation­al­istes, comme islamistes rad­i­cales, l’ex­pres­sion nation­al­iste de la turcité se partage dans les deux camps principaux.

Quel que soit le résul­tat du 2e tour, fixé au 28 mai prochain, la Turquie reste figée pour 2/3 sur ses vieux démons et sa république kémal­iste exclu­ante, et son régime poli­tique dom­iné par l’is­lam con­ser­va­teur et nation­al­iste. Et même en cas de vic­toire aux for­ceps de l’al­liance des 6, avec une telle assem­blée, le blocage poli­tique serait total. On voit mal un Kemal Kılıç­daroğlu, pressé par sa base nation­al­iste, pren­dre des mesures de libéra­tion de prisonnier.es, en pleine pré­pa­ra­tion de la célébra­tion du cen­te­naire de la République turque, autres que mar­ginales et symboliques.

Même si chez les pro­gres­sistes et démoc­rates, les Kur­des, les écol­o­gistes, les défenseurs des minorités, le mot d’or­dre reste de vot­er pour faire bat­tre Erdoğan le 28 mai, on mesure, à l’aune de la décep­tion que nous parta­geons, com­ment les dis­cus­sions sur la stratégie élec­torale du HDP (aujour­d’hui sous éti­quette YSP) vont s’ou­vrir. Car, face à eux, c’est un camp nation­al­iste et big­ot qui sort ren­for­cé de ces élec­tions et, pire, soutenu par une majorité de la pop­u­la­tion turque, qui vis­i­ble­ment aspire à l’or­dre, à la reli­gion et à un pou­voir fort et respec­té en apparence sur la scène inter­na­tionale. Un sou­verain­isme islamo con­ser­va­teur, en cohérence avec la mon­tée des nation­al­ismes dans le monde.

Quelques brèves…

  • Sur les réseaux soci­aux, sont partagées, des cen­taines d’im­ages des don­nées du Con­seil élec­toral suprême en ligne, en com­para­i­son aux doc­u­ments de dépouille­ment d’urne, eux orig­in­aux et signés par les scru­ta­teurs  met­tant ain­si des  fraudes en évi­dence, le report des procès ver­baux étant dif­férents à l’en­trée dans le sys­tème de compilation.
  • Beau­coup de per­son­nes se ques­tion­nent “avec 50% + 1 voix, Erdoğan aurait rem­porté les élec­tions dès le pre­mier tour. Alors qu’il n’a obtenu que 49,51 %, et ne con­teste pas les résul­tats. Pourquoi n’a-t-il pas fait de con­tes­ta­tion des voix, pour­tant si près du but ?”
  • Au sein de l’op­po­si­tion, les réac­tions sont brûlantes face aux résul­tats don­nant la vic­toire à Erdoğan et à l’AKP, dans les villes sin­istrées par le trem­ble­ment de terre, ayant pour­tant beau­coup souf­fert de l’in­ca­pac­ité de l’E­tat pour gér­er la cat­a­stro­phe. Kemal Kılıç­daroğlu appelle cepen­dant à l’in­dul­gence : “S’il vous plaît, dans tout ce que nous dis­ons à nos conci­toyens dans la région du trem­ble­ment de terre, pen­sons 10 et dis­ons 1. Aucune poli­tique ne vaut la peine de bris­er le cœur de ces per­son­nes. Chaque citoyen, en par­ti­c­uli­er les vic­times du trem­ble­ment de terre, m’est pré­cieux, quelles que soient ses préférences poli­tiques.” On peut sup­pos­er que trois raisons sont à l’o­rig­ine de ces votes. La pre­mière est “big­ote”, le séisme serait l’oeu­vre du des­tin. L’autre reflète une volon­té d’or­dre et de sécu­rité. Enfin, n’ex­clu­ons pas que l’or­gan­i­sa­tion élec­torale, les listes recon­sti­tuées dans ces zones a pu servir une cer­taine fraude.
  • La “Direc­tion de la com­mu­ni­ca­tion prési­den­tielle” dirigée par Fahret­tin Altun, a dépen­sé 283 mil­lions de Livres Turques au cours du mois précé­dant les élec­tions. Elle a ain­si réal­isé en avril 2023, son record de dépens­es his­torique. Celle-ci représente 43,72 % de ses dépens­es totales du pre­mier trimestre 2023, dans le bud­get de cette admin­is­tra­tion dotée d’un crédit de 1 mil­liard 631 mil­lions 576 mille LT pour 2023. Ajou­tons les médias “la voix de son maître”, et la boucle est bouclée.
  • Déc­la­ra­tion du HDP et du YSP : “Il est évi­dent que nous n’avons pas obtenu les résul­tats élec­toraux que nous voulions et que nous avions prévus. Les défi­ciences et les insuff­i­sances iden­ti­fiées seront pris­es en compte et les mesures néces­saires seront pris­es sans aucune jus­ti­fi­ca­tion ou excuse.” Recon­nais­sance de résul­tats locaux peu con­formes aux rap­ports de force antérieurs et ques­tion­nements sur la stratégie de sou­tien à la coali­tion des 7, en fond de débat.

En ce qui con­cerne les soutiens :

  • YSP a appelé à soutenir à nou­veau Kılıç­daroğlu au sec­ond tour de l’élec­tion présidentielle.
  • Muhar­rem İnce, le can­di­dat qui s’est retiré au dernier moment et son Par­ti, ont déclaré pour le 2ème tour une “neu­tral­ité”.
  • Sinan Oğan, le can­di­dat du par­ti d’extrême-droite Zafer, a obtenu 5,17 % des voix et a con­tribué à amen­er l’élec­tion pour un sec­ond tour. Le “troisième homme” donc, a souligné que “son sou­tien ne serait pas gra­tu­it, qu’il deman­dera des min­istères” et pose au can­di­dat qu’il sou­tien­dra au sec­ond tour, 5 conditions : 
    • 1- L’im­mua­bil­ité des qua­tre pre­miers arti­cles de la Con­sti­tu­tion. 1
    • 2- l’étab­lisse­ment d’une bar­rière con­tre la ten­ta­tive de sup­primer la turcité de la Con­sti­tu­tion dans l’ar­ti­cle 66.2
    • 3- Le ren­voi de 13 mil­lions de deman­deurs d’asile.
    • 4- Se débar­rass­er de la spi­rale des intérêts, de l’in­fla­tion et de leurs con­séquences, qui sont les prin­ci­pales caus­es de la récente crise économique.
    • 5- Pren­dre ses dis­tances avec les organ­i­sa­tions ter­ror­istes FETÖ, PKK et Hezbol­lah et leurs struc­tures politiques.
  • Sinan Oğan ne s’est encore entretenu avec aucun des deux can­di­dat. Il annon­cera sa déci­sion le 19 mai. Il s’ex­prime ain­si : “Si nous soutenons Kemal Kılıç­daroğlu, s’il attire les électeurs qui ne vont pas vot­er et si les urnes sont pro­tégées, nous gag­nerons. 4% n’est pas une dif­férence qui ne peut être comblée.”. 
  • Suite aux déc­la­ra­tions de Sinan Oğan, Kılıç­daroğlu, afin d’aller à la pêche aux votes de l’élec­torat xéno­phobe et ultra­na­tion­al­iste, recal­i­bre déjà son dis­cours sur une ligne anti-migrants, et la défense des fron­tières. Sans surprise…

Le 15 mai dernier, une jeune fille de 20 ans, dés­espérée des résul­tats des élec­tions, s’est don­né la mort en se jetant sous la rame du métro Mar­maray. “Je suis fatiguée, j’ai 20 ans. Ils ont volé toute ma jeunesse. Je ne sais pas ce qu’est la démoc­ra­tie.” dit-elle dans sa let­tre d’adieu qu’elle a lais­sée der­rière elle…

Quand le vin est tiré, il faut le boire”. Ce proverbe s’ap­plique peu à la Turquie musul­mane, ni même un autre qui dirait “boire le cal­ice jusqu’à la lie”. Et pour­tant, c’est ce que représen­tera ce 2e tour pour l’op­po­si­tion démoc­ra­tique et pro­gres­siste turque, et leurs allié.es kur­des. La stratégie du “tout sauf Erdoğan” ne peut être aban­don­née à mi-chemin.

L’heure des bilans vien­dra, et il reste pour­tant une infime pos­si­bil­ité d’aller vers une crise poli­tique en pous­sant Erdoğan vers la sor­tie le 28 mai. Mais on peut douter de la réelle volon­té des 6 pour cela, après ce 1er tour. Leur peu de vir­u­lence à con­tester cer­taines irrégu­lar­ités n’au­gure pas d’un 2e tour rad­i­cal. Enfin, con­sta­tons qu’à l’in­ter­na­tion­al, il est plutôt d’avis côté chefs d’E­tats, que le statu quo serait préférable à un change­ment de poli­tique et de politi­ciens, et que la “diplo­matie” se garde bien de com­men­taires. L’op­po­si­tion en Turquie va même jusqu’à plac­er dans la bouche des dirigeants européens le proverbe “mieux vaut le dia­ble que je con­nais qu’un dia­ble que je ne con­nais pas”.

Nos pen­sées vont aux prisonnier.es poli­tiques qui pour beau­coup avaient placé des espoirs de libéra­tion dans ces élections.

Pour le cen­te­naire de la République de Turquie, en cette année 2023, dans tous les cas, le kémal­isme ornera le dra­peau, et l’ac­cu­sa­tion de “ter­ror­isme diviseur de la Nation turque” a de beaux jours devant elle.

 

Image à la Une : Pho­to prise lors des dernières élec­tions munic­i­pales en Turquie.


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